Black Book (Paul Verhoeven - 2006)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Tom Peeping
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Message par Tom Peeping »

Ubik a écrit :En revanche, quand Verhoeven vise le clock and dagger style pure arabicat mais new age (nazi gentil, résistant méchant), Soderbergh nous refait Casablanca comme en 36. Pas totalement la même chose.
Mais dans les deux cas, c'est quand même une réflexion sur le genre du mélodrame en temps de guerre. Soderberg fait du post-moderne et c'est mort, Verhoeven fait du classique et c'est jubilatoire.
... and Barbara Stanwyck feels the same way !

Pour continuer sur le cinéma de genre, visitez mon blog : http://sniffandpuff.blogspot.com/
Jericho
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Message par Jericho »

Test dvd zone 2:

http://www.dvdrama.com/rw_fiche-8762-.php

Le commentaire audio de Verhoeven est absent sur cette édition... :evil:
Jordan White
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Message par Jordan White »

Tour de force magistral.
Une oeuvre à plusieurs niveaux de lecture, d'une richesse sans égale dans la filmographie du cinéaste. Paul Verhoeven a remis les pieds dans le plat et rempilé derrière la caméra avec l'énergie d'un débutant qui a tout à démontrer. Etonnant de fraicheur pour un film de deux heures vingt qui ne faiblit jamais, mieux qui sert un rebondissement toutes les dix minutes et ce alors meme qu'il aurait pu servir un film classique dans le sens le plus noble du terme certes mais sans véritable envergure.

Il n'y a pas que l'actrice principale avec son visage d'abord poupon puis marqué par l'épreuve et par son courage inoui, il y aussi les autres acteurs tous impeccables jusqu'aux seconds roles. Une direction d'acteurs qui surprend et régale. Pas un plan de trop, pas une minute qui coule sous le poids de la narration. Une oeuvre d'orfèvre, qui reconstitue une Hollande partagée entre l'engagement dans la résistance et le parcours tortueux des aiglons du Fuhrer. Le film met aussi très mal à l'aise par le traitement de Muntze, pour la simple et bonne raison qu'il nous fait aimer ou en tout cas espérer sauver une ordure de première qui s'avère etre celui qui fait montre d'une lueur d'humanité au milieu des horreurs dont il est responsable, son poste d'officier ne pouvant effacer les stigmates de ses exactions. Le montrer aussi raffiné, pret à sauver des vies juives, ne pas vouloir trahir une femme qu'il aime sincèrement est à double-tranchant. Peut-on aimer un salaud ? De là à dire que Verhoeven fricote joyeusement avec l'ennemi pour servir un film pro nazi où les résistants seraient les méchants de l'histoire c'est un pas que je franchirai pas tant je trouve cette interprétation lamentable.

