Au rire défensif d’Arthur Fleck répond celui colérique du double Joker face au monde. Gronde vis à vis de la mère, idole de la TV, ennemi familial - Wayne père. Intéressante variation que de faire du père de Batman l’objet de la fixation délirante de la mère du Joker. Oedipe tordu venant sceller intimement le destin de Joker et de Batman, frères ennemis, unis autour d’une liaison parentale. Le délire ne tenant pas à la lumière de faits, les liens et fixations, quant à eux, resteront. Pour longtemps. Mais loin de s’appesantir sur ce fatum, le film apporte des nuances. Fleck est aussi un homme qui tient bon, qui résiste. Lutte pour ne pas sombrer. C’est aussi l’une des subtilités du film que d’échapper au déterminisme et misérabilisme faciles, en montrant un personnage qui marche sur un fil, quelque temps, en funambule. Transformation au sens plein de terme, voilà ce qu’est Joker. Pas le constat ravi d’une négativité. Le film se hasardant même à lui imaginer une vie affective, une romance. Mais une romance conditionnée par la soudaine assurance de son double Joker, grisé par l’assassinat dans le métro de trois fachos en cols blancs (scène à la violence, comme toutes les autres, effrayante).
Une trêve donc, mais au goût de sang, ralentissant momentanément les envies de suicide ( il y a longtemps qu’on avait pas vu film pareillement travaillé par le suicide, la pulsion de mort). Bref interlude immoral que le film confisque définitivement, puisque les circonstances se chargeant de jouer contre le personnage, en le précipiter plus avant vers un destin, qu’il n’a pas cherché. Victime de la contagion de la folie de sa mère, Joker deviendra, à son tour, propos insurrectionnel, conscience du mépris de classe. Autre beauté du film: celle qui voit récupérer politiquement les forfaits de Joker, faisant d’une souffrance et d’une colère individuelle d’un homme brisé, un symbole de lutte. Erigé, à son insu, en héros insurrectionnel. Un « malgré lui » qui lui fait dévaler plus vite la pente, et qui le fait « remonter ». Avec l’idée forte que le monde rend fou: poids du quotidien sans avenir, hostilité ambiante, écho lointain d’un « dehors» violent que l’on évoque dans les conversations. Les décors, HLM, hôpital, métro, escalier notamment, traduisent quelque chose de cet abandon et effondrement. Il y a là, dans ce mélange très efficient d’hyper sensibilité, de désespoir et d’univers hostile, en proie au vice et à la ruine, peinture de la folie, solitude et isolement, le rappel à un cinéma new-yorkais des années 80: de William Lustig, notamment Vigilante, à Abel Ferrara, L’Ange de la vengeance, en passant par certains Scorsese. Et si les quelques maladresses dû au mauvais dosage de la réalisation, la pompe inévitable causée par le recours au lyrisme, et à quelques redondances inutiles, le film reste malgré tout une proposition unique de divertissement adulte. Pas forcément plaisant. Mais sans concession, incarnée, ambigu, et et retors. L’anti héros dont on avait besoin.