Lorsqu’il
est retrouvé mort sur la plage d’Ostie le
2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini alors âgé de 53
ans, venait d’achever son dernier film, Salò
ou les 120 journées de Sodome. Le film était
sorti en France grâce à une programmation spéciale
au festival de Paris en novembre de la même année.
Ce fut la seule et unique projection avant qu’il ne soit retiré
de l’affiche quelques jours plus tard. Il provoqua l’une
des polémiques les plus importantes que le cinéma
n’ait jamais connu. Il est sans doute l’un des quatre
ou cinq films les plus décriés aux côtés
de La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri, des
Diables de Ken Russel (1970) et du Voyeur
(1960) de Michael Powell qui fut massacré par la critique
anglaise et précipita la fin de la carrière de son
réalisateur. Un mouvement de contestation fit grand écho
au moment de sa sortie en Italie : on alla jusqu’à
menacer de brûler les copies, chose tout à fait rare
pour être soulignée. Au-delà de son énorme
scandale et des problèmes de censure qu’il posa, Salò
ou les 120 journées de Sodome précipita la
réflexion que l’on peut porter sur la représentation
de la violence au cinéma dans un contexte historique. Il
fit beaucoup parler de lui en l’espace de quelques décennies
et resta longtemps interdit dans certains pays. On ne sût
jamais bien les circonstances précises qui conduirent au
décès du cinéaste, mais nul doute que ce fait
amplifia la charge émotionnelle quand son film fut enfin
visible.
De
la première à la dernière image, Salò
fait remonter des souvenirs d’angoisse qui restent isolées
dans un coin de la mémoire. L’époque qu’il
décrit est impossible à effacer. On ne pourra par
conséquent jamais revenir en arrière. Nous ne pouvons
être que spectateurs, spectateurs devant un spectacle horrible
qui se déroule en temps réel, ou presque, mais nous
pouvons l’être de manière responsable et citoyenne.
Alors comment écrire sur ce film ? Comment écrire
sur un brûlot qui ne cesse de faire parler de lui au-delà
même de son cadre strictement cinématographique ? Salò
continue de tarauder sur la question de la responsabilité
face aux évènements. Il pose des questions morales.
Libre à chacun et à chacune de répondre ou
pas à ces questions, mais l’un de ses grands mérites
est de les poser. Le film fut taxé de tous les adjectifs
dépréciatifs : infâme, complaisant, terrifiant,
malade, etc.… Il fut (et nous sommes encore loin de la vérité)
très mal accueilli. Non pas qu’il fut incompris, ce
serait faux de le prétendre, mais il est si jusqu’au-boutiste
qu’il révulsa un grand nombre de gens, peu habitués
à faire face à de telles atrocités. C’est
en effet une œuvre particulièrement difficile à
aborder, qu’on peut qualifier d’indigeste et d’inconfortable.
C’est aussi une œuvre essentielle, d’une intelligence
fulgurante qui interroge sur notre regard à l’Histoire.
Une œuvre radicale et extrême, n’ayons pas peur
des mots ! Il ne faut pas se le cacher, le film laisse des traces
qu’on ne peut pas effacer. Bien plus que l’histoire
d’une tragédie mise en lumière par la caméra,
c’est aussi, et avant tout, l’histoire d’une aventure
humaine et l’adaptation d’un des romans les plus controversés
de la littérature française qui fit couler beaucoup
d’encre par la même occasion comme la plupart des œuvres
à polémiques.
A
l’origine du film il y a donc le livre aujourd’hui publié
dans la prestigieuse collection de la Pléiade (aux côtés
d’auteurs aussi talentueux que Zola ou Aragon) écrit
par le Marquis de Sade entre 1782 et 1785. Le marquis fut enfermé
une grande partie de sa vie dans les geôles, il y passa d’ailleurs
plus de temps qu’à l’extérieur si l’on
compte le nombre invraisemblable d’incarcérations dont
il fut l’objet en l’espace de vingt ans. Le livre est
tout à fait révolutionnaire pour son époque.