Carice a un visage incroyable, une détermination qui émeut et son personnage se mouvant dans des décors immenses (reconstitution d'époque troublante de réalisme) ou chantant pour son pire ennemi possède une aura incroyable, d'autant plus qu'il s'agit d'une histoire tirée de faits réels. Comment cette femme parvient-elle à berner le pouvoir, à se faufiler dans les plus hautes sphères nazies, tout en oeuvrant pour les siens ? C'est toute la densité dramatique d'une histoire que Verhoeven construit comme un immense roman-photo, à la façon des serials, des films d'aventures et d'espionnage dont il est un hommage génial, appuyé par une très belle direction artistique. On a parlé de Captain Sky et le monde de demain pour son hommage appuyé aux films SF, par ses passages influencés par le cinéma des années 40-50, par les effets en trompe-oeil, ses héros de contrebande. Il ne possède cependant pas la puissance d'évocation de Black Book ni la meme ambition visuelle.
Dans Black Book, il y a une réappropriation des thématiques classiques du film d'espionnage (infiltration, dissimulation, fausse identité, incursion dans un univers cloisonné déstabilisé de l'intérieur) mais aussi du film policier, du film à suspens (j'ai pensé à De Palma mais aussi à Hitchcock, avec le whoodunit). Certaines scènes sont jubilatoires par leur construction en miroir : la rencontre dans le train qui concentre les champ contre champ, rare moment où l'innocence a encore sa place dans un monde d'adultes devenus fous, incarnée par la collection de timbres et la passion qui en découle, mais aussi la fausse libération des otages, ou celle de
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la mort du juriste
A tout moment on a le sentiment que le danger court partout, l'oppression est énorme, intenable. L'héroine n'a pas le temps de faire un geste qu'elle est déjà traquée, et la trahison va de pair, au sein meme du microcosme des résistants (la terrifiante scène du bateau en début du film où elle perd sa famille). Par ailleurs la photo permet de tout discerner y compris dans les scènes sombres. Et ca n'a couté que 16 millions de dollars. Comment font-ils pour avoir une lumière aussi belle ? Une photo aussi soignée ?
Le film trame aussi un classicisme très hollywoodien (on cite dans le texte Jean Harlow, Mata Hari) dans la forme mais qui se révèle marqué par de belles audaces visuelles et d'interprétation. Au début quand Carice se teint les poils du pubis en blond puis est reprise par Muntze qui lui signale qu'elle est perfectionniste, il y a l'idée d'une séduction qui ne se fait pas que par le regard (il y en a énormément dans le film) mais aussi par l'attitude et finalement par le déplacement. Tout le temps en mouvement chez Candice, actrice photogénique et bien plus provocatrice qu'elle ne le laisse paraitre (ses poses nue, son bagout), en attente chez les autres qui passent ensuite à l'action.

Un rythme étourdissant pour un film qui ne l'est pas moins.
Une sorte de perfection qui ne doit pas qu'au talent d'un réalisateur en état de grace, quasi apaisé et pourtant toujours un peu en colère mais qui a pris du recul par rapport à ça, surtout parfaitement conscient de l'ampleur de son scénario et de la façon dont il marie les genres et les tons au sein de son oeuvre en impliquante le spectateur en le titillant, en le faisant vibrer. Probablement un des films les plus importants de la décennie.


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angel with dirty face
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Message par angel with dirty face »

Jordan White a écrit :Tour de force magistral [...] Probablement un des films les plus importants de la décennie.


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Colqhoun
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Message par Colqhoun »

Très bel avis jordan, content de savoir que tu as apprécié (rare que nous soyons sur la même longueur d'onde). :)
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G.T.O
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Message par G.T.O »

Jordan White a écrit :Tour de force magistral.
Une oeuvre à plusieurs niveaux de lecture, d'une richesse sans égale dans la filmographie du cinéaste. Probablement un des films les plus importants de la décennie.
J'aime lorsque tu parles de la sorte ! :wink: :D

Suis d'accord, un des meilleurs Verhoeven et un des grands films de la décade. Pollux is back ! 8)
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Ender
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Message par Ender »

