Le Locataire (Roman Polanski - 1976)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Nomorereasons
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Message par Nomorereasons »

julien a écrit :
yaplusdsaisons a écrit :Par contre il n'y a rien à comprendre, c'est de la pure déconnade même si elle est terrifiante (comme doit l'être la vraie déconnade)

On est chez Topor et Polanski, ici, pas chez Lynch!
Exact. Encore que chez Lynch y'a rien à comprendre non plus.
J'avoue que je n'ai pas pris le temps de reconstituer la trame narrative de Lost Higway ou Mulholland Drive, ce qui ne m'a pas empêché de les apprécier, surtout le second.
Mais une fois le puzzle reconstitué, dans ces exemples, on obtient quelque chose, tandis que dans Le Locataire c'est un peu comme Au-Dessous du Volcan de Malcolm Lowry, les signes pullullent surtout parceque l'état second des personnages principaux aiguise leur superstition.
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Colqhoun
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Message par Colqhoun »

Jipi a écrit :Trelkovski évolue sur un territoire Kafkaïen
Kafka, voilà !
J'y ai pensé très fortement à de nombreuses reprises (notamment avec ces pétitions pour virer certains locataires et avec le bistrotier qui ne donne jamais à Trelkovski ce qu'il veut). Il s'en dégage une espèce de psychose de l'institutionnalisation qui mène Trelko à la folie, jusqu'au point de non-retour (ces plans de dos, où il est déguisé en Simone Choule, m'ont terrifiés).
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Message par Nomorereasons »

Colqhoun a écrit :
Jipi a écrit :Trelkovski évolue sur un territoire Kafkaïen
Kafka, voilà !
J'y ai pensé très fortement à de nombreuses reprises (notamment avec ces pétitions pour virer certains locataires et avec le bistrotier qui ne donne jamais à Trelkovski ce qu'il veut). Il s'en dégage une espèce de psychose de l'institutionnalisation qui mène Trelko à la folie, jusqu'au point de non-retour (ces plans de dos, où il est déguisé en Simone Choule, m'ont terrifiés).
Je suis d'accord, mais ces thématiques sont pour moi un peu truquées. Polanski est aussi un rescapé de ce monde kafkaïen, et il est possible que son sens viscéral du grotesque irrigue jusqu'à la façon même de poser des éléments sociaux (ou l'amorce d'une interprétation) dans son film, tant il semble sûr que cela, au fond, est inutile. Si je puis donner pour ma part un sens au film, c'est celui où Trelkovski claque le gamin dans un square, violence gratuite où se dit un ressentiment incurable et une dérision globale à l'égard du monde, jusqu'aux innocents. C'est peut-être un tout petit peu forcé, mais au moins il s'est bien amusé à le faire.
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Colqhoun
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Message par Colqhoun »

yaplusdsaisons a écrit :c'est celui où Trelkovski claque le gamin dans un square
J'adore cette scène.
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Helward
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Message par Helward »

Scène assez formidable aussi: celle où imperceptiblement le décor de la chambre grandit. C'est limite si on le remarque, mais inconsciemment on perçoit une modification de l'espace, ce qui renforce d'autant l'impression de malaise.
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Message par Nomorereasons »

Tout est tellement génial, j'ai la flemme d'énumérer!

En gros: Mr Zy qui perd son dentier au moment où Trelkovski contemple horrifié les voisins qui se penchent sur lui à la fin,

l'apparition de Michel Blanc dont la femme est "souffrante",

"Je crois que je vais être maman!",

"A boire pour tout le monde!! Tout le monde excepté lui." (Et Rufus chiale de plus belle),

Les copains de Trelkovski, tous aussi crétins les uns que les autres,

L'apparition de Simone Choule,

Trelkovski durant la messe d'enterrement, pris de frayeur pendant que la bande-son se réduit aux aigus,

et puis tout le reste...
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Boubakar
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Message par Boubakar »

J'ai le Z1, acheté il y a 4 ans, et je ne m'en rappelle plus !! :lol:
Effet Lynchien ou pas, il faudrait que je me le redécouvre. :oops:
Nestor Almendros
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Re: Le Locataire (Roman Polanski, 1976)

