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Critique de film
Le film
Affiche du film

Répétition d'orchestre

(Prova d'orchestra)

L'histoire

Un oratoire du XIIIème siècle, devenu un auditorium, sert à accueillir une répétition d’orchestre. Un vieux copiste, qui semble faire corps avec cet endroit sacré, nous fait un petit rappel historique et vante les caractéristiques acoustiques de cette chapelle. Après qu’il a installé les partitions sur les pupitres, les musiciens font progressivement leur entrée alors qu’une équipe de télévision est chargée de faire un reportage. Les artistes vont plutôt facilement se prêter à l’exercice de l’interview en prenant place avec leurs instruments, même si certains se plaignent qu’on ne respecte pas assez leurs droits syndicaux. L’installation dure un certain temps, pendant lequel nous faisons connaissance avec les groupes différents formant cet ensemble hétéroclite, jusqu’à l’arrivée du chef d’orchestre d’origine allemande. Celui-ci apparaît vite comme un personnage exigeant, arrogant et autoritaire, et bientôt la tension monte avec les musiciens ; d’autant qu’un responsable syndical coriace surveille les lieux et s’oppose à certaines volontés du chef. Une pause est alors décrétée. Mais l’altercation qui a surgi n’est que le commencement d’une longue contestation qui va s’exprimer avec de plus en plus de véhémence.


Analyse et critique

Etait-il encore possible d’être surpris par un film de Federico Fellini en 1979, à la sortie dans les salles de Prova d’orchestra ? Alors qu’il avait déjà à cette date bâti une œuvre à nulle autre pareille, dépeignant une humanité prise dans ses contradictions tragicomiques, entre trivialité et élévation spirituelle, réalité sordide et imaginaire baroque, à la fois grotesque et bouleversante, matérialiste et mélancolique, voilà que le Maestro désoriente les spectateurs avec une sorte de faux documentaire (il était coutumier du fait) au déroulement très surprenant. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est pour la télévision qu’il tourne Répétition d’orchestre ; en effet, après l’expérience complexe et plutôt insatisfaisante que représenta Les Clowns pour le cinéaste, produit et tourné pour ce média, Fellini décide de travailler à nouveau pour la RAI. Cela dit, dans sa carrière, les relations ne furent pas toujours aussi tranchées entre le réalisateur et la télévision puisque ce dernier sortit satisfait de sa collaboration avec NBC pour Bloc-notes di un regista en 1969.


Federico Fellini aimait bien alterner entre « gros » films, qui le laissaient souvent épuisé, et « petites » productions ; et Répétition d’orchestre fait dans cette logique suite à l’aventure Casanova (1976). Mais la mise en chantier de ce dernier film, plus que toute autre œuvre précédente, avait laissé le Maestro exsangue et malheureux. D’abord parce que le tournage se révéla très compliqué et accidenté en raison de plusieurs grèves. Ensuite et surtout parce que le cinéaste dut se coltiner un personnage de pantin vénitien désincarné et spirituellement vide qu’il détestait profondément (mais au sujet duquel il parvint à fabriquer une œuvre sublime, fantastique et crépusculaire). De plus, la figure de Casanova reflétait ses propres angoisses d’artiste en quête de sens et inquiet de ne pas mener une vie personnelle épanouie, d’autant qu’il se sent maintenant vieillir à l’approche de la soixantaine. Lorsqu’il rédige le scénario de Répétition d’orchestre, toujours avec l’un de ses collaborateurs fidèles, le scénariste Brunello Rondi, Fellini se met de nouveau à interroger l’univers de la création, cette fois à travers la musique.

Mais un événement considérable va alors emmener ce projet vers d’autres horizons, du moins le détourner en partie de ses ambitions initiales. En mai 1978, l’enlèvement par les Brigades rouges d’Aldo Moro, leader du parti démocrate-chrétien et député, s’achève par son assassinat. Dans ces années 70 troubles, l’Italie de  l’époque post-Mai-68 vit dans une violence quotidienne marquée par la corruption systémique, les crimes crapuleux et, plus spectaculairement, le terrorisme d’extrême gauche, qui renvoient l’image d’une société socialement agitée et déboussolée. Fellini, à la fois consciemment et inconsciemment, va intégrer ce climat de désordre et d’anxiété dans son nouveau film qui petit à petit laisse deviner un sous-texte politique qui passera au premier plan. Dès le générique de Répétition d’orchestre, on sent déjà un malaise s’installer : le titre du film et les noms défilent sur un concert qui n’a rien de musical. Nous entendons plutôt un mélange inharmonieux et inconfortable de klaxons, de sirènes et de bruits de moteur, juste avant d’arriver dans une crypte multiséculaire où la solennité et la parole discrète doivent être la règle. Le spectateur s’interroge et comprend ainsi indirectement qu’il n’est pas convié à une simple réunion de travail entre musiciens.