Il a été écrit à la fin du 18ème
siècle. La masse considérable d’informations
qui y est contenue suffirait à écrire des dizaines
de livres sur le sado-masochisme. Il raconte les 120 journées
de quatre maîtres qui laissent libre cours à tous leurs
fantasmes et dont l’apparent sadisme sera beaucoup plus tard
déterminé par un courant psychanalytique dont nous
devons les prémices à Freud, inventeur de la psychanalyse.
Sade écrira par la suite, dans le même genre, Justine
ou les malheurs de la Vertu, un sommet de la littérature
érotique en 1791 et La Philosophie dans le Boudoir
quelques quatre ans plus tard. La vie de Sade est émaillée
de scandales plus ou moins importants, de publications houleuses,
de romans jugés insupportables qui ont fait son mythe et
qui ont participé à certaines interprétations
de sa vie en donnant naissance à des essais ou à des
études plus ou moins faciles à aborder. Le manuscrit
original des 120 journées fut un temps perdu par
le divin Marquis qui selon la légende en pleura des larmes
de sang. Quelques 200 ans plus tard, en 1975, Pasolini se lançait
donc dans l’adaptation de ce qu’on l’on pourrait
appeler "un précis de tous les vices et de tous
les fantasmes possibles et imaginables". C’est certes
un peu réducteur, mais la substance est là. Le plus
dur, le plus osé restait de le mettre en image. Pourtant
Pasolini n’était pas très attiré par
cette adaptation ; il avait lu le livre mais n’en avait pas
idéalisé une vision de cinéma, un projet de
mise en scène. Son collaborateur Sergio Citti, qui sera crédité
au final comme co-scénariste devait le réaliser dans
un premier temps, mais il abandonna devant le soudain regain d’intérêt
que suscita le livre pour le réalisateur italien de Théorème.
Qu’avait-il bien pu advenir entre 1974 et 1975 pour que Pasolini
change du tout au tout ?
Ce
qui a changé, ce qui a poussé Pasolini a réalisé
Salò, est la prise de conscience du poète/écrivain
de la dérive de son pays, l’Italie, un pays touché
dans les années 70 par une vague d’attentats sans précédent
et un climat très lourd. Pasolini ne s’en est, bien
entendu, pas rendu compte en une année, cela mûrissait
dans sa tête, mais il a fini par prendre le projet à
bras le corps, se passionnant pour Sade. Il était encore
touché par les souvenirs de la guerre qu’il a vécu
de très près. Il n’a jamais caché ses
opinions politiques très clairement à gauche, voire
à l’extrême gauche. La question n’est pas
de savoir si l’on est d’accord ou pas avec ses idées,
avec ses thèses sur la notion de pouvoir et de "dictature"
de ce même pouvoir. Le fait est que les Brigades Rouges, qui
au début était un mouvement contestataire luttant
contre le fascisme, se radicalisa dans les enlèvements et
les actes terroristes, devenant non plus un simple organe politisé
mais une organisation lorgnant du côté de la clandestinité.
La multiplication des arrestations de différents militants
d’extrême gauche et les actions musclées de milices
d’extrême droite faisaient la une des journaux, plongeant
le pays dans une crise très sérieuse à tous
les niveaux que ce soit : un climat électrique dont on ne
peut pas souligner l’importance et la gravité tant
il marqua les années 70. Pasolini était écœuré
par la tournure que prenait ce paysage social et politique. Il exprimait
une vive horreur face au pouvoir en place. Salò était
pour lui l’occasion de transposer un fait, tout à fait
fictif dans le roman de Sade, en dénonciation d’une
période donnée tout en se référant à
un passé historique tourmenté très présent
encore dans les esprits, la fin de la guerre remontant à
trente ans à peine. C’est là que se situe le
nœud du film, dans l’histoire même de la Seconde
Guerre Mondiale à une date précise. Historiquement,
le cadre se situe à Salò, une république "sociale"
qui s’établit entre septembre 1943 et avril 1945, proclamée
par le Duce Mussolini après sa libération par les
nazis et qui y fit installer une petite milice près du Lac
de Garde. L’autre lieu important de cet épisode est
la ville de Mazarbotto située à quelques kilomètres
et dans laquelle la plupart des exactions ont été
commises. Cette république est au centre du film qui transpose
les faits des 120 journées de Sodome de Sade dans
un univers remarquablement reconstitué par le chef décorateur
Dante Ferretti .