Message par Nestor Almendros »

Kevin95 (le 2 décembre 2008) a écrit :Image

Le Locataire (Roman Polanski)

Je ne vais pas m'étendre sur le sujet, tant il est difficile de parler du film de Polanski en des termes rationnels et qu'il faudrait une analyse de 150 pages pour tenter de définir la moitié de ce long métrage. Seulement dire que la découverte du Locataire fut un choc graphique et thématique, que tout le génie de son metteur en scène est flagrant, que ce Locataire fait passer Rosemary's Baby pour du soap opéra et qu'il détrône Chinatown pour le titre de mon Polanski préféré.
Ils ont intérêt à le sortir illico en dvd zone 2 sinon je tape ma crise !!!
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Re: Le Locataire (Roman Polanski, 1976)

Message par The_Thing »

C'est aussi le fatalisme qui fait foutrement peur tout le long du film, ce Trelkovsky est victime de lui-même et par la même occasion des circonstances qui semblent singulièrement n'être prévu et dirigées que contre lui, un peu un homme
poursuivi par la guigne sans pouvoir y remédier, c'est ça qui m'a attristé aussi en voyant ce personnage, se dire que
des gens tous unis ont décidé qu'il allait être le parfait fauteur de trouble alors que le personnage de Polanski est pour le moins neutre et ne cherche qu'à se mettre d'accord avec les autres. La résultante est cette aliénation mentale mêlée de schizophrénie et de paranoia, je me suis posé la question en voyant ce chef-d'oeuvre si Trelkovsky sur son lit d'hôpital n'aurait pas inventé tout ça dans un délire post accidentel. La curiosité fini par jouer de très vilains tours.
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Major Tom
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Re: Le Locataire (Roman Polanski - 1976)

Message par Major Tom »

Trelkowsky (Roman Polanski), employé de bureau timide et hésitant, d'origine polonaise, visite un appartement dans un vieil immeuble parisien. La précédente locataire, Simone Choule (Dominique Poulange), s'est jetée par la fenêtre. Elle est dans le coma à l'hôpital. En lui rendant visite, il rencontre Stella (Isabelle Adjani), une jeune amie de la blessée, avec laquelle il repart en ville. Café, puis cinéma où ils flirtent. La suicidée décède, Trelkowsky emménage...
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Troisième et dernier volet de la trilogie des appartements (après Londres et New York, cette fois Paris), Le Locataire (1976) a marqué le retour de Polanski vers le fantastique, ou plus exactement le thriller psychologique teinté de mystère. On y trouve le complot, thème important de Rosemary's Baby, avec une description fascinante et intelligente de la paranoïa, comme Répulsion qui entretenait des rapports avec la folie (la schizophrénie dans ce cas précis). Trelkowsky se confronte peu à peu à un univers inquiétant. La présence de l'ancienne locataire le hante à tel point que, lentement, il démarre un processus d'identification. Ses déboires, d'abord insignifiants, virent à l'angoissant... Trelkowsky est-il victime d'une coalition, le pousserait-on au suicide, ou ses fantasmes personnels l'amènent à se détruire lui-même? Une série d'indices comme l'omniprésence de l'égyptologie, la découverte d'une dent cachée dans le mur ou des apparitions fascinantes à la fenêtre d'en face, font soupçonner l'existence peut-être pas d'un surnaturel, mais au moins d'un concours de circonstances troublantes, appuyé par sa paranoïa grandissante.