Je l'ai découvert ce mois-ci, en achetant le dvd.
C'est un film admirable, et important. Assez radical aussi, je trouve : dans sa frénésie il semble presque chercher à épuiser la forme feuilletonnesque qu'il emprunte et le recours au rebondissement. Dans ses interviews Verhoeven insiste beaucoup sur la volonté qu'il avait avec Black Book de produire une oeuvre réaliste... ce propos m'a d'abord semblé assez en décalage avec la dramaturgie très codifiée du film, puis finalement, l'extrêmisme de cette utilisation de codes cinématographiques, comme si la structure même du film était chauffée à blanc à mesure que l'intrigue progresse, rencontre sûrement un certaine réalité de la guerre et de la traque dans les sentiments d'urgence, d'incertitude et de confusion qu'elles provoquent. Verhoeven effectue presque un mouvement cyclique qui de la dramatisation extrême (des rapports humains également... le jeu de séduction entre Rachel et Müntze est un brillant condensé de représentation de la séduction dans le cinéma classique - presque par abstraction tant ce fil narratif laisse apparaître son ossature ; une forme de radicalité encore) rejoint le réalisme, et montre la complexité du réel et des êtres - et peint violemment son horreur, qui culmine dans les scènes très crues d'après la Libération.
Cette structure dramatique brûlante est érigée au moyen d'une mise en scène magistrale, inspirée à chaque seconde, où le regard des acteurs sur lequel il est constamment fait jeu est aussi sollicité que celui du spectateur, dont l'attention est baladée d'un personnage ou détail à l'autre, tant tout dans la composition de Verhoeven peut faire sens, et sert de ressort. Structure portée en outre par la magnifique Carice van Houten, qui est tout simplement parfaite, et un Sebastian Koch dont le jeu et les mimiques me plaîsent beaucoup (je l'avais déjà particulièrement aimé dans La Vie des autres). Verhoeven a le génie de faire un portrait de femme libéré des figures pesantes de l'héroïne soit martyre, victime, soit sainte, soit battante farouche (ou tout ça à la fois... je pense au "système" von Trier qui m'horripile) ; il peint une sensibilité singulière, fait une héroïne unique dont les réactions, les luttes, les larmes et les choix ; les forces et les faiblesses, n'appartiennent qu'à elle et pas à des étiquettes d'une certaine image de la femme qu'on voudrait renvoyer.
Un des grands films de la décennie, je suis d'accord avec Jordan White. Et un très grand film tout court.
Jericho
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Message par Jericho »

Le dernier film de Verhoeven est diffusé ce Mardi 5 février sur Canal +

http://www.canalplus.fr/cid90739.htm
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Colqhoun
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Re: Notez les films - Avril 2008

Message par Colqhoun »

Revu BLACK BOOK de Verhoeven hier soir.

C'est affolant... un cinéma autant maîtrisé d'un bout à l'autre et qui malgré une durée plutôt conséquente, file à une vitesse de malade, en proposant une histoire qui mêle sans complexe grand divertissement, drame, réalité historique et propos politique sans que l'un ne bouffe l'autre ou paraisse lourdingue, tout en affichant une liberté de ton pareille, c'est tout bonnement improbable. Et Carice Van Houten mérite clairement une carrière à la mesure de son hallucinant talent.
Verhoeven a signé ici sans conteste l'un de ses plus grands films, mais aussi l'un des plus grands films de la décennie.
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Anorya
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Re: Notez les films de juillet 2009

Message par Anorya »

Black Book

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"T'as vu ils ont annoncés 35° aujourd'hui. Il fait lourd.
- T'inquiètes pas, j'ai la glacière et les bières dans le corbillard."
:mrgreen:

La Hollande n'est pas que le pays du fromage mais aussi celui de notre Hollandais violent, aussi quand on le voit y revenir et nous livrer une nouvelle oeuvre, on est sacrément contents. D'autant plus que Black book (j'ai failli dire Facebook. La technologie c'est parfois une belle connerie. :mrgreen: ) est constamment ironique pour son jeu des apparences et ses retournements de situations parfois bien jouissifs (Francken le nazi qu'on pensait une brute épaisse cache bien son jeu et lors de ce qui aurait pu être son arrestation, en profite pour livrer Müntze, son supérieur). Tout le film semble parfois tenir sur rien et se débloque pour avancer qu'à des moments impossible voire aberrants (Ellis/Rachel délivrée infortunément par Ronnie et un complice de celle-ci ou bien Théo, fervant catholique qui ne peut tirer des coups de feu que sur un blasphémateur ! Lesquels coups de feu auraient dû attirer les nazis, mais rien, les rues restent vides ! :shock: ) mais qui justement font tout le sel de celui-ci (le scénario est d'une grande richesse).

Celà ne m'avait pas trop marqué au cinéma quand je l'avais vu mais maintenant que je le revois, bon sang Carice Van Houten (Rachel/Ellis) est franchement géniale. Quand au film, 2h20 très fluides, sans temps mort, aucune baisse de régime. Bref Verhoeven est toujours aussi grand.