Pasolini
veut une transcription littérale du roman, à savoir
conserver l’ensemble de la narration et la psychologie des
intervenants. Tout sera conservé tel quel hormis quelques
aménagements d’écriture et surtout une simplification
des différents stades chronologiques qui la composent. En
clair, le roman avait la possibilité de donner lieu à
cinq ou six longs métrages et Pasolini synthétise
le tout pour arriver à une durée de deux heures. L’atmosphère
est lourde quand il commence à tourner la première
bobine au mois de mars 1975. Il vient d’achever la réalisation
de la Trilogie de la Vie (Le Décaméron
/ Les Contes de Canterbury / Les Mille
et une nuits) qui était de son propre aveu "une
exaltation de l’érotisme", et le voilà
aux commandes d’un projet tout à fait différent,
mais cette fois plus personnel. Il n’est pas impossible de
considérer que Pasolini transfigure sa vision de la politique,
"une anarchie où les puissants mènent leur
propre dictature". Il reniait viscéralement le
pouvoir en place, et même si sa vision peut paraître
somme toute naïve dans cette équation parfois simpliste
- "le pouvoir égale la dictature" - cela
renforce d’autant plus ses positions marxistes acquises depuis
de nombreuses années, déjà avant cette réalisation.
Une fois de plus nous ne sommes pas obligés d’adhérer
à cette prise de position, le plus important n’étant
pas les idées politiques de Pasolini mais son film. Avec
le recul dont nous disposons aujourd’hui face à ce
dernier, il apparaît d’autant plus tragique qu’il
s’agit d’une rupture brutale dans l’œuvre
et la vie du cinéaste. Pourquoi ? Parce que dans la thématique
abordée, il tranche de façon radicale avec ce qu’il
a filmé par le passé (et c’est encore plus vrai
si on se réfère à ses premiers longs métrages
comme L’Evangile
selon Saint-Mathieu) et que d’une façon
plus prosaïque, c’est le dernier film qu’il tournera
avant de mourir assassiné. Le drame de l’histoire rattrape
le drame de la vie. Considéré comme son film "ultime"
dans tous les sens du terme, celui-ci prend une tout autre signification
après la terrible nouvelle de sa mort dont l’introduction
rappelait quelque peu les circonstances.
Le film a bénéficié d’un collaborateur
prestigieux. On trouve le célèbre et génial
compositeur Ennio Morricone qui signe une musique tantôt ironique
(le générique d’ouverture) tantôt inquiétante
et tendue. Le piano étant un des éléments importants
de la narration, il est présent pendant toute la durée
du film sur la bande-son hormis lors des scènes de sévices
qui ne comportent aucun accompagnement comme pour dramatiser davantage
les situations. Les autres noms sont moins connus mais leur travail
est tout aussi remarquable que ce soit au niveau de la photographie
ou du montage. Une photographie d’ailleurs signée Tonino
Delli Colli, un collaborateur attitré du réalisateur.
Le
générique s’ouvre sur la ville de Salò
en panoramique. Les rafles débutent et de jeunes gens sont
embrigadés sous la contrainte. Les scènes sont brèves
et les fondus enchaînés alternent avec les gros plans
sur des visages impassibles. On remarquera que dans la séquence
de sélection des futures victimes, le Président et
les autres procèdent à un vote avec un déroulement
d’élection tout ce qu’il y a de plus démocratique
dans son processus. La chose semble tout à fait surréaliste
quand on sait que c’est ce genre de procédé
est réfuté par la plupart des régimes fascistes
qui préfèrent l’action par la force que l’intervention
d’une voix populaire par les urnes. Les 22 minutes que constituent
cette ouverture sont absolument magistrales dans leur construction
et la façon qu’elles ont d’accrocher le spectateur
à une réalité qui va devenir bientôt
une véritable descente aux enfers. Les victimes sélectionnées
sont ensuite emmenées à Marzabotto dans une immense
demeure où elles "séjourneront" aux côtés
des détenteurs du pouvoir qui ont fixé, dans une séquence
préliminaire, les codes et les lois de la vie, régis
avec une minutie quasi-maniaque. La mise en scène du réalisateur
est glaciale, les plans sont parfaitement découpés,
et le seul contact avec l’extérieur que nous aurons
de tout le film est cette vue de la ville en train de tomber dans
les mains de la milice. Le reste ne sera que cloisonnement et univers
étriqué. Pasolini ne cherche aucune stylisation particulière.