Après avoir filmé avec délicatesse et gravité - au moyen de fondus enchaînés puis de lents travellings latéraux sur les pupitres - un auguste oratoire sur lequel pèse une longue histoire, Fellini va s’efforcer de mettre en scène dans cet espace clos un microcosme qui grouille de vie, à mesure que les membres de l’orchestre font leur apparition. Très vite, les différences entre les musiciens éclatent au grand jour suivant leurs âges, leurs tempéraments, leurs origines régionales et socio-culturelles, et enfin leurs instruments. Et bien sûr, des petits groupes se forment selon les divers profils et les intérêts que partagent tel ou tel artiste. Tout aussi rapidement, la grogne, les moqueries, les provocations et les revendications sociales se manifestent. Le tout en présence d’un délégué syndical qui a tout du pompier pyromane. L’équipe de télévision, de son côté, plutôt que de s’appliquer à réunir tout ce petit monde dans une atmosphère de création harmonieuse, va braquer sa caméra (et sa lumière presque aveuglante) sur les antagonismes qui se sont formés. Et chacun de défendre sa paroisse, plaçant son instrument au centre de gravité de l’orchestre, lui trouvant tous les pouvoirs et toutes les qualités (certains, cela dit, même s’ils sont rares, expriment leur mépris vis-à-vis de leur art). Les musiciens répondent souvent avec innocence, gentillesse et parfois lyrisme, quand d’autres font savoir leur mécontentement parce qu’ils ne sont pas payés. Mais c’est un individualisme forcené, associé à plusieurs désaccords, qui ressort avant tout de cette expérience télévisée que Fellini, pas dupe et comme attendu, prend un malin plaisir à railler.


Arrive alors le personnage attendu de tous, le chef d’orchestre. Et plutôt que de réussir à fédérer une assemblée, celui-ci, par son autoritarisme, sa suffisance et sa violence verbale (il parle un italien approximatif auquel il mêle des mots allemands), va provoquer une véritable rébellion. Ce climat d’insurrection avait été annoncé et entretenu par le cinéaste grâce à la combinaison entre les discours des musiciens (les remontrances, les revendications individuelles) et les tremblements imprimés à l’image associés à des bruitages agressifs venus de l’extérieur et qui instauraient l’imminence d’une menace mystérieuse et sourde. Quand une pause est décidée arbitrairement par le syndicaliste devant l’impossibilité de mener à bien la répétition, une partie des musiciens se retrouve dans un café - où se poursuivent les interviews - qui servira rapidement de caisse de résonance à toutes les fractures sociétales qui ont émergé et aux différents points de vue concernant l’autorité du chef d’orchestre, injustement vécue par l’assemblée et de ce fait brutalement contestée.


Mais comme Fellini ne prend parti pour personne, ou alors pour tout le monde dans sa diversité, lui qui a étroitement étudié les profils des acteurs-musiciens qu’il a longuement questionnés, et pour lesquels ils éprouve de la sympathie, il donne ensuite la parole au chef d’orchestre isolé dans la pièce qui lui sert de loge et qui se prête également à l’exercice de l’interview. Cet homme profondément imbu de sa personne, inspiré de Karajan, s’affiche aussi comme un artiste capable de s’élever au-delà de toute contingence matérielle. Au cours de son long entretien, marchant comme un lion en cage alors qu’il se rhabille après avoir pris une douche, il défend la puissance mystique de la musique et sa grandeur liée à la passion que se doivent de partager ensemble un chef d’orchestre et les musiciens à ses ordres. Si Fellini était dans la vie un être modeste, affable et bienveillant, à mille lieues de l’arrogance et de la morgue du chef d’orchestre dépeint, et bien que surnommé « il Maestro », il apparaît évident qu’il partage en grande partie ses vues sur la création qui élève l’homme, sur l’art en général, sur la transmission et sur les responsabilités d’une troupe soudée autour d’un chef - comme une équipe de tournage autour d’un réalisateur. Cette projection peut autant constituer une profession de foi pour le cinéaste démiurge qu’un exercice d’autocritique paradoxal.


