Interviews

Pour cette deuxième Séquence du Spectateur, Emmanuel Mouret revient avec nous sur son attachement à un cinéma de l’élégance et de la fantaisie. Il nous parle de ses cinéastes de chevet, ayant en commun d’allier légèreté de la forme, simplicité des moyens et intensité dramatique. Une caractéristique qui traverse toute son œuvre.

Repères biographiques : Emmanuel Mouret est né à Marseille en 1974. Son premier film, Laissons Lucie Faire sort dans les salles en 2000. Sa filmographie est traversée par la question du sentiment amoureux et du désir, qu’il aborde à travers un cinéma du déplacement et de la parole. Il alterne et hybride les registres avec allégresse, passant de la comédie burlesque (Fais-moi plaisir, 2009) au mélodrame (Une autre vie, 2013), pour s’épanouir dernièrement dans des comédies dramatiques au charme unique (Les choses qu’on dit les choses qu’on fait, 2020). Au moment où cette interview est réalisée il termine la post production de son douzième film, Trois amies, qui sortira en salle en novembre 2024.

SOMMAIRE
1. Découvrir le cinéma à Marseille, télévision et nouvelle vague
2. La Fémis, cinéphilie classique et importance de la théorie critique
3. Goût du cinéma ancien, comédie, drame et élégance
4. le film policier, crime et moralité
5. Films à grand spectacle
6. Cinéma et cinéastes d’aujourd’hui
7. Revoir des films avant de faire un film
8. Adaptations et remake
9. Musique de film, film musical
10. Cinéma à la maison, DVD, VOD
11. Evolutions techniques, Numérique, Restaurations
12. La place du son, mixage, ambiance et voix
13. Un souhait d’édition

1. DéCOUVRIR LE CINéMA à MARSEILLE, TéLéVISION ET NOUVELLE VAGUE

DVDClassik : Quelle a été votre première rencontre de cinéma, votre premier souvenir ?

Emmanuel Mouret : Nous n’avions pas la télévision chez nous, et mes parents n’étaient pas du tout intéressés par le cinéma. Les occasions d’aller au cinéma étaient vraiment très rares. Être privé de certaines choses, même si ce n’est pas une privation sévère, attise parfois une grande curiosité. J’ai vu quelques films au cinéma, mais relativement peu. J’en ai vu davantage chez mes grand-mères qui avaient la télévision. Vers mes douze ans, je me suis mis en tête de vouloir faire des films, comme une lubie d’enfance. C’est la chance et le hasard qui ont concrétisé cette lubie. Le cinéma me plaisait davantage dans son idée, parce que j’avais plaisir à voir des films, mais j’en avais vu encore très peu à cette époque. Cela s’est plus affiné vers mes 14-15 ans, lorsque nous avons eu chez nous la télévision et un magnétoscope. Mes premiers rendez-vous étaient surtout le Cinéma de minuit et le Ciné-club de Claude-Jean Philippe, que je pouvais enregistrer si je ne pouvais pas être devant mon écran à ce moment-là. Vers 16-17 ans, j’allais au vidéo-club, qui était en VHS à l’époque. Pour le choix des films, je suivais un peu les prérogatives des Cahiers du cinéma ou je poursuivais les cycles du Ciné-club, avec des cinéastes qui me faisaient envie.

Les programmations du Cinéma de minuit et du Ciné-club faisaient déjà un tri dans les œuvres à voir. Tentiez-vous d’autres films grâce au vidéo-club ?

Oui mais j’avais déjà un semblant de liste de cinéastes à voir.

Par les livres de cinéma également ?

Je ne sais pas comment je suis tombé dessus. Est-ce que c’était « Le plaisir des yeux » de Truffaut et les premiers Godard qu’on voit adolescent, qui font beaucoup d’impression ? C’est peut-être comme cela que je me suis intéressé… Je devais avoir tout juste 18 ans, Alain Bergala avait organisé à Aix en Provence une semaine de stage de cinéma, notamment autour de Roberto Rossellini. C’est à la fois clair et flou, mais cela s’est beaucoup joué entre 16 et 20 ans au vidéo-club.

Partagiez-vous cette passion avec des amis ?

J’ai grandi à Marseille. Il y avait des gens très cinéphiles dans mon lycée, mais pas forcément dans le même registre que moi. Il y avait par exemple Philippe Ortoli, qui enseigne à l’Université de Caen et avait sorti très jeune des livres sur Sergio Leone, le western, Clint Eastwood. Ma découverte du cinéma a été classique, à travers la Nouvelle Vague, Truffaut, Rohmer, Godard et leurs textes critiques sur le cinéma. Ce n’était pas très méthodique, je glanais au hasard.

Est-ce que leurs goûts vous ont aiguillé vers autre chose que la Nouvelle Vague ?

Oui, bien sûr ! Cela m’a amené à énormément de cinéastes comme Lubitsch, Billy Wilder, Blake Edwards, Douglas Sirk, John Stahl… J’ai eu une cinéphilie vraiment hyper classique, John Ford, Howard Hawks, etc. Lente et incomplète, sauf sur ceux qui me parlaient beaucoup plus. Il y avait aussi une cinéphilie parallèle qui venait à moi par la télévision : les Pagnol, les Pierre Richard, que je considérais comme ses propres films… Tous ces ponts se complétaient.