L’image est froide, les teintes dominantes sont les couleurs
crèmes ou neutres. La peur découle de cette neutralité
qui contraste avec la violence extrêmement crue des agissements
et des exactions commises dans l’impunité la plus totale.
La première vision du film est à ce titre déterminante,
parce que c’est celle qui s’inscrit dans la durée,
dont on garde l’image de la découverte, plus percutante
encore si l’on ne savait pas grand chose du film avant de
le voir.
Sade
avait inventé quatre personnages principaux et quatre maquerelles.
Le film les conserve. On retrouve les personnages du Duc (Paolo
Bonacelli), de l’Evêque (Georgio Cataldi), de son Excellence
(Uberto Quintavalle) et du Président (Aldo Valletti). Quatre
figures de l’Etat. Quatre hauts responsables qui détiennent
le pouvoir entre leurs mains et le pervertissent à leur guise
sans en être inquiétés. Leur interprétation
est excellente (petite mention à Hélène Surgère
incroyable en narratrice libidineuse) d’autant plus que leurs
rôles sont vraiment très difficiles à jouer.
Les règles du dehors ne sont pas les règles du dedans,
comme le souligne l’un d’entre eux au début du
film et toute forme d’espoir est en définitive utopique
: "Pour la plupart des gens à l’extérieur
de ce château, vous êtes déjà morts".
Ce n’est pas un simple avertissement, c’est le constat
d’un impossible retour en arrière, c’est aussi
la promesse qu’on ne viendra jamais les aider, qui qu’ils
soient, d’où qu’ils viennent. La fatalité
ne touche pas que les victimes, elle touche aussi les puissants,
même si eux ne le savent pas encore et que l’Histoire
démontrera qu’ils n’y échapperont pas,
tous les personnages se retrouvant au final égaux devant
la mort. C’est l’un des principes de la décadence,
que souligne avec pertinence Salò. Les quatre
maquerelles se retrouvent trois dans le film, l’une étant
devenue une virtuose. Parmi celles-ci, chargées de raconter
des histoires, on retrouve la Française Hélène
Surgère qui est à l’occasion doublée
en italien. La structure du récit est identique à
celle du livre, hormis le fait que Pasolini empreinte à Dante
l’idée des cycles que l’on retrouve dans une
œuvre telle que La Divine Comédie, où
se mêlent le Paradis et l’Enfer. Cette idée lumineuse
renforce l’impact du long métrage en y instillant l’idée
d’une tension progressive, d’un crescendo continue,
interminable. Les cercles sont délimités en trois
parties, tous introduits par l’intervention d’une des
maquerelles chargées de "réveiller les sens".
L’introduction est donc plus connue sous le nom de Antiferno
ou Vestibule de L’enfer, sorte de première
étape dans le long processus de déshumanisation de
masse. Celle-là même touche à l’intime
la plupart du temps, dans ce que les êtres ont à perdre
de plus intérieur dans un premier temps (leur intimité
et leur dignité), dans ce qu’elle touche au bout du
compte, à ce qui est leur droit le plus précieux,
le droit à la vie.
C’est
sur cette notion de victime et de bourreau que se base une partie
de la narration. Sur cette transgression de celui qui abuse et de
celui qui subit. L’un agissant parce qu’il a pour lui
la légitimité du pouvoir, l’autre subissant
parce qu’il est devenu un objet et dans le pire des cas un
objet sexuel, un simple objet de désir, sur lequel on assouvit
son fantasme. L’autre partie est celle qui consiste à
s’octroyer le droit de vie et de mort. Dans l’un comme
dans l’autre, les deux notions sont anti-érotiques
au possible. Même si les corps sont nus, même s’il
y a des scènes de pénétrations, aucune scène
n’est érotique. Au contraire, de ces scènes
naît un dégoût profond, et aucune ne se satisfait
de l’idée du désir. Les bourreaux n’en
expriment aucun vis-à-vis de leurs victimes, ils n’expriment
d’ailleurs à la base aucune notion ‘d’échanges
normaux’ avec elles. Ils ne font que les regarder avec détachement.