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La performance d'acteur de Polanski force l'admiration, et annonce ses grands rôles au théâtre dans les années 80 et 90 (Amadeus, La Métamorphose... ). Il soutient en permanence le film de sa force au début comique, ensuite dramatique, avant de lui donner une dimension tragique quasi-insoutenable dans les dernières scènes. Il y a bien peu d'acteurs qui ont su donner une vision aussi dramatique et cauchemardesque de la folie avec ambiguïté sexuelle. Cette performance est doublée par ce double-rôle d'acteur/réalisateur. En dehors du métier qu'il représente, s'ajoute la rapidité de confection du film: huit mois séparent le premier jour d'adaptation du livre avec Gérard Brach, à la première projection publique. La précipitation imposée en raison de la proximité du Festival de Cannes, auquel le film était invité, n'a pourtant pas handicapé le film, devenu aujourd'hui un "film-culte" tout du moins en Europe. À sa sortie, c'était une autre histoire. Les critiques ont été cinglantes. L'une d'elles disaient que Polanski s'était contenté de reprendre le rôle de Catherine Deneuve dans Répulsion et qu'on regrettait Deneuve. Le mélange des genres comique et dramatique, la combinaison d'acteurs français et américains, la progression lente de l'intrigue ou l'enlaidissement d'Adjani (somme toute relatif et surtout cohérent par rapport à la galerie de "beaufs" brossés par le reste de la distribution), ont été perçus comme des faiblesses et ont contribué à son échec commercial. Polanski, dont la carrière ne s'en trouve pas pour autant contrariée, a lui-même eu la dent un peu dure envers son propre film, regrettant le côté Paris vieillot, déjà daté à l'époque de sa sortie, et reconnaissant avoir manqué de temps pour le finir comme il le souhaitait (problèmes narratifs qui feraient selon lui changer le ton trop brusquement à plusieurs reprises, défauts que je perçois pour ma part comme des qualités à son film). Auteur du Locataire chimérique, le roman d'où le film est tiré, Roland Topor (romancier, scénariste pour le cinéma ou la télévision, et créateur de Téléchat, notamment) remarque que Polanski a enlevé de son livre tout l'aspect conspiration. De son avis, le cinéaste a eu tort parce qu'on se projette plus facilement sur la victime d'un complot que sur un fou. Le Locataire n'a pas dû sortir au moment où le public était le plus réceptif à ce genre de film. Mais heureusement le temps a su remettre les choses à leur place, à ceci près qu'une probable mésentente avec les distributeurs empêche le film d'exister dans un DVD ou Blu-ray digne de ce nom.

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L'égyptologie est un thème majeur du film: les livres sur l'Égypte dans les affaires de Simone Choule, Trelkowsky recevant des mains d'un ancien ami de la suicidée un livre lui ayant appartenu (Le Roman de la momie de Théophile Gautier), puis par courrier une carte postale de Badar venant du musée du Louvre et représentant un sarcophage, les hiéroglyphes dans les toilettes et, bien sûr, les fameuses bandes Velpeau qui momifient les corps de Simone au début et de Trelkowsky à la fin. Ce thème (non présent dans le roman d'origine) a été apporté entièrement par Gérard Brach, féru d'égyptologie. Ce n'est d'ailleurs pas le seul apport essentiel au film de la part du fidèle co-scénariste de Roman Polanski. Le Locataire doit beaucoup à la personnalité de ces deux hommes, la Waffen SS et les années de sanatorium pour l'un, la clandestinité dans le ghetto de Varsovie pour l'autre. Dans les deux cas, il s'agissait d'une tranche de vie où l'on n'a pas le choix, en prise directe avec la souffrance et la mort. Cette réalité se répercute dans leur travail. Ils décriront mieux que quiconque, non sans une certaine crudité lucide, une scène à l'hôpital Bretonneau dans Le Locataire, avec tous les patients réunis dans une salle commune. Certains sabrent le champagne, d'autres sont isolés dans leurs vomissures.

Quelques indices en faveur de la théorie du complot peuvent accentuer le doute sur le caractère subjectif des malheurs de Trelkowsky. Même si au final, le point de vue de Polanski est somme toute très clair (la cause résulte à la fois de coïncidences surprenantes et de l'imagination du personnage, qui le conduisent à sa folie), la façon dont le cinéaste de Rosemary's Baby joue sur le double degré de lecture est très intéressante. Prenons en exemple la courte scène de la vidéo ci-dessus. Le patron (Jacques Monod) du café en face de l'immeuble vend des Malboro à Trelkowsky, marque qu'affectionnait l'ancienne locataire, au lieu de ses Gauloises. Regardez la manière dont joue Jacques Monod à la 52ème seconde, qu'on peut interpréter comme satisfait ou sournois.