Alliez-vous voir en salle ce qui sortait à ce moment-là, dans les années 80 ?

Non, beaucoup moins. Je me souviens être allé avec des camarades voir des Rocky ou des Rambo, des choses comme ça. Après le Bac, j’essayais d’aller voir des grands classiques qui passaient à Marseille, au cinéma Le Breteuil je crois, mais j‘échangeais peu dans ma cinéphilie. Cela a vraiment changé lorsque je suis monté à Paris, à 20 ans. J’ai pu avoir une activité de cinéphile qui sort au cinéma et peut voir plein de classiques, tout en continuant à enregistrer des VHS.

2. LA FéMIS, CINéPHILIE CLASSIQUE ET IMPORTANCE DE LA THéORIE CRITIQUE

C’est donc à Paris que vous commencez à vous former à la pratique du cinéma ?

Je suis entré à la Fémis [en 1994, ndlr] où j’ai étudié le scénario et l’art dramatique, pendant 4 ans. J’étais dans une consommation d’étudiant, j’allais aussi à des cours en auditeur libre à la Fac. C’était soutenu mais extrêmement classique. C’est à la Fémis que j’ai pu rencontrer Jean Douchet ou Jean Narboni qui parlaient de Lubitsch, Ford ou Hawks, des cinéastes dont je n’avais pas vu tous les films mais dont je connaissais le travail. Quand j’ai commencé à faire des films, j’ai très vite revu des films qui m’avaient marqué. C’est comme si des racines avaient poussé en moi avec certains cinéastes.

Lorsqu’on étudie le scénario, tout nous amène à revoir les films, à s’attacher à l’intrigue, en analyser la construction. Je lisais beaucoup de manuels de scénario américains, qui analysaient et décortiquaient énormément. C’est un travail que je faisais de manière plus personnelle, en dehors du cadre universitaire, même si j’assistais à des cours, notamment de scénario.

Vous retrouviez-vous dans le cinéma qui était mis en valeur à la Fémis ?

Jean Douchet, Jean Narboni, Charles Tesson venaient de manière très sporadique, et après il n’y avait plus rien. On ne peut pas dire qu’il y avait une éducation du cinéma à la Fémis, mais pour nous c’était super. En revanche, parmi les élèves, il existait des chapelles qui mettaient des cinéastes en avant. Nous n’étions pas nombreux dans ma promotion, 5 ou 6 étudiants, dont Emmanuelle Bercot et Frédéric Niedermayer, qui produit aujourd’hui mes films. Je crois me souvenir qu’Emmanuelle était fan de Maurice Pialat et John Cassavetes, deux cinéastes que j’adorais déjà. Sauf que je me pressentais moins dans ce cinéma hyper naturaliste, et défendais plutôt Jacques Becker, Éric Rohmer ou Sacha Guitry. Mais j’étais aussi un peu en réaction contre des postures.


Édouard et Caroline de Jacques Becker - Mon Père avait raison de Sacha Guitry

Quelle importance ont eu pour vous les critiques, les théoriciens du cinéma ? Vous citez souvent Jean Douchet et Jean-Louis Comolli.

C’est en partant des critiques cinéastes, Truffaut, Godard, Chabrol, Rohmer, que je me suis mis à lire Bazin, Douchet, Daney. C’est cela qui m’a amené vers une cinéphilie classique, grâce à des articles qui parlaient de films qui appartenaient à un passé révolu. Dans la pensée critique, il y a évidemment une part de théorie, au moins de manière implicite. Et pour moi, c’est indispensable dans la fabrication des films. Quand bien même je n’ai pas de théorie, faire des films revient à organiser sa pensée. Cela donne des outils pour penser le cinéma mais aussi pour organiser l’écriture, trier, hiérarchiser tout ce qui rentre dans un film. Et pour cela, vraiment, Jean-Louis Comolli a été extrêmement important dans ma construction.

Comment l’avez-vous rencontré ? Comment pourriez-vous résumer son apport à votre compréhension du cinéma ?

J’ai d’abord rencontré Jean-Louis Comolli à la Fémis, en seconde année. C’est lui qui encadrait les élèves réalisateurs dans le module dédié au documentaire. C’est là que j’ai commencé à voir certains de ses films, il a une filmographie énorme. C’est en parlant du documentaire, du point de vue théorique, que j’ai trouvé comment penser la mise en scène par rapport à la fiction. Avant de le rencontrer, je ne savais pas comment penser la scène, la place de la caméra, le découpage, une relation à l’autre, aux autres. Le début de la mise en scène, c’est la relation aux autres : ceux avec qui on travaille et les personnages que l’on filme. Comolli avait été l’assistant d’Éric Rohmer, dont j’étais déjà un immense admirateur. Il y a des choses que j’ai pu comprendre de son cinéma grâce à lui. Jean-Louis Comolli est devenu un ami, qui avait cette générosité de pouvoir être disponible des heures entières pour parler de cinéma. J’en parle dans un article pour un ouvrage collectif qui lui a été consacré (1).

Lequel de ses films nous recommanderiez-vous ?

Celui sur lequel j’ai écrit, par exemple, qui s’appelle La vraie vie dans les bureaux. Très beau film sur des personnes qui travaillent à la sécurité sociale. Il a aussi fait beaucoup de films sur les campagnes électorales à Marseille, des films extraordinaires (2). Et il y a beaucoup à lire de lui, des ouvrages théoriques.