5/6.
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Anorya
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Re: Black Book (Paul Verhoeven, 2006)

Message par Anorya »

je copie colle mon avis ici...

Black Book

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"T'as vu ils ont annoncés 35° aujourd'hui. Il fait lourd.
- T'inquiètes pas, j'ai la glacière et les bières dans le corbillard."
:mrgreen:

La Hollande n'est pas que le pays du fromage mais aussi celui de notre Hollandais violent, aussi quand on le voit y revenir et nous livrer une nouvelle oeuvre, on est sacrément contents. D'autant plus que Black book (j'ai failli dire Facebook. La technologie c'est parfois une belle connerie. :mrgreen: ) est constamment ironique pour son jeu des apparences et ses retournements de situations parfois bien jouissifs (Francken le nazi qu'on pensait une brute épaisse cache bien son jeu et lors de ce qui aurait pu être son arrestation, en profite pour livrer Müntze, son supérieur). Tout le film semble parfois tenir sur rien et se débloque pour avancer qu'à des moments impossible voire aberrants (Ellis/Rachel délivrée infortunément par Ronnie et un complice de celle-ci ou bien Théo, fervant catholique qui ne peut tirer des coups de feu que sur un blasphémateur ! Lesquels coups de feu auraient dû attirer les nazis, mais rien, les rues restent vides ! :shock: ) mais qui justement font tout le sel de celui-ci (le scénario est d'une grande richesse).

Celà ne m'avait pas trop marqué au cinéma quand je l'avais vu mais maintenant que je le revois, bon sang Carice Van Houten (Rachel/Ellis) est franchement géniale. Quand au film, 2h20 très fluides, sans temps mort, aucune baisse de régime. Bref Verhoeven est toujours aussi grand.

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Jericho
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Re: Black Book (Paul Verhoeven, 2006)

Message par Jericho »

J'ai vu le dvd en magasin pour une poignée d'euros, j'ai donc sauté sur l'occasion puisque ça faisait depuis sa sortie cinéma que je n'ai pas revu le film.
Et bien ça se regarde avec toujours autant de plaisir. Le cinéaste revient dans son pays avec son expérience Hollywoodienne sur le dos et ça se voit (dans le rythme notamment). Le scénario est béton, il est d'une telle densité qu'il est difficile d'y trouver des coups de mous !
Black Book est en quelque sorte le fruit de son apprentissage dans le cinéma américain et hollandais.
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Jericho
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Re: Black Book (Paul Verhoeven, 2006)

Message par Jericho »

Le film sera diffusé sur M6 et en HD s'il vous plait, le Lundi 16 mai à 20h45:

http://www.hdfocus.fr/programmes-tv-hd- ... %20HD.html
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MJ
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Re: Black Book (Paul Verhoeven - 2006)

Message par MJ »

Ben tiens un texte de oam rapprochant Black Book et Vincere (pas de commentaires sur la pique contre la Liste de Schindler, svp :mrgreen: )
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Elles seules contre eux tous

(Sur Black Book et Vincere)

« Chez Verhoeven il s’agit toujours de la même question, très dérangeante : comment survivre dans un monde peuplé d’ordures ? Voilà sa philosophie. » Jacques Rivette

« L’œuvre de Bellocchio est construite sur l’asservissement des fils par leurs pères. » Jean-Luc Douin