Leurs désirs naissent de pulsions sadiques. L’une des
scènes qui décrit le mieux ce rapport de domination
par rapport à l’autre, de contrainte d’un corps
sur un autre est celle du début pendant un repas, quand une
des servantes se retrouve à terre, recevant un coït
forcé, un coït qui n’est rien d’autre qu’un
viol. Même les paroles introductives de la première
maquerelle ne suscitent aucune véritable émotion si
ce n’est qu’elles sont déconcertantes tant elles
impriment un étrange goût sardonique. Le tout est empesé
et faussement excitant. Il y a un constant décalage entre
l’aspect subversif du langage et sa transposition dans la
réalité, au moment où les bourreaux et les
victimes matérialisent l’acte évoqué
par la parole de façon ultra-brutale. Il n’existe pas
de consensus dans le plaisir, il n’y a que la contrainte et
la douleur. C’est de cela qu’est empreint le premier
cycle, appelé Cycle des manies, qui n’est ni plus ni
moins qu’une mise en application d’une idée de
la sexualité envisagée sous l’angle de l’asservissement
: pratiques homosexuelles et hétérosexuelles en plus
d’une forte propension à la dégradation morale
et physique par la soumission. Dans ce conglomérat d’idées
fascisantes décrites par la société de Salò,
le pouvoir est ici une allusion directe à une forme d’esclavagisme
que Pasolini reprend à son compte pour décrire l’Italie
du milieu des années 70. Le plus inacceptable est non pas
cette vision de coïts entre personnes non consentantes, puisque
enlevées, mais de l’âge de ces mêmes personnes
qui ne sont même pas sorties de l’adolescence pour une
grande partie d’entre elles.
Cette
partie du film est terrible parce qu’elle avorte des moments
sublimes en train de se réaliser. La séquence du mariage
en est l’un des plus évidents. Un couple se forme,
il se marie (toujours sous l’œil des puissants), puis
commence à entamer leur alliance en voulant faire l’amour,
avant que l’acte soit interrompu. Cette scène s’achève
par la destruction immédiate du couple et de sa beauté.
La beauté est mauvaise, tout comme l’Art est mauvais
et ils doivent donc être détruits, alors même
que les seigneurs sont des gens cultivés capables de citer
Baudelaire ou, ultime outrage, A l’ombre des jeunes
filles en fleur de Marcel Proust. On est en plein dans
la critique du Beau, qu’il concerne les individus ou bien
la pensée. De cette destruction méthodique naît
la jouissance des "seigneurs". Plus tard ce sont les jeunes
adolescents et adolescentes qui devront mimer le comportement des
chiens avant que l’une d’entre elles ne reçoive
une bouchée de polenta dans laquelle se trouvent des clous.
C’est dans cette scène qu’explose pour la première
fois l’idée d’êtres humains rabaissés
à un état primitif et bêtement animal, l’un
et l’autre n’étant plus différenciés.
Ici, par un simple gros plan sur une bouche ensanglantée,
la femme devient un être anonyme. Elle est juste devenue une
chienne parmi tant d’autres. La suite du film sera d’une
logique encore plus implacable car elle ira au bout de cette donnée
initiale. Pasolini a choisi de filmer de face les scènes
de nudité et on lui a reproché de faire complaisant.
A la vue des scènes incriminées on peut difficilement
dire qu’il était possible de les filmer autrement ou
de ne pas les filmer du tout. Comment en effet montrer la domination
d’un corps dans un régime totalitaire sans en montrer
les conséquences ? La question est houleuse et souleva des
contestations. Filmer un acte répugnant ne signifie absolument
pas que l’on acquiesce qu’il soit commis. Mais ne pas
le filmer ne revient-il pas à dire que cela n’existe
pas, et à le rendre tabou ? Le cercle des manies s’arrête
là où commence l’un des cercles les plus discutés,
si ce n’est le plus discuté des trois : celui de la
merde. Après avoir passé les trente minutes dans un
cadre où la sexualité avait toute emprise sur le récit
et la réalisation via une mise en parallèle des pulsions
et de leurs mises en images, le réalisateur appuie sa seconde
partie sur un thème au combien tabou et révulsant,
toujours inspiré des écrits du Marquis.