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Dans le même ordre d'idées, lorsqu'il déjeune avec ses collègues de travail (Bernard Fresson et Romain Bouteille), en plein milieu d'une conversation amusée, Trelkowsky prend un ton grave et dit: "Vous savez, il se passe de drôles de choses dans mon immeuble..." Avant de le laisser poursuivre, le montage coupe aussitôt sur un plan de ses collègues qui l'observent d'un regard inquiétant. Ce montage rapide peut s'interpréter de deux façons opposées. On peut s'interroger sur le caractère insidieux de leur regard qui signifierait alors qu'ils sont de mèche avec les autres (Bernard Fresson jette un œil furtif à Romain Bouteille comme à un complice "dans le coup"). Mais on peut aussi le voir comme deux personnages qui se questionnent simplement sur ce que Trelkowsky va leur dire (au fond, après avoir vécu la soirée de pendaison de crémaillère interrompue par un voisin de Trelkowsky, ils peuvent s'attendre à tout). Un des grands mérites du réalisateur est de jouer sur cette ambiguïté dans les rapports humains sans donner de réponse évidemment.

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Une de mes scènes préférées du film est cette entrée de Stella en pleurs accompagnée de Trelkowsky dans le café, juste après la scène de l'hôpital. J'aime beaucoup la composition avec la lumière matinale éclairant les vitres, le jeu des acteurs et des figurants, qui donne une reconstitution ultra-réaliste d'un café parisien au petit matin. Lorsqu'on sait que Nighthawks est un des tableaux favoris de Roman Polanski, on peut éventuellement s'amuser à dire que le réalisateur nous offre ici une vision renvoyant au chef-d'œuvre d'Hopper en inversant le schéma (nuit/jour, point de vue extérieur/intérieur).

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Les années d'études du cinéaste aux Beaux-arts ont certainement servi son univers, composé de nombreuses références picturales (et qui abonderont dans son œuvre suivante, Tess). Outre la première capture de ce texte qui se réfère à La Marquise Casati de Man Ray (une référence reprise encore dans La Neuvième porte), Le Locataire propose une étrange référence à L'enlèvement des Sabines, représenté sur deux grandes toiles de style classiciste, évoquant Nicolas Poussin (qui a peint deux tableaux sur ce sujet), dans la grande pièce où dansent Trelkowsky et Stella.

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Comme je le disais au début, le milieu cinéphile et les spécialistes du cinéma lui portent aujourd'hui une réelle admiration. En dehors de ses récents déboires qui relèvent du fait divers, lorsque le nom de Polanski est évoqué dans une discussion entre amis, Le Locataire est cité généralement très vite. Cela doit être purement subjectif et dû au hasard de mes rencontres, parisiennes ou non, mais il m'a semblé que ce film a même dépassé Rosemary's Baby ou Le Bal des vampires au niveau popularité (certainement pas Le Pianiste toutefois). Avec certains de mes amis, notamment ce cher yaplusdsaisons pour ne pas le nommer, on récite même des répliques du film par cœur. Si j'en cherche les raisons, il y aura forcément le réalisme des faits tels que Polanski les raconte. Il y a quelque chose de très familier (surtout lorsque l'on vit à Paris ou à côté) car ce qui intéresse le réalisateur, ce sont ces aspects de la vie de tous les jours et, n'en déplaise à ceux qui pensent qu'une comédie ne peut pas évoluer en tragédie, le rire et le drame en font bien partie. La peinture polanskienne du Paris des années soixante-dix est particulièrement fascinante. L'administration policière, la vie d'employé de bureau, les formalités de location, et la galerie de portraits sont criants de vérité. Tout le folklore parisien composé d'une concierge acariâtre, de voisins obsédés par le tapage nocturne, de collègues de travail, d'amis ou d'ami d'amis vivant sans payer dans un appartement de rêve, est montré de manière assez satirique. Les personnages sont plus "beaufs" les uns que les autres. À ce sujet, le casting comprenant certains membres de l'équipe du Splendid est admirable, même pour les acteurs américains (Shelley Winters, Melvyn Douglas méconnaissables). Tout cela provoque un sentiment assez indéfinissable, disons à la fois plaisant tout en étant sinistre. Comme si Polanski avait su capter et retranscrire une tranche de vie à la perfection.