Années 90 : sur la délicate question de la représentation des camps, deux impasses cinématographiques sont célébrées, toutes deux issues de la production mainstream. Spielberg, avec La Liste de Schindler révèle les limites de son approche spectaculaire des phénomènes historiques. Lui qui avait brillamment surmonté cet obstacle en montrant les affres de la Seconde Guerre au travers du regard d’un enfant violent et égocentrique avec Empire du Soleil, bute ici contre la robe rouge d’une petite fille au risque de faire oublier le sort de tous les adultes l’entourant. Comme de juste, c’est Empire du Soleil que l’on s’évertue à ignorer et La Liste de Schindler qui est portée aux nues. Roberto Begnini, plus grave encore, réussit le pari de transformer son camp en gigantesque parc d’attraction, en justifiant au passage le mensonge « par amour » sur la réalité historique. Années 2'000 : deux cinéastes, du même âge (plus de 70 ans), tous deux en constante progression qualitative depuis leurs débuts, l’un Hollandais, l’autre Italien, filment non pas les camps, mais le régime fasciste dans leurs patries respectives et offrent leur plus beau chef-d’œuvre. L’un s’appelle Marco Bellocchio, l’autre Paul Verhoeven. Ils sont les réalisateurs de Vincere et de Black Book. On ne mesure pas encore l’importance de ces deux films qui tous deux sautent à pieds joint sur la limite cinéma d’auteur ou populaire et qui, surtout, révèlent le même problème embarrassant soulevé par le fascisme : quand celui-ci est érigé en régime, loin d’être perçu comme l’horreur bien réelle que n’ont su montrer Spielberg et Begnini, il est la norme de tout un chacun au quotidien.
Donc, 2'006, Black Book : retour en force du Hollandais Violent dans son pays d’origine, après une expérience américaine de vingt ans, amère sur le plan existentiel mais fructueuse d’un point de vue artistique. 1945, La Haye, Rachel Stein (Carice Van Houten, révélation du film) sort de sa planque à la Anne Franck pour entrer dans un réseau de résistance après l’escarmouche qui aura eu raison de sa famille. Elle se teint en blonde, poils pubiens compris, s’appelle désormais Ellis de Vries, doit séduire un (séduisant) officier nazi collecteur de timbres, dont elle tombera amoureuse… d’un amour réciproque qui n’ignore même pas sa condition de Juive. Les résistants pouvaient être antisémites, les soldats de la Wehrmacht ne l’étaient pas nécessairement, de même qu’ils n’étaient pas toujours des monstres de sadisme. L’Histoire apprend à élégamment gommer ses ambigüités, en ce qui les concerne, eux. Sauf que Rachel est une femme. Ce qui signifie que pour elle, on ne polira pas les bugnes. A leurs yeux à eux, tous, elle restera toujours une pute et une youpine – ou l’inverse, selon l’importance des préjugés. D’où ces mots terribles dans sa bouche, qui feront croire à quelques imbéciles que Verhoeven, pour de vrai, serait « nazi » : « Jamais je n’aurais crû dire un jour que je craindrais celui de la Libération. » Que faut-il comprendre ? Peut-être simplement que, si pour la sagesse des nations, « les héros ne meurent jamais », en revanche, « une femme est une femme », et « une Juive reste une Juive ». Cela signifie pour celle qui fera les frais de cette « sagesse » unanimement partagée d’être coupable aux yeux de tous, même ceux qui se regardent en chiens de faïence, de porter finalement, littéralement à l’image, la merde des autres.