Et que pouvez-vous dire de Jean Douchet ?

Jean Douchet était habité par une sorte de joie intelligente et chaleureuse. Il avait une façon extrêmement chaleureuse de parler de cinéma, presque une certaine forme d’humanité. Il a peu écrit et, quand il a arrêté d’écrire, c’était quelqu’un qui sillonnait la France pour donner des cours. C’était un peu une sorte de Socrate qui s’adressait aux étudiants. Il était tout le temps entouré d’étudiants. Douchet, c’est un amour du cinéma, profond. C’est très difficile à décrire aujourd’hui, car ce genre de valeurs parait galvaudé, mais il y avait quelque chose de profondément joyeux dans sa critique. C’était quelqu’un qui donnait à voir l’élégance d’un film, avec lui-même une grande élégance. Malgré ce qui pouvait arriver, il était toujours d’un naturel aimable, jamais grincheux, dépourvu de ressentiment. Comolli voyait Douchet, qui avait dix ans de plus que lui, comme l’un de ses pères et disait qu’il l’avait lui-même transformé. Que sa nature l’avait lui-même enjoint à adopter une certaine forme de tenue par rapport aux choses. Une forme de gaieté, à ne pas comprendre comme de l’idiotie, car c’étaient des hommes très lucides. C’est pour cela que je parle plutôt d’une forme d’élégance dans la relation. On peut considérer que le point d’approche critique des films, pour Douchet et Comolli, c’est la relation. C’est de voir dans un film quelle est la relation qui est proposée au spectateur, à ce qu’il est, à son intelligence. Jean-Louis Comolli voyait tout à travers la relation, au sujet, avec les gens que l’on voit. Ce sont deux personnes qui étaient très attachées à la relation. C’est pour cela qu’il y avait une forme d’apprentissage de la relation, de la générosité de la relation, dans le simple fait de les côtoyer.

Pensez-vous que ce soit important pour un réalisateur d’avoir une éducation et une culture cinématographique ?

Je pense que c’est essentiel. Déjà, on fait des films parce qu’on en a aimés. Après, ce qui nous nourrit en faisant des films, c’est d’essayer de tenter de faire aussi bien que les films qu’on a aimés, et que les idées soient les idées de films qu’on a aimés. Ce qu’on décide de mettre en avant, c’est quelque chose qu’on a vu dans les films. On ne peut le faire qu’en ayant un regard sur l’histoire du cinéma. On peut rejeter les films, mais pour rejeter il faut avoir vu. J’ai du mal à croire qu’on puisse faire des films intéressants sans avoir au moins vu une grande partie des films de l’histoire du cinéma. C’est pareil en peinture : regarder un dessin ou une peinture, c’est se confronter à une histoire. Tout est Histoire, tout est une chronologie, ce qu’on fait maintenant se situe dans une Histoire. Je ne crois pas que les idées nous appartiennent, il n’y a rien à soi-même. L’imagination se nourrit des images qui sont venues jusqu’à nous, de créations qui ont leur Histoire. Nous sommes un mélange de toutes ces choses-là. Il ne s’agit pas d’être un universitaire pour faire des films, je ne dis pas qu’il fait avoir une vue sur l’Histoire du cinéma, mais il y a quand même un travail de recul et d’intelligence.

3. GOûT DU CINéMA ANCIEN, COMéDIE, DRAME ET éLéGANCE

Vos goûts ont-ils changé par rapport à cette période de formation ? Des films que vous adoriez ont-ils dorénavant moins grâce à vos yeux ?

Forcément. Quand j’étais adolescent, je ne devais jurer que par Wim Wenders et Tarkovski, j’ai eu des périodes comme ça. Ce sont des cinéastes dont je ne vois plus les films, qui me semblent loin. J’ai presque oublié leurs films avec le temps, peut-être à tort. Je pourrais y revenir un jour… Après, même si je ne revois pas non plus beaucoup leurs films, il y a des cinéastes dont je ne me suis jamais départi, comme les grands burlesques : Buster Keaton, Chaplin, Jacques Tati. Ou même le cinéma de Billy Wilder, de Leo McCarey, de Blake Edwards qui ont hérité de quelque chose du burlesque, de ses personnages maladroits. J’étais sensible à Jacques Rozier, dont je n’ai pas trop revu les films, mais qui pour moi semblait être dans la lignée, avec Pierre Richard dans Les Naufragés de l'île de la tortue. Une sympathie demeure, à laquelle je me sens très lié. Après, je pense qu’une part plus grave et mélodramatique s’est affirmée chez moi avec le temps. C’est à ce moment-là, vers la Fémis ou juste avant, que je découvrais John M. Stahl, Douglas Sirk ou Vincente Minnelli. Ce fût pour moi une sorte de révélation, dont je ne me suis pas départi depuis. Ou avec des cinéastes qui semblent un peu mêler tout cela : l’œuvre de Jacques Becker m’a beaucoup impressionné parce qu’elle passait de la comédie à quelque chose de plus dramatique ou mélodramatique.