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Outre le réalisme impitoyable de la mise en scène, il y a celui du décor signé Pierre Guffroy (qui nous a quitté cette année). Dans Le Locataire, en dehors des extérieurs tournés essentiellement rue La Bruyère à Pigalle, les intérieurs ont été reconstitués aux studios d'Epinay. Le décor est si important qu'il en est presque la vedette. En même temps qu'il donne l'atmosphère du film, l'immeuble légitime l'intrigue et parfois la provoque. L'appartement de Trelkowsky, l'escalier, la cour intérieure, les couloirs, la verrière, les toilettes... sont aussi importants pour l'intensité dramatique que les occupants de l'immeuble eux-mêmes. Ces lieux respirent le malheur et l'ennui (selon Polanski, l'immeuble était tellement réaliste qu'il pouvait être habité). Guffroy et le directeur photo Sven Nykvist sont même parvenus à recréer une cour d'immeuble très réaliste, avec la lumière particulière de ses cours d'immeubles où le soleil ne rentre jamais, et des angles obtus pour créer un endroit étouffant. Le souci majeur d'un point de vue mise en scène venait du fait qu'il était limité à deux étages (le studio d'Epinay ne permettait pas plus). Avec un immense miroir posé sur le sol, la taille de l'immeuble était doublée...

Petite analyse du plan-séquence d'ouverture
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Pour commencer, la caméra, stable dans l'air, fixe une fenêtre derrière laquelle se tient Trelkowsky.
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Panoramique à la verticale sur la verrière en verre tout en bas (en réalité, la verrière est fixée tout en haut du décor, et elle est réfléchie dans un large miroir posé au pied du bâtiment qui allonge la hauteur).
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Retour sur la même fenêtre où se tient à présent Simone Choule.
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Pano-travelling latéral sur les fenêtres jusqu'à celle des toilettes.
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On y distingue au passage Simone Choule figée comme une peinture...
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...qui se transforme en Trelkowsky tout aussi figé, par un rapide fondu-enchaîné.
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Le mouvement se poursuit sur des toits plus bas, attrape une cheminée d'où sort un peu de fumée, balaie de nouveau des fenêtres en façade.
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On distingue vaguement des présences derrière les rideaux.
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Puis la caméra se glisse sous le porche d'entrée au moment où arrive Trelkowsky par la porte cochère.
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Il s'adresse à la concierge... Enfin, raccord cut dans le contre-champ.

Morceau d'anthologie, presque le clou du film en son tout-début, la séquence-générique où la caméra lèche les fenêtres est un grand moment cinématographique. Le réalisateur a déclaré qu'il s'agissait d'un des plans les plus compliqués et les plus satisfaisants qu'il ait jamais conçu. Réalisée avant l'avènement de la Steadycam et bien avant l'ère des retouches numériques, il s'agit d'un exploit d'une précision chorégraphique résultant de la méticulosité et du perfectionnisme du cinéaste. Elle dure 2 minutes 20. Non seulement elle plante le décor et installe l'atmosphère, mais elle résume symboliquement l'intrigue avec son ambiguïté fondamentale: le suicide de deux locataires successifs par la même fenêtre. Ce plan peut ainsi se lire comme une ouverture d'opéra contenant déjà tous les thèmes de l'œuvre: ici le passé, là le présent et l'avenir du personnage principal (dédoublement de personnalité, métamorphose, mort). Cette filiation avec l'opéra n'est pas étonnante quand on connaît l'origine théâtrale du metteur-en-scène. Par ailleurs, le thème de l'opéra renvoie à la fin du film, lors de la séquence qui précède le suicide. L'immeuble se métamorphosera en grand théâtre rempli de spectateurs, tandis que Philippe Sarde livrera en fond une confusion d'instruments, comme avant une représentation où les musiciens accordent leurs instruments...