Le
cercle de la merde commence là où s’arrête
tout hypothétique rapport social entre les quatre personnages
principaux et la dizaine de garçons et de filles séquestrés.
Certes ce rapport n’a jamais été établi.
Mais il est devenu impossible à présent. La collaboration
des miliciens qui observaient depuis le début va se faire
un peu plus présente au fil du temps, et surtout de moins
en moins distante. Ils ont toujours été là,
quelques fois davantage disposés à l’arrière-plan
que participant de façon directe aux sévices. Il n’empêche
qu’étant armés, ils ont un fort pouvoir de dissuasion
sur quiconque se rebellerait contre la volonté des quatre
"seigneurs". Comme pour le cercle précédent,
celui-ci est amené par une histoire racontée par une
nouvelle maquerelle. Le discours sombre ici dans des détails
des plus ragoûtants. "Puisque tout est affaire de
délices" comme le dit la narratrice, alors même
les plus obsédants et graveleux y seront racontés
et mis en pratique. On retrouve une jeune fille qui était
en larmes lors d’une des premières scènes et
qui va subir l’un des actes les plus humiliants si ce n’est
le plus humiliant de tout le film. Cette séquence hyper éprouvante
est amenée par un assez long prologue. On passera les détails
mais Pasolini va très loin dans cette scène. Nous
n’imaginons sans doute pas à quel point les spectateurs
ont du être dérangés et bousculés par
cette image de la petite cuillère. En 1975, le rapport à
la scatologie était plus tabou que celui que nous entretenons
aujourd’hui. L’humour peut toucher à tous les
sujets tant qu’il reste dans le cadre du respect à
l’autre. Ici, dans le cadre de la fiction, l’épisode
touche à l’insoutenable. Une telle séquence
de coprophagie a du être assimilée à de la pure
provocation, alors qu’elle montre une souillure de l’esprit
et du corps tout à fait dramatique, dont la violence crue
porte sur le cœur. On compatit de toute notre âme pour
cette pauvre jeune fille qui pleure la mort de sa mère et
subissant tous les outrages. On ne peut être que désemparé
par son regard et ses larmes. Pasolini pose clairement la question
de la représentation de la scatologie. Peut-on et doit-on
montrer un acte scatologique au cinéma ?
La
séquence n’est pas isolée puisque les noces
du président seront couronnées d’un repas fait
à base d’excréments, une des scènes chocs
qui est restée pour être l’une des plus célèbres
de Salò ou les 120 journées de Sodome.
Les noces sont bien entendu célébrées en grande
pompe avec tout le fard et l’excentricité qui en résulte
: maquillage de pacotille, tenue de mariée portée
par un homme, d’où cette forte ambiguïté
entre le regard de l’opprimé devenu la femme et son
mari qui le regarde avec une cupidité qui ne fait aucun doute.
Le miroir déformant des rapports n’est pas inversé,
mais l’homosexualité condamnée par les "seigneurs"
depuis le début est ici sacralisée, comme si elle
devenait la norme d’une union par ailleurs impossible. Ce
cercle aussi dur et insupportable soit-il – il interroge sur
la question de la capacité ou non à accepter ce genre
d’images – est cohérent et nécessaire
dans la structure du film en cercles indissociables les uns des
autres. Le roman comportait lui aussi des passages de scatologie,
parfois encore plus appuyés que ce que l’on peut voir
dans la transposition à l’écran. Certains détails
allaient même jusqu’à pousser à refermer
quelques instants le livre tant ils étaient épouvantables.
D’une certaine manière il allait encore plus loin.