Puis, 2'009 : Vincere. Un excellent documentaire sur une face cachée de l’Histoire Italienne vient donner le sujet de son nouveau film à Marco Bellocchio : Benito Mussolini, fougueux militant socialiste, a eu une première épouse, la fortunée Ida Dalser (Giovanna Mezzogiorno). De leur union naquit un enfant, Benito lui aussi de son prénom. Devant la volonté farouche de cette femme à faire valoir cette union et cette postérité aux yeux de tous, le Duce, non content de la désavouer, se verra contraint de la faire interner. Métaphore limpide de la folie de l’époque : une femme, l’Italie, séduite par l’homme fasciste, aliénée par lui, mais l’adorant encore passionnément du fond de sa déchéance. Un enfant, fruit de cette union, symbole d’une génération sacrifiée (n’était-il pas courant durant cette période pour les familles convaincues d’appeler leurs enfants Benito ?). Cette première fable couvre un autre questionnement, lui plus troublant : il est impossible pour le spectateur de ne pas admirer l’obstination vive de cette femme face aux institutions (Eglises, psychiatrie) qui l’aliènent. Quand un régime entier érige la folie en normalité, que peut-on faire de la seule parole probe et authentique, sinon la déclarer folle ?
Car Black Book et Vincere sont deux films fous. Leurs deux héroïnes (Carice Van Houten / Giovanna Mezzogiorno portent ces deux œuvres sur leurs épaules respectives) sont les dernières à être saines d’esprit, à délivrer une parole authentique, face à une trame historique qui, elle, n’a pas de sens. Deux scènes se répondant… Dans Black Book le chef d’un groupe armé, la préparant à sa mission d’espionne, demande à Rachel « jusqu’où » est-elle prête à aller. « Jusqu’à baiser ? » lui rétorque-t-elle tout de go, rajoutant qu’elle aime que les choses soient claires. Dans Vincere un psychiatre progressiste finit par comprendre que sa patiente est pleinement saine d’esprit. « Jouez la comédie, feignez la résignation », lui suggère-t-il en substance. Cette manière de mentir pour donner le change au règne du mensonge ne peut satisfaire la femme passionnée… au risque même de faire échouer sa cause. Deux comportements contradictoires apriori mais qui relèvent du même impératif d’authenticité. C’est précisément cette valeur qui est mise à mal par un régime fou, qui le rend existentiellement invivable, au-delà même de la question de ses exactions. La parole authentique y devient langage autistique.
Il faut parler de Carice Van Houten, à terre, recouverte de merde, comme il faut parler de Giovanna Mezzogiorno, au sommet d’une grille d’asile d’où elle ne voit que des gosses crétinisés par la propagande, lui renvoyant le salut fasciste et ses discours. Il le faut car il était miraculeux de préserver ces deux femmes belles dans ces deux moments de pure humiliation. Elles n’ont en définitive pour leur vrai public (celui de cinéma) pas à avoir honte de ce qu’une réalité dégueulasse leur impose, à elles et à leur saine détermination. Cette empathie frappe dans le cas de ces deux cinéastes. Si la scatologie est une obsession récurrente de Verhoeven et le vide un motif fort de Bellocchio (voir Le Saut dans le Vide de Michel Piccoli en notable incestueux), l’opposition à une noblesse intérieure se fait d’ordinaire moins sentir, les protagonistes étant pas trop corrompus pour que la fascination du sale et de l’absence ne semblent les guetter eux aussi, qui ne sont pas au point de rupture de nos deux héroïnes avec leur milieu.
Il a été commun, à la sortie de Black Book, de dresser un parallèle entre le retour de Verhoeven en Hollande et l’un des films de sa période néerlandaise : Soldiers of Orange, traitant de la même frange historique. Le rapprochement était aisé, il nous semble pourtant qu’il faudrait pour comprendre plus finement le propos tenter une mise en approche avec deux œuvres de sa période américaine, préparant cet aboutissement de sa carrière… à savoir le stupéfiant Showgirls et le non-moins frappant Starship Troopers. Dans ce trip s-f pêchu et pervers le bellicisme est devenu la norme mondiale d’une réalité aux