Mais les réflexions de ce type se heurtent au mur d’une triste réalité et, au retour des musiciens dans l’oratoire, la révolution attendue finit ainsi par éclater - au moment même où l’édifice tremble de plus en plus sur ses bases. Les puissances qui propagent la destruction émanent autant de l’intérieur que de l’extérieur, c’est toute la société qui se trouve prête à imploser dans ces assauts conjugués animés par des forces centrifuges et centripètes. L’art tragicomique fellinien, où le grotesque le dispute à l’absurdité, se matérialise dans la mise en scène du chaos qui s’empare du lieu. Le happening saugrenu autour du métronome géant en carton censé représenter la tyrannie en est un exemple frappant. La zizanie s’installe au sein des musiciens qui expriment des doléances opposées par rapport aux notions d’autorité et de liberté individuelle totale. Le totalitarisme sous toutes ses formes et l’anarchie sont renvoyés dos à dos. L’allégorie politique qui est la marque de Répétition d’orchestre atteint son point d’orgue. Une violence progressive monte jusqu’à ce qu’un vieux musicien sorte un revolver de sa poche et se mette à tirer. Puis c’est au tour d’une énorme boule de chantier qui, pour parachever la séquence, explose un mur de la crypte et crée la sidération. La figure de l’innocence incarnée par la harpiste fait définitivement les frais de ce maelstrom ridicule et dévastateur. La violence et la folie cèdent alors la place à l’hébétude, comme lorsque la société italienne se réveille endolorie et endeuillée après une attaque terroriste propre à ces fameuses « Années de plomb ».


Alors que les personnages sont en plein désarroi, c’est là que Federico Fellini, par le truchement du chef d’orchestre, reprend la main après avoir observé ses marionnettes se quereller jusqu’à l’absurde vers une forme d’autodestruction programmée. Tristement lucide mais pas foncièrement pessimiste, le Maestro ose croire à la réconciliation par l’art, en l’occurrence la musique. Dans les décombres, les musiciens se mettent enfin à jouer à l’unisson ; les masques sont tombés, le travail de caricaturiste fellinien peut céder la place à l’émotion qui envahit cette crypte à semi détruite. Dès lors, la métaphore politique semble s’éloigner, Fellini le magicien est momentanément de retour ; la musique permet de dépasser la médiocrité humaine, les pulsions de destruction et la mort. A la fois nostalgique et prophétique, le cinéaste évoque la possibilité d’un rêve issu du chaos, celui d’une Italie bordélique mais marchant dans une même direction, animée d’un même élan vers l’harmonie. La superbe composition de Nino Rota (écrite avant le tournage), pour sa dernière collaboration avec le cinéaste (il décèdera l’année suivante), peut enfin se déployer et emplir un espace conçu pour l’accueillir.


Avec Répétition d’orchestre, Federico Fellini a abandonné pour un temps ses mises en scène amples, fantasmagoriques, virtuoses, oniriques et colorées, pour un précipité d’humour noir et de rage rentrée à la forme visuelle plus modeste et ramassée (dépendante aussi du contexte de production). Toutefois, son art du grotesque et de la caricature peut parfois manquer de finesse comme lorsque les derniers sons que le spectateur entend (après un fondu au noir) proviennent des vociférations en allemand du chef d’orchestre, qui rappellent à dessein un certain phrasé hitlérien... Cependant, cette petite faute de goût est facilement excusable puisque explicable dans cette entreprise de démystification du geste révolutionnaire qui se présente comme un cri d’alerte contre le retour du fascisme. Ce film volontiers peu sympathique, légèrement étouffant, et qui accepte ses contradictions, est néanmoins traversé d’instants de poésie et d’espoir qui le rattachent au petit théâtre fellinien auquel nous sommes habitués et d’où transpire cet humanisme bon enfant qui marque durablement les esprits.


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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 5 décembre 2019