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Plusieurs éléments confèrent à ce sublime plan-séquence une richesse et une beauté triste qu'il s'agisse de la fluidité du mouvement et sa lenteur calculée, du réalisme des formes et des matériaux (le grain des briques par exemple), du caractère aérien dans les déplacements de la caméra encore très rares au cinéma (techniquement, ce plan-séquence a marqué l'apparition d'une invention française, la Louma, une caméra montée sur une grue téléguidée), de l'étrangeté des présences humaines vagues et alternées à travers les vitres, et puis bien sûr, de la ballade envoûtante et désenchantée de Philippe Sarde. Polanski n'est pas un maniaque du plan-séquence, et il déteste les mouvements d'appareil gratuits et voyants. Toutefois son cinéma est constitué essentiellement d'une caméra sans cesse en mouvement, comme de plans-séquences subtils (c'est le cas, de manière presque imperceptible, dans Tess ou Le Pianiste, films pour lesquels il sera récompensé par ses détracteurs qui parlent de "caméra statique").

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Un mot sur la formidable musique. Pour leur première collaboration, Polanski a su faire confiance à Philippe Sarde qui a signé pour lui une de ses plus remarquables partitions musicales. Sarde a bien compris qu'un des thèmes du film était le verre, celui de cette verrière brisée qu'on répare pendant le film (de même que le verre est très présent -Trelkowsky se coupera même avec le verre brisé de sa fenêtre pendant une scène de lutte). Bien que dominée par le son de la clarinette qui évoque les origines scandinaves du protagoniste, la musique est composée d'un instrument très inhabituel et qui représente parfaitement cet "appel du verre" (titre d'un morceau de la bande originale): le glass-harmonica, constitué d'un grand bac en acajou rempli de verres que l'instrumentiste fait vibrer après s'être mouillé les doigts.
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Re: Le Locataire (Roman Polanski - 1976)

Message par homerwell »

Ha bravo ! Je viens de découvrir ce film et tu m'as donné quelques clefs pour mieux l'appréhender et l'envie de le revoir une deuxième fois rapidement.
J'ai moi aussi beaucoup apprécié la musique.
Par contre je trouve que le dvd, même si il ne comporte aucun supplément, présente une image tout à fait satisfaisante et c'est bien là l'essentiel.
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Re: Le Locataire (Roman Polanski - 1976)

Message par Amarcord »

Major Tom a écrit :Troisième et dernier volet de la trilogie des appartements (après Londres et New York, cette fois Paris), Le Locataire (1976) a marqué le retour de Polanski vers le fantastique, ou plus exactement le thriller psychologique teinté de mystère. (...)
Difficile de ne pas avoir envie de revoir le film dans les plus brefs délais, après ce brillant exposé... Bravo ! :D
[Dick Laurent is dead.]
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Demi-Lune
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Re: Le Locataire (Roman Polanski - 1976)

Message par Demi-Lune »

Superbe texte pour un chef-d'œuvre absolu :D
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Major Tom
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Re: Le Locataire (Roman Polanski - 1976)

Message par Major Tom »

homerwell a écrit :Par contre je trouve que le dvd, même si il ne comporte aucun supplément, présente une image tout à fait satisfaisante et c'est bien là l'essentiel.
Le DVD est bien mais il faudrait qu'il sorte en France surtout! :D Problème de droits avec la Paramount visiblement.
Ce n'est pas le cas pour tous hélas mais au moins mon DVD (un Z1) comporte la version française (le film a été tourné dans les deux langues, les Américains parlaient anglais, les Français répondaient en français - Polanski parlait en anglais et s'est doublé lui-même pour la version française). J'ai vu que le prix du DVD a beaucoup augmenté ces derniers temps, ne tardez pas à le commander si vous ne l'avez pas. ;)
Nomorereasons
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Re: Le Locataire (Roman Polanski - 1976)

Message par Nomorereasons »

Pour les regards ambigus que s'échangent Bouteille et Fresson et qui de fait démentiraient un tantinet la folie de Trelkovski ça m'avait aussi mis la puce à l'oreille, mais le plan halluciné de Trelkovski lui-même (que tu as posté en tout début de chronique)avec les yeux fardés indique que tout le film est en fait recrée par le personnage principal, y compris les plans qui ne sont pas dans son champ de vision au moment où il se met en scène. A mon avis c'est donc bien le récit d'un fou qui rumine son délire juste avant de crever sous ses bandes velpeau.
Un bien chouette texte Major Tom!
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en fait toi aussi tu es un connard d'intello...
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