Pasolini a sans doute franchi une limite puisqu’il n’y
a que très peu de films traditionnels qui traitent de la
scatologie et la représentent : on pourrait citer le Pink
Flamingos de John Waters. Pire encore que la question des
déviances sexuelles ou de la brutalité avec laquelle
elles sont menées, le cercle de la merde en appelle au dégoût
primaire, à l’offuscation devant ce qui apparaît
irracontable, ne devant pas être montré, filmé.
On peut certes en parler, évoquer la pratique, mais la voir
en images change la donne. Aux yeux des autres cercles, c’est
peut-être celui qui apparaît le plus court mais il n’est
néanmoins pas celui qui laisse le plus de répit. D’ailleurs
la maquerelle qui s’occupe de raconter les histoires est la
mieux habillée, toilettée, maquillée et raconte
ses aventures ‘gastronomiques’ avec un recul et un détachement
qui pourraient paraître incongrus s’ils étaient
inscrits dans un tout autre contexte. Cela fait aussi partie de
la manipulation par laquelle les dominants cherchent à faire
passer la pilule par des propos rapportés, avant de passer
à l’action.
Pour
que l’ensemble forme un cercle parfait, il fallait une dernière
partie, qui fasse fi de l’érotisme de façade
de la première partie et du sadisme écœurant
de la seconde. Le dernier cercle est celui du sang. Le cercle du
sang en appelle à une autre maquerelle, interprétée
par la très inquiétante Caterina Boratto, qui s’exprime
parfois en allemand au sein du même récit. La raison
n’en est pas explicitée, mais sans doute est-ce une
référence au régime Nazi. La précédente
maquerelle accusait un charme vieillot et aristocratique qui prêtait
parfois à sourire, cette dernière est tout à
fait inquiétante avec ses grands yeux bleu clair et son fard
sur le visage. Toute l’ambiguïté (élégances
des intervenantes, langage châtié) disparaît
pour laisser place à une terreur pure, transcendée
par le discours sur la torture, sur ses aventures passées
qu’elle invoque avec toute la réjouissance du monde
sans pour autant être marquée d’affect particulier.
Les évènements racontés tournent à l’horreur
viscérale et seuls les petits soldats en tenue militaire
portent un large sourire comme si plus rien ne les atteignaient,
comme si les choses les plus éprouvantes leur passaient au
dessus de la tête ou plutôt qu’ils s’en
réjouissaient. La torture est le moyen de faire fantasmer
le Monseigneur, Le président, son Excellence et Curval comme
d’autres fantasmeraient sur des images pornographiques tout
à fait conventionnelles. Leur jouissance n’est plus
associée à l’unique mise à disposition
du corps, mais de sa mise à mort en un spectacle orgiaque.
La mise en scène reste en plan fixe la plupart du temps,
même si quelques mouvements de caméras à l’épaule
l’accompagnent. On notera l’absence de hors-champs qui
fait que toutes les victimes sont dans un cadre clos qui ne donne
jamais à voir sur l’extérieur. Jamais le film
n’avait atteint une telle tension auparavant. La moindre parole
est déstabilisante, les repères sont brouillés
et l’un des personnages, enfermé dans une cuve à
l’odeur pestilentielle, si l’on en croit la couleur
et son contenu, hurle : "Dieu, pourquoi nous as-tu abandonné
?". C’est la première fois que jaillit l’idée
d’une foi perdue, d’une entité supérieure
qui aurait abandonné ses enfants les laissant au destin de
l’Histoire. La phrase est terrible et résonne comme
un écho désespéré.
En
même temps que le régime de Salò fini par tomber,
les victimes sont elles-mêmes sur le point de mourir. La boucle
se referme en un long continuum de scènes plus horribles
les unes que les autres, pas parce qu’elles choquent sur le
plan visuel, mais parce qu’elles s’inscrivent dans une
implacable mécanique de dénonciation. A nouveau une
scène lesbienne érotisante est sabordée par
l’arrivée du Monseigneur qui les contraint à
parler sous la menace d’un revolver. On nage dans un climat
de suspicion où la moindre parole a ses conséquences,
aussi graves soient-elles. La scène est pour une fois érotique
dans le sens où les deux comédiennes jouent très
bien une passion dévorante mais sans issue, seul moment de
plaisir encore possible à réaliser. L’idéalisation
du saphisme prend néanmoins une tournure beaucoup plus dramatique
quand elle apparaît impossible à réaliser. De
là, s’enchaîne une série de dialogues
qui amènent les quatre principaux personnages à se
rendre dans la chambre d’une servante noire qui couche avec
un jeune homme appartenant aux collaborateurs. Le racisme latent
des détenteurs du pouvoir est transgressé par ce couple
qui s’adonne à l’amour avant d’être
assassiné dans un geste de bravoure ultime. Nul doute que
Pasolini fait passer un message très fort dans cette scène
qui appelle à toute forme de résistance devant l’arbitraire.
