Torrente a écrit :Une image qui m'a choquée quand j'étais jeune, c'est la rencontre filmée, à Cannes (vue sur
C+), entre Coppola et Kusturica. Le mépris affiché par Coppola... c'était gerbant à voir
Grimmy a écrit :Je ne sais pas si c'était du mépris.(...)Mais effectivement ça fait mal...
Visiblement, Torrente, tu n'es pas le seul à avoir été choqué.
Quand deux bipalmés se rencontrent...
La scène se déroule le 11 mai 1997 à l'aéroport de Nice, dans la salle d'attente. Emir Kusturica rencontre par hasard Francis Ford Coppola.
Les deux ont eu deux palmes d'or à Cannes. Coppola pour Apocalypse Now et Conversation Secrète, Kusturica pour Papa est en voyage d'affaires et Underground.
Kusturica est un grand admirateur de Coppola et se montre très timide de le rencontrer. Leur conversation fut filmée par les caméras de CANAL+ :
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Coppola : D'où venez-vous ?
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Kusturica : Yougoslavie.
- Belgrade ?
- J'arrive de Belgrade, mais je suis né à Sarajevo.
- J'étais en Yougoslavie il y a longtemps. Je m'en souviens maintenant, c'était en 1962. Je suis allé en voiture de Belgrade à Dubrovnik, bien sûr, c'était avant cette horrible guerre.
C'était une superbe expérience. Les gens était réellement sympatiques, à l'époque.
- Je regrette qu'aux Etats Unis vous n'ayez pu voir mon film. Je suis venu à Cannes en 1995 avec un film sur la guerre et j'ai gagné la palme d'or. Ce film s'appelait Underground.
Ca me ferait plaisir de vous en envoyer une copie. C'est un film sur ce qui s'est passé là bas à cette époque.
Emir Kusturica s'éloigne, un peu écoeuré, n'ayant pas grand chose d'autre à dire…
Quatre personnalités commentent cette scène...
Jean-Pierre Jeunet
Pour moi, c'est la rencontre de deux génies, j'ai une immense estime pour ces deux metteurs en scène. Ils se rencontrent pour la première fois, je crois. L'un est debout, l'autre est vautré dans un fauteuil. Celui qui est vautré ne se lève pas, celui qui est debout ressemble à un gamin. Au bout de quelques instants de discussion, on s'aperçoit d'abord qu'ils ne savent pas quoi se dire. Dans ce genre de situation, c'est souvent le cas. Et puis, très rapidement, on comprend que celui qui est debout admire celui qui est assis, mais celui qui est assis ne sait pas qui est celui qui est debout. Au terme de cet entretien, celui qui est debout se force et trouve le moyen de glisser dans la conversation qu'il a aussi gagné une Palme d'or, et se propose de faire parvenir la cassette de son film à Coppola. L'Américain se rend finalement compte qu'il a en face de lui un lauréat de la Palme d'or. À partir de là, on sent que Kusturica est écoeuré et il s'en va. Il y a dans cet échange tout le symbole de ce qui se passe entre l'Amérique et l'Europe. Nous, Européens, on connaît et on vénère les Américains, eux nous ignorent. Ils ne nous connaissent pas. Un Coppola qui ignore un Kusturica : ça, c'est énorme.
Claude Lelouch
Ce qui m'étonne le plus dans ce document, c'est que Coppola ne se lève pas. Il ne se donne pas la peine de se lever. Le fait de rester assis traduit son ignorance, ce n'est pas de l'impolitesse, c'est de l'ignorance. Je pense que, si Orson Welles avait rencontré Kusturica, il se serait levé. Moi, j'étais à Cannes ce jour-là, j'ai serré la main de Coppola, Scorsese, Kusturica, etc. On a tous le même type de rapport, on n'a jamais eu envie de parler de cinéma, c'était plus mondain que professionnel, anodin, comme cette rencontre entre Kusturica et Coppola. Ils savent qu'il y a une caméra. Ils s'en méfient, et pourtant je suis étonné qu'ils soient allés si loin avec une caméra. Jusqu'au bout de ce document, je me suis dit : Coppola va se lever pour dire au revoir à Kusturica, et jusqu'au bout il restera assis dans son canapé.
Francis Veber
Ce qui me frappe le plus dans ces images, c'est que l'Europe est debout et l'Amérique assise. Il y a dans cet échange un mélange de fronde et de déférence assez étonnant. Il y a aussi derrière ce dialogue beaucoup de non-dits. Face au cinéaste yougoslave, l'autarcie américaine. Kusturica doit faire un effort vers Coppola, lui dire qu'il a eu la Palme d'or et lui proposer de lui envoyer la cassette. Cet échange, c'est un peu l'Amérique et l'Europe face à face. Si vous habitez en Amérique, vous avez fatalement les yeux et les oreilles moins ouverts que si vous habitez un petit pays comme la France ou la Yougoslavie où vous avez toutes les influences qui s'entrecroisent. En Europe, vous êtes témoin de votre temps, les Américains, eux, sont témoins d'eux-mêmes. À la décharge de Coppola, le metteur en scène américain a au moins le mérite de connaître Dubrovnic et Belgrade. Vous auriez mis un authentique Américain face à Kusturica, il aurait confondu Dubrovnic avec une marque de moutarde.
Jean-Marc Barr
J'ai découvert la Yougoslavie et le cinéma yougoslave il y a quinze ans grâce à ma femme qui est originaire de ce pays. Quand je l'ai rencontrée, il a quand même fallu que j'aille regarder où était la Yougoslavie sur la carte ! Et quand je suis arrivé en Europe, que j'ai joué à Avignon au palais des Papes, la presse m'a demandé ce que me faisait l'ombre de Jean Vilar, je ne connaissais pas Jean Vilar. Après, on m'a raconté qui il était et j'ai commencé à avoir peur ! Il faut accepter notre ignorance ! Et peut-être celle de Coppola qui n'a pas vu Underground. En Amérique, nous vivons sur une autre planète, notre ignorance ne vient pas de nous, mais de notre système. La distribution des films est contrôlée par un marché, avec ses lois. Dans ce système, les films européens ne bénéficient pas de millions de dollars pour la publicité. Nous n'avons pas accès à des oeuvres européennes comme celles de Kusturica. Et pourtant, lorsque je montre ces films à ma famille, ils sont émerveillés. Ils ont adoré Breaking the Waves. Coppola et Kusturica, ce sont deux cinémas et deux époques différents. Apocalypse Now a été un énorme événement dans ma vie. Au moment de sa sortie, je ne savais pas que j'allais être acteur. J'étais joueur de football américain. Ce film m'a ouvert les yeux sur la guerre du Vietnam et a éveillé ma conscience sociale. Underground m'a fait le même effet, mais là j'étais devenu connaisseur et je découvrais un chef-d'oeuvre. Au moment où j'ai découvert Coppola, j'ai découvert le cinéma. Quelques années plus tard, j'ai rencontré le cinéaste à Los Angeles, il m'a alors fortement dissuadé de rester aux États-Unis et m'a encouragé à découvrir l'Europe, une Europe que lui connaît. Mais, malgré tout … et ce document le prouve …, sa connaissance du milieu américain ne l'a pas pour autant poussé à se rapprocher d'une Europe où se font encore des films lumineux comme celui de Kusturica.
source :
http://www.kustu.com/w2/fr:anecdotes