Vos goûts suivent l’évolution de votre cinéma qui, au départ, est davantage dans la comédie, parfois plus franche ou burlesque, ou simplement de mots, puis évolue de plus en plus vers un mélange de comédie dramatique, voire de mélodrame…

Je ne sais pas si mes goûts évoluent nécessairement, ils sont très classiques. Je suis un cinéaste qui a puisé ses racines dans un cinéma classique, et qui reste à tort plutôt imperméable à beaucoup de choses de mes contemporains. J’ai oublié de citer Woody Allen qui a beaucoup compté, mais un peu plus tard, quand j’ai commencé à faire des films. Il filmait avec des budgets restreints ses obsessions du couple, du désir, de la morale. Des thèmes qui me sont chers, mêlant la comédie et la gravité. Et avec des solutions de mise en scène que je trouvais extrêmement modernes, notamment par sa rencontre avec le directeur de la photographie Gordon Willis, ce que son cinéma a apporté de nouveau au cinéma mondial. C’est aussi très difficile de ne pas penser à Éric Rohmer, un cinéaste qui m’obsède quasiment tous les jours, même si je revois rarement ses films.

Qu’est-ce qui vous obsède en particulier chez Rohmer ?

Ses solutions de cinéma, ses obsessions qui s’expriment avec beaucoup de grâce. C’est aussi son économie qui donne autant de grâce à ses films, qui peuvent nous faire dire qu’on peut faire des films très gracieux avec très peu d’argent. La question de l’argent et des contraintes obsède les cinéastes. Après, j’aime aussi la profondeur qu’il arrive à créer avec des personnages qui pensent, ont des idées sur les choses, où des conflits d’idées sont déployés avec grâce et fantaisie. C’est comme si Rohmer proposait une voix du cinéma qui offrait des développements, comme la voix d’un peintre en peinture, qui ouvre un champ qui ne me semble qu’amorcé mais que je trouve passionnant, parce que très concret dans les moyens avec lesquels on peut faire des films aujourd’hui.


Et qu’aimez-vous chez Blake Edwards, un réalisateur américain qui ne s’inscrit pas dans la période classique ?

Beaucoup de choses. Déjà, c’est quelqu’un qui a une certaine forme de gourmandise de cinéma, qui n’a pas peur d’essayer. Un esprit et un humour qui aiment les personnages maladroits, dans lesquels je me reconnais, avec une grande empathie et qui est rarement dans le sordide. J’aime sa façon de diriger les acteurs. Micki et Maude, pour moi, est un exemple réussi et quasi unique d’une histoire d’homme partagé entre deux femmes. Nous, spectateurs, sommes aussi partagés entre ces deux femmes, nous les aimons autant que lui. Je trouve que c’est quelque chose d’incroyable, d’extrêmement réussi, qui dépasse les questions morales. Le film a aussi parfois un côté drôle, un peu potache. Un film qui fait mourir de rire et aussi pleurer, qui est un peu fou. Blake Edwards n’est jamais prétentieux, n’essaie jamais d’en mettre plein la vue. C’est ce qui lui permet chaque fois de faire des scènes d’anthologie. Quand il est bien avec son personnage, il a aussi une façon de développer les scènes avec des idées de gag. C’est un cinéaste qui est aussi sentimental. Il y a ce mélange entre le sentiment et le gag, que j’adore et qu’on peut retrouver chez Leo McCarey, Lubitsch ou Billy Wilder. J’adore ce genre de cinéaste, où l’on peut rire et pleurer en même temps. Toujours cette idée de l’homme qui glisse sur la peau de banane : c’est drôle, mais en même temps il se fait mal. Ce sont des cinéastes qui savent varier les distances et jouer avec notre empathie. Blake Edwards est un cinéaste qui fourmille d’idées et qui ne va pas pas essayer d’en imposer. Il y a quelque chose que je n’aime pas dans les cinéastes qui en imposent, même s’il y a des génies qui en imposent par leur élégance. Lubitsch, c’est tellement élégant que cela en impose, mais néanmoins il n’y a rien qui en impose dans ses films. Rohmer en impose par son génie mais, en même temps, rien n’en impose dans sa manière de faire des films. Et il y a des cinéastes géniaux qui en imposent et qui m’impressionnent beaucoup, comme Kubrick ou Scorsese. Ils ont un rapport aux choses et aux personnages duquel je suis plus éloigné. Je pourrais en citer d’autres, mais je ne peux pas me nourrir de ce cinéma trop imposant pour moi. Je ne peux faire que des petites choses. Après, ce que j’aime au cinéma, c’est quand les petites choses deviennent profondes. J’ai ce goût de l’apparente désinvolture.

Vous nous avez pourtant dit vous être intéressé, plus jeune, à des cinéastes comme Tarkovski ou Wim Wenders, au style marqué…

Je n’ai pas ce souffle-là en tant que cinéaste, d’une certaine manière. Ce sont des films forts et très impressionnants, mais qui ne m’accompagnent pas dans ma vie personnelle, qui ne me touchent pas dans mon intimité. À part Eyes Wide Shut de Kubrick, qui me touche plus parce qu’il traite de la question du couple. Mais cela ne m’empêche pas de trouver leurs films prodigieux. Le sublime ne touche pas mon intimité : je le vois, comme un paysage impressionnant à la montagne, mais il y a comme une séparation. Dans ce que je suis, dans mon quotidien, je ne m’y retrouve pas et cela ne m’alimente donc pas dans mon écriture.

Vous aimez retourner vers des cinéastes pour leurs obsessions. Quelles sont les vôtres ?

Je pense vraiment qu’aucun cinéaste n’est vraiment conscient de son obsession. On me dit qu’on me reconnaît à travers mes scénarios, mes films, mais cela m’échappe. C’est quelque chose qui nous échappe.

Pensez-vous que nous avons perdu la grâce, aujourd’hui, dans le cinéma ?

Quand on voit les œuvres du passé, c’est la crème de la crème. Le nombre de films merveilleux et passionnants des années 30 est incroyable, mais on oublie ceux qu’on a aussi complètement oubliés, peut-être à tort pour certains. Dans le flot, on n’en voit qu’une partie. Si l’on compare ce qui s’est passé dans le cinéma, on va dire du début du parlant jusqu’à la Nouvelle vague, cela nous paraît un champ absolument immense et tellement rempli de chefs d’œuvre. Si nous regardons le cinéma des années 90 à 2020, c’est beaucoup plus difficile d’en retirer une matière aussi riche. L’avenir le dira, il faut filtrer tout cela. C’est le travail que font les critiques, les universitaires, les rétrospectives. Un travail de tri, lent, qui bouge. On verra ce qu’il en apparaîtra. Dans les années 90, lorsque j’étais jeune étudiant, on ne pouvait pas échapper à la Nouvelle vague, d’une certaine manière. Aujourd’hui, ce courant apparaît beaucoup plus lointain, c’est un peu autre chose.

4. LE FILM POLICIER, CRIME ET MORALITé

Vous évoquez Woody Allen ou Éric Rohmer parmi les cinéastes qui vous inspirent et vers lesquels vous revenez. Y a-t-il des cinéastes admirés dont vous revoyez les œuvres en tant que simple spectateur, sans qu’ils intéressent de plus près votre cinéma ?

Oui, très souvent. J’ai revu il y a quelques jours, pour la énième fois, Le grand sommeil d’Howard Hawks, qui est très loin de ce que je fais mais ne m’empêche pas un plaisir de cinéma intense. Mais tout ce qui nous touche nous alimente, d’une certaine manière.

Qu’est-ce qui vous stimule dans Le grand sommeil ?

La force des interprètes, l’intelligence de la mise en scène, à travers une intrigue qui fonce à toute vitesse, d’où se dégage une certaine forme de beauté et de grâce.

Vous voyez-vous, un jour, faire un film policier ?

Ah j’aimerais beaucoup ! Cela fait des années que je rêve de faire cela car j’adore les films d’enquête. Mais j’ai des blocages, filmer un meurtre ou la vie d’un policier, alors que des cinéastes pleins de fantaisie comme Truffaut, Blake Edwards ou Billy Wilder ont mis des policiers dans leurs films. J’ai un blocage, comme si je ne me sentais pas légitime, que je n’y arriverais pas.

Vous semblez pourtant vous débloquer de film en film, sur le fond comme sur la mise en scène. Vous finirez peut-être un jour par trouver le bon angle, en quelque sorte…

Quelqu’un meurt dans mon dernier film, c’est un début. (rires) Je devrais peut-être faire un court-métrage pour me donner un peu de courage.

Dans certains Films Noirs, comme Boulevard du crépuscule, La Femme au portrait, des Hitchcock, les personnages ne sont pas forcément des policiers. Vous ne vous sentez pas encore prêt pour cette gravité...

Ce n’est pas une question de gravité, c’est plutôt l’univers du policier, l’intrigue, le crime qui est un peu sordide. Ce serait sortir du sordide pour aller davantage vers la mythologie. Dans les histoires d’enquête de films étrangers, chinois ou américains, il y a une distance d’emblée. Dans un film étranger, on échappe à un hyper réalisme parce que les personnages ne parlent pas exactement la même langue, ne sont pas exactement habillés comme nous, les appartements sont différents. Il y a cette déformation qui permet une forme de science-fiction. Mais il y a quelque chose d’un peu lourd dans le film policier en France, qui manque peut-être de mythologie.


Boulevard du crépuscule de Billy Wilder

Quelque chose revient dans vos films : la manière de mettre en scène des personnages dont vous essayez de comprendre les motivations, qui essaient parfois de faire le bien, pétris de bonnes intentions, mais n’y parviennent pas et font presque souffrir à leurs dépens. C’est ce que vous dites aimer dans les films de Lubitsch ou Rohmer. Les pulsions négatives des personnages peuvent-elles vous intéresser ?

Oui car j’aime beaucoup le cinéma de Mankiewicz où l’on peut trouver ces figures, comme chez Hitchcock ou Lang. J’ai essayé de le faire à deux reprises, avec le personnage de Dolorès dans Une autre vie, et Madame de La Pommeraye dans Mademoiselle de Joncquières, avec son désir de vengeance. J’ai eu beaucoup de plaisir à le faire. À chaque fois, il y avait une mise à distance, presque un truc de science-fiction qui me permettait de le faire et me rapprocher de la mythologie. Quoiqu’il en soit, dans les films qui se passent à l’époque contemporaine, je crois à un certain réalisme et j’essaie de m’éloigner d’une forme de sordide, filmer les choses que j’aime. J’aime la cruauté au cinéma mais pas le sordide, il y a une différence. C’est pour cela que je trouve qu’il y a en effet davantage de cruauté dans les personnages qui essaient de bien faire, même s’ils sont mus par des appétits égoïstes. Ce qui vaut chez Shakespeare, c’est justement cette dimension mythologique. On la trouve dans certains Woody Allen, ce que je trouve génial dans Crimes et délits : le personnage de Martin Landau est extraordinaire, le sordide s’exécute un peu malgré lui et en même temps c’est quelqu’un qui essaie de bien faire. Je trouve cela extrêmement bien réussi.


A gauche Dolores et à droite Madame de la Pommeraye

Dans Match Point, le personnage masculin, pris entre deux femmes, abat avec froideur et sans aucun scrupule son amante. Est-ce quelque chose qui vous séduit en tant que spectateur, ou est-ce trop sordide pour vous ?

Même si ce n’est pas mon préféré de Woody Allen, j’aime beaucoup le film. C’est peut-être d’autant plus réussi que c’est un film américain, avec cette dimension de satire sociale que je ne sais pas trop faire. On pourrait rapprocher en cela Woody Allen de Claude Chabrol, qui aurait pu faire un très bon Match Point. Chabrol fait partie des cinéastes français qui échappent à ce sordide et arrivent un peu à atteindre une mythologie. Sans doute grâce à son admiration du cinéma américain. Et il a cette forme de décontraction, d’intelligence, de moquerie d’un cinéma qui ne se prend pas au sérieux. Quand on fait des films c’est autant une question de maîtrise que de personnalité, d’esprit. Il y a du panache chez Chabrol, je n’ai pas ce panache-là.

Aimeriez-vous en avoir ?

On aimerait avoir le panache de tous les cinéastes qu’on admire. En revanche chez Rohmer, qui est pour moi un cinéaste d’une grâce complètement autre de Chabrol (on sait leur amitié et leur proximité dans la cinéphilie, ils ont même écrit ensemble sur Hitchcock), chez Rohmer il n’y a pas de meurtres, de morts. C’est là où je me rapproche de lui. J’aime beaucoup ce que dit Woody Allen sur Manhattan ou Hannah et ses sœurs, qu’il juge ratés et dont il avait honte. Il aimerait faire du Bergman ou du Marx Brothers. Il est tiré entre les deux et estime rater la plupart de ses films. Mais c’est parce que chaque cinéaste est pris dans des admirations antagonistes qu’il a l’impression de rater ses films. En même temps, les spectateurs voient quelque chose qui apparaît entre les deux.

5. FILMS à GRAND SPECTACLE

Allez-vous voir des films de genre ou d’exploitation, très éloignés de votre cinéma ?

J’ai des enfants, j’ai vu avec eux les Spider Man de Sam Raimi. Je trouve que ce sont 3 chefs d’œuvre, des films absolument géniaux, avec un enthousiasme sans frein. Des réussites hors du commun, d’intelligence, à la fois de plaisir et de profondeur. Avec une façon de varier les points de vue du spectateur sur les personnages, de s’interroger moralement, d’être sentimental… Je trouve ces films absolument prodigieux. C’est du grand art. On a récemment revu toute la série des Mission : impossible. Dans le dernier, réalisé par Christopher McQuarrie, j’ai retrouvé un plaisir d’enfant, quand je regardais Hitchcock. C’est prodigieux. Ils plaisent aux enfants et pourtant on pense tout le temps. Il y a le plaisir du cinéma, ce ne sont pas des films idiots, ils nous font gamberger tout le temps. Avec évidemment un plaisir d’aventures. Ce sont de grandes réussites. Je n’ai pas non plus cité Brian de Palma ni John Carpenter…


Spider-Man 2 de Sam Raimi

Seriez-vous allé les voir de vous-même, sans vos enfants ?

Je n’en sais rien. Mais maintenant j’y pense, d’autant plus que ce sont des rendez-vous que nous apprécions tous ensemble. Ils sont fans comme moi de Jim Carrey, nous avons vu les deux Dumb and Dumber, avec un grand plaisir. C’est un acteur qui a fait des choses formidables, et d’autres films moins bons où il est quand même génial. Avec mes enfants, je revisite une cinéphilie de films « grand public » d’action ou d‘aventures, souvent avec plaisir, tout en glissant parfois des choses plus pointues. J’ai réussi à leur montrer Fenêtre sur cour, l’autre jour, et cela leur a plu. Mais tous les films que je souhaite leur montrer ne leur plaisent pas forcément. C’est avec les dessins animés que j’ai du mal, je préfère quand il y a des acteurs.

6. CINéMA ET CINéASTES D’AUJOURD’HUI

Y a-t-il des cinéastes contemporains qui trouvent grâce à vos yeux, dont vous ne manquez aucun film ? Vous nous avez surtout parlé d’un cinéma ancien...

J’ai plutôt tendance à me nourrir des cinéastes d’avant, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des cinéastes actuels que je trouve très intéressants. Il y en a un certain nombre dont je suis curieux de voir les films, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont des référents ou des références. C’est le cas de Guillaume Brac ou Bruno Podalydès, par exemple. On pourrait en citer davantage mais c’est ce qui me vient sur le moment ! Ou chez les Américains : Clint Eastwood ou David Fincher. Même si je n’ai pas encore vu The Killer, j’ai une vraie fascination pour David Fincher. Un cinéaste absolument passionnant, qui a quelque chose d’un Hitchcock contemporain. Son cinéma est d’une grande intelligence, d’une grande profondeur. Si on regarde cette année, dans les auteurs français il y avait Catherine Breillat avec L’Eté dernier, Claire Simon avec Notre corps. Le film de Sophie Letourneur, Voyage en Italie. Tout récemment j’ai beaucoup aimé Priscilla, le dernier Sofia Coppola. Nanni Moretti, Almodovar, Kaurismaki sont aussi des cinéastes que je suivais avant de faire des films, et que je continue toujours à suivre. Parmi ceux que j’ai découverts récemment il y a Ryusuke Hamaguchi, dont j’ai beaucoup aimé Senses et Les Contes du hasard. Drive My Car, un peu moins. Le cinéma c’est aussi les films dont on va discuter avec des amis. On se retrouve à un diner et on a envie de partager. Parfois on va voir le film pour pouvoir participer à une conversation, à un débat d’idées. C’est l’un des rôles du cinéma de permettre des discussions. D’autant que quand on fait des films, on côtoie des gens qui en font et qui en regardent.

Partagez-vous l’enthousiasme autour d’Anatomie d’une chute qui a récemment remporté plusieurs césars et un Oscar ?

Je suis très heureux, non seulement car j’ai beaucoup aimé le film, mais aussi parce que c’est un joli succès pour le cinéma indépendant français.

Un film récent dont vous trouvez qu’il mériterait plus de considération que ce qu’il a reçu ?

Tout à l’heure, je parlais du dernier Breillat que j’ai trouvé vraiment très bien malgré sa réception mitigée. L’année dernière, À l’abordage de Guillaume Brac.

7. REVOIR DES FILMS AVANT DE FAIRE UN FILM

Avez-vous un autre rapport de spectateur depuis que vous faites des films ?

Je les vois plus sporadiquement en salle, parce que j’ai eu des enfants, une vie de famille. C’est beaucoup passé par le DVD, maintenant par la VOD, et par ce que me disent mes amis. D’autant plus que, si je suis beaucoup sur Paris, je vis à Marseille et pas tellement à proximité d’un cinéma.

Lorsque vous préparez un film, en revoyez-vous spécifiquement pour vos recherches ?

Ce fut le cas pendant très longtemps, on revoyait des films avec mon chef opérateur, Laurent Desmet. Sur le dernier, Une chose et son contraire, on l’a peut-être moins fait, sans doute parce qu’il y avait des partis-pris de mise en scène sur lesquels on avait moins de références. Mais revoir des films avant de tourner permet de recomposer une sorte d’esprit de découpage.

Sur Mademoiselle de Joncquières, pour le moment votre seul film d’époque, y a-t-il eu des références de films en costumes ou avez-vous choisi de ne pas vous référer à des œuvres passées ?

Nous avons vu beaucoup de films en costumes, surtout ceux qui se déroulaient au 18e siècle. Nous avons vu évidemment La Marquise d’O d’Éric Rohmer, ou par exemple Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears ainsi que Valmont, la version de Milos Forman. Nous nous sommes pas mal intéressés au film de Frears parce qu’il y avait beaucoup moins de moyens que sur le Forman. On voit pas mal de films, parfois pour s’en inspirer mais parfois aussi pour s’y opposer : nous avons choisi des partis-pris qu’on ne trouvait dans aucun film. Parce que les décors sont impressionnants, les films en costumes sont souvent tournés avec un découpage très basique et classique. Nous avions envie d’amener autre chose en nous déployant dans le décor pour compenser des moyens limités, non par des grands plans d’ensemble mais à travers du mouvement et des déplacements, avec des personnages qui ne sont quasiment jamais assis. Comme nous avions d’excellents comédiens, avec beaucoup de dialogue, l’idée a été de faire des plans-séquence, le format scope permettant des compositions d’images à deux personnages.



La Marquise d'O d'Éric Rohmer - Mademoiselle de Joncquières d'Emmanuel Mouret

À côté de Woody Allen que vous citez beaucoup, y a-t-il d’autres réalisateurs qui vous ont inspirés par rapport aux plans séquence ?

Il y a Mike Nichols, Truffaut dans son travail avec William Lubtchansky. Avec Laurent Desmet, nous nous sommes

aperçus que le plan-séquence n’était pas aussi souvent utilisé que cela. Il y en a, bien sûr, mais souvent montrés comme prouesse, pour en mettre plein la vue, sur des passages d’un décor à l’autre par exemple. Mais des plans-séquence découpés dans un même décor, c’est plus rare. Ce qui nous a intéressé chez Truffaut et Woody Allen, c’est que les plans-séquence n’étaient pas démonstratifs, ne se voyaient pas, et s’avéraient être des solutions de mise en scène assez élégantes. J’avais vu beaucoup de film sans faire attention à ces plans-séquence, au départ. Il y en a aussi chez Hong Sang-soo, mais c’est encore autre chose, faits d’une manière assez particulière. Nous étions intéressés par des plans qui cherchaient la prouesse du comédien mais pas de l’image.

Vous avez souvent évoqué l’importance du dialogue entre votre chef opérateur et vous, dans le processus de création. Vous propose-t-il d’analyser des films auxquels vous n’auriez pas pensé ? S’est-il adapté à votre propre cinéphilie ? Vous opposez-vous parfois sur certaines choses ?

Nous ne nous opposons pas. Laurent m’a amené vers des films et a développé beaucoup de choses dans ma cinéphilie. Dans la bande, il est notre plus grand cinéphile. Il ne m’a pas tant fait découvrir que de me permettre d’analyser parfois « la mise en images » des films que j’avais déjà vus, comme chez Truffaut ou Woody Allen, en me pointant du doigt la façon dont ils avaient travaillé avec leur directeur photo. Il m’a fait découvrir les films de Blake Edwards, comm

e Ten ou Micki et Maude

, que je ne connaissais pas.

8. ADAPTATIONS ET REMAKE

Votre filmographie n’est pratiquement composée que d’œuvres originales…

Sauf pour Mademoiselle de Joncquières. Pour Chronique d’une liaison passagère, j’ai adapté un brouillon de scénario. J’ai participé une fois à un atelier d’écriture, j’ai encouragé Pierre Giraud à développer deux scènes qu’il avait écrites, dont j’aimais beaucoup la situation et les personnages. Il m’envoyait des scènes, je le dirigeais un peu dans son écriture, jusqu’à obtenir une ébauche de scénario. À un moment donné, il n’arrivait plus à avancer, je lui ai alors proposé d’adapter son ébauche à ma façon, il a accepté.

Par rapport à la riche cinéphilie que vous avez, y a-t-il des films dont vous aimeriez faire le remake ?

J’aime beaucoup l’idée du remake car lorsqu’on n’est pas à la source d’une œuvre, on s’exprime presque mieux. Je ne saurais comment l’expliquer. C’est comme les auteurs masculins qui peuvent mieux s’exprimer dans des personnages féminins parce qu’il y a moins de pudeur. Dans Mademoiselle de Joncquières j’avais quelque part moins de pudeur, c’est un film sur lequel j’ai pris énormément de plaisir à m’exprimer. Pareil sur Chronique d’une liaison passagère.

S’il y avait un remake rêvé, en dehors de toute question de droits ou de déférence ?

Un souvenir me revient, j’en avais parlé à Jean Douchet, je devais être un peu fou : je lui avais dit, un peu gêné, que j’adorerais faire un remake de L’Amour l’après-midi. Je crois que Rohmer était encore vivant. Douchet m’avait répondu que c’était une excellente idée, que Rohmer serait très heureux. Souvent, en revoyant des films qui me plaisent, j’aimerais en faire le remake. Micki et Maude, par exemple. Ça oui, j’ai toujours un peu cette idée en tête. Cela devrait peut-être rester entre nous… (rires)


A gauche Caprices d'Emmanuel Mouret - à droite l'Amour l'après-midi d'Eric Rohmer

9. MUSIQUE DE FILM, FILM MUSICAL

Il y a occasionnellement de la musique originale dans vos films, sinon ce sont des morceaux pré-existants de musique classique, de différentes époques. Écoutez-vous de la musique de films ? Écoutez-vous les musiques que vous utilisez ? Comment les choisissez-vous ?

Cela se passe surtout entre mon monteur Martial Salomon et moi, pendant la phase de montage. C’est vrai que nous avons beaucoup pioché dans un répertoire classique connu. Parfois, quand j’écoute quelque chose, j’essaie de le mettre de côté. Cela se fait un peu à tâtons, c’est une petite cuisine. Nous écoutons peut-être davantage de musique lorsque nous sommes en montage. Je ne suis pas du tout un connaisseur en musique de films, on utilise sur nos copies de travail des morceaux de grands compositeurs comme Georges Delerue, Francis Poulenc, Chostakovitch, etc. À titre indicatif, pour montrer une intention. Par exemple, sur mon dernier film, nous avons mis pas mal de morceaux de Madame Butterfly d’Howard Shore, mais c’est Benjamin Esdraffo qui va composer sa propre musique.

Y a-t-il des films musicaux que vous appréciez ? Vous imaginez-vous faire un film musical un jour ou est-ce trop loin de votre sensibilité ?

Ce que j’aimais dans les comédies musicales classiques, c’était surtout la danse. La danse classique, les claquettes, des choses comme cela. C’est ce qui m’impressionnait, davantage que le côté chanson.

Vous n’avez jamais pensé mettre de la danse dans vos films ?

Dans ce cas, il faudrait le faire avec des danseurs. Mais il n’y a plus vraiment de Fred Astaire, Ginger Roger, Cyd Charisse ou Gene Kelly, même si Jacques Demy avait réussi à le faire de manière prodigieuse. C’était la fin d’une époque.

Damien Chazelle fait ce qu’il peut avec des acteurs qui ne sont pas vraiment danseurs, dans La la land

Je n’ai pas vu La la land malheureusement !

10. CINéMA à LA MAISON, DVD, VOD

Collectionnez-vous des films ?

J’ai un placard rempli de DVD mais je n’ai plus de lecteur. Maintenant, j’utilise surtout la VOD. Mais c’est presque plus compliqué de se mettre d’accord sur ce que l’on va voir car cela peut prendre des heures. C’est surtout satisfaisant par la simplicité d’utilisation. Je n’utilise pas les services de streaming.

Regardez-vous beaucoup de films chez vous ?

Je dois voir en moyenne 4 films