Le
problème posé par les dernières minutes n’est
pas un problème d’éthique au sens où
on l’entend traditionnellement, à savoir si c’est
moral ou non. C’est celui de montrer ce dont beaucoup de longs
métrages s’opposaient, par réflexe ou selon
le point de vue du metteur en scène, à filmer. Certains
des films les plus récents sur la question en ont traité
mais le montrer dans ce qu’il a de plus inhumain n’avait
jamais été fait ou presque. C’est le cas de
La vie est belle de Roberto Benigni qui est un
film émouvant et qui propose la vision du cinéaste
sur le plan de l’émotion et de la comédie dramatique
avec tout le décalage que l’on connaît (le père
qui fait croire à son fils que tout n’est qu’un
jeu). C’est un choix et il se respecte. Ici, Pasolini rentre
dans le détail et par le biais de jumelles dans un format
arrondi filme l’innommable. On a ainsi l’impression
d’être les témoins des actes de tortures opérés
sur les protagonistes. Le problème de l’insupportable
cruauté des images est posé par la caméra.
On ne peut pas se poser la question de l’utilité de
ces scènes, car elles sont nécessaires à voir
pour comprendre ce qui pousse les quatre personnages à aller
aussi loin, à se séparer de ces corps qui leur "appartenaient",
à les tuer au bout du compte. Cela arrive comme un point
d’orgue, comme une finalité dans ce qu’elle a
plus inhumaine, de plus incompréhensible aussi, mais de fondamentalement
logique au vu des évènements. La musique qui accompagne
ces séances de torture est le deuxième mouvement de
Carmina Burana de Carl Orff, un mouvement où les chœurs
sont très importants car ils portent la mélodie. La
terreur est décuplée par ces voix graves et baroques.
Les images sont peut-être les plus insoutenables que le cinéma
n’ait jamais montré depuis Un chien Andalou
de Luis Buñuel et le découpage de l’œil
qui provoqua nombre de haut-le-cœur, ou la scène de
l’extincteur dans Irréversible de
Gaspar Noé. Il faut le découvrir par soi-même
car il est peu probable qu’on puisse décrire convenablement
une telle séquence sans tomber dans la banalité.
En
pied de nez final, deux petits soldats armés d’une
mitraillette dansent sur la musique du générique composée
par Ennio Morriconne avant qu’un soudain "Fine"
ne vienne interrompre la projection. La vision du film se mûrit
petit à petit, les interprétations seront différentes
selon les personnes et les sensibilités, mais quoiqu’il
en soit, quoique l’on en pense, que l’on déteste
ou que l’on trouve Salò nécessaire,
le film est une porte ouverte à la réflexion et au
dialogue quant à une période qui a marqué le
XX ème siècle. Il est sans doute aussi indispensable
que le documentaire d'Alain Resnais Nuit et Brouillard.
On peut le voir en complément de différents films,
reportages, documentaires abordant la thématique de la Seconde
Guerre Mondiale et de ses horreurs. Un film en tous les cas intègre
qui suscite toujours autant de réactions, preuve que Pasolini
ne l’a pas tourné pour rien. C’est aussi un cri
d’espoir, magnifique, fragile sur la possibilité, sur
la nécessité du souvenir et un combat contre toute
forme de négationnisme. Salò ou les 120 journées
de Sodome, à condition qu’on en prenne la
signification avec des pincettes, n’est pas un film dangereux,
il est, par son intégrité et son courage, une œuvre
sans l’ombre d’un doute anti-fasciste et bouleversante.