discours fascisants (et qui rappelle sur bien des points ceux des deux guerres du Golfe). Il est accompli dans la joie, la plus pure innocence, par des personnages formatés, « modèle de réussites », qui ne déteindraient en rien dans une sitcom lambda -dont sont d’ailleurs issus la plupart des interprètes. Dans Showgirls, il s’agit déjà pour une femme ambitieuse de ne pas perdre son intégrité dans l’univers du show-business… avec comme conclusion amère que l’entrée dans le star-system nécessitait d’être corrompue avant même d’y entrer. De la merde, déjà : celle de chimpanzés qui se sont soulagés sur l’avant-scène d’un show strip chic à Vegas. Il s’agit pour les danseuses d’effectuer tous leurs mouvements sans tomber dedans. Tout Verhoeven en une scène : confronter les aspirations au noble (serait-il comme ici de pacotille) à l’ob-scène (les excréments, là, devant, face au public). Tout pareil pour Carice : en défendant une cause noble, ne rencontrer que des représentants des multiples bassesses humaines. (Et si Showgirls ne pourra jamais être compris tant par les philistins que les tenants du « bon goût », Black Book ne sera jamais aimé, ni des bien-pensants, ni des démagogues). Pour Verhoeven, la vie est obscène, il faut partir de là pour comprendre l’attrait érotique que peut avoir le fascisme (la seule à « s’en sortir » étant ici la jouisseuse, passant d’une partouze S.S à la jeep d’un Yankee fraîchement débarqué). Même constat chez Bellocchio, la passion que suscite un régime fou est en définitive d’ordre sexuel. Ida aime à être dominée par cet homme qui, avant même de se séparer des fractions rouges, prône la haine en moteur de l’existence. Au moment de consommer la séparation d’avec ses anciens camarades, ils sont montrés comme vieux, frêles, dés-érotisés. Lui est massif, viril, impérial.
Deux films proches, donc : deux saisissants portraits de femmes prêtes à tout pour une cause, deux histoires d’amour impossibles, deux rappels de la face ombragée de l’Histoire (le passé socialiste du Duce chez Bellocchio, la complaisance vis-à-vis de certains cadres nazis au nom de la lutte contre le communisme chez Verhoeven), deux questionnements sur ce que le cinéma peut nous dire d’une époque aliénée (les images d’archives omniprésentes chez le premier, la structure de serial d’aventures que le second retourne en une suite de sévisses progressifs), deux analyses cruelles de ce à quoi peuvent servir les passions humaines, deux apothéoses dans la destruction (l’Italie rasée pour l’un, le kibboutz et les soldats Israéliens pour l’autre). « Quand tout cela s’arrêtera-t-il ? » demande une Rachel en larmes et à bout de forces dans Black Book… le propre de l’Histoire étant précisément, elle l’apprend à ses dépens, de ne s’arrêter jamais. Au début de Vincere, le jeune Mussolini met devant un public Dieu au défi face au temps : Il a cinq minutes pour le foudroyer. S’il ne le fait pas, c’est qu’Il n’existe pas. Les cinq minutes passent, Dieu n’existe pas. La démagogie de la démonstration annonce les méthodes fascistes de persuasion, mais la conclusion est bien celle de Bellocchio… complémentaire à celle de Verhoeven. Il faut voir ces deux joyaux troubles à la suite pour comprendre ce qu’une sombre période a encore à nous apprendre sur notre avenir. Dieu n’existe pas et l’Histoire n’a pas de cesse. Restent les passions, violentes, obscènes – et l’amour de la vérité, qui fonde l’exigence d’authenticité dans ce monde du passionnel. Il y a déjà là de quoi justifier les larmes crûment amères mais noblement obstinées de Rachel Stein et d’Ida Dalser.
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Demi-Lune
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Re: Black Book (Paul Verhoeven - 2006)

Message par Demi-Lune »

Je rebondis... :mrgreen: Je trouve étonnant que soit affirmé le fait que Spielberg n'ait pas su montrer l'horreur réelle dans La Liste de Schindler. A moins que tu disais cela en lien avec la représentation du fascisme, mais cela me laisse en désaccord aussi. Sans revenir sur les débats éthiques de la "filmicité" *, La Liste de Schindler laisse transparaître une horreur et une barbarie historiques, consubstantielles au fascisme allemand, que peu de cinéastes ont su atteindre sur le même sujet (hormis peut-être Polanski avec quelques scènes du Pianiste). Le massacre du ghetto de Cracovie, l'immense charnier, le bref aperçu des camps de concentration ou d'extermination, l'entassement dans les trains de déportés, tout ça représente une imagerie condensée de ce que la Seconde Guerre mondiale a de plus atroce. La focalisation sur la fillette au manteau rouge - que l'on ne voit d'ailleurs que brièvement - n'est là que pour cristalliser visuellement une allégorie très forte sur l'horreur de la guerre, et n'élude en rien les atrocités des sorts des adultes qui l'entourent (une scène au hasard : la jeune femme malade, portée par le médecin, qui est abattue d'une balle dans la tête, comme ça). Or, à mon sens, il n'y a rien de tout ça dans le Verhoeven. Ce n'est pas parce que Carice Van Houten se prend un seau de merde sur la tête, par exemple, que ça en fait un film fort à mes yeux. La scène est humiliante, et on peut y voir la portée métaphorique que l'on veut, mais si l'on a accusé Spielberg d'impuissance à filmer l'horreur jusqu'au bout (les douches, l'espoir véhiculé par la liste de 1100 noms), qu'en dire de Verhoeven sur Black Book ? Eh bien, Black Book est un film qui choque éventuellement par la crudité de quelques scènes, qui intéresse par le portrait ambigu d'Ellis De Vries, mais il n'atteint jamais l'abomination sourde du fascisme tel qu'il est représenté chez Spielberg. Je comprends bien ton argumentaire, qui est de montrer que chez Verhoeven, le fascisme se subit et se vit comme une norme, pour survivre. C'est cet accommodement moral avec l'inacceptable, subi ou opportuniste, qui permet de mesurer l'infamie de ce régime. Cette idée n'est d'ailleurs pas si éloignée de La Liste de Schindler. En effet, ce constat est partagé chez Spielberg, du moins dans les premiers temps (Oskar Schindler est un opportuniste et mythomane qui fait son business du nazisme), avant qu'il ne s'en éloigne (prise de conscience et duplicité avec les Allemands), faisant en cela le parcours pas si éloigné de Verhoeven (Ellis de Vries joue aussi la duplicité, mais son attitude vacille quand elle tombe amoureuse de Müntze). Cela dit, tu opposes deux types de représentation qui n'ont rien à voir, à mon avis. L'horreur frontale et barbare chez Spielberg, l'horreur intimiste chez Verhoeven. Celle de négocier avec soi-même, avec ses valeurs, en fonction du contexte. L'approche du Hollandais est intéressante mais pour moi, elle demeurera insatisfaisante car insuffisamment représentative, justement. C'est d'ailleurs une des raisons qui font que je ne comprends pas vraiment toute la dithyrambe qui entoure Black Book, qui est certes un bon film d'espionnage avec un portrait féminin intéressant et quelques thématiques propres au cinéaste hollandais, mais qui ne restera jamais à mes yeux qu'un solide "divertissement", parce qu'il fonctionne sur une histoire très cinématographique, c'est-à-dire, visant une efficacité immédiate. Ironie, c'est ce qu'on a critiqué à Spielberg pour la scène des douches ! Jeux d'espions, trahisons, embuscades, emprisonnement, sexe, action, tout ceci représente une formule romanesque dont peut surgir un certain caractère ludique voire "plaisant". Eh bien moi, à tout choisir, je préfère sans conteste l'approche courageuse et quasi documentaire de Spielberg.



* Quoique j'en profite quand même pour dire qu'en ce qui me concerne, la scène des douches à Auschwitz est effectivement très dérangeante, et à dessein, puisqu'elle épouse une subjectivité - celle des détenues entassées et nues - affolée par l'angoisse d'une mort qu'elle soupçonne imminente ; le "suspense" qui a été critiqué est donc moins cinématographique, c'est-à-dire fabriqué pour obtenir une efficacité mécanique, que fondamentalement viscéral, c'est-à-dire centré sur la terreur et l'horreur extrême d'une Mort sans visage. C'est une des scènes les plus horribles que je connaisse, au sens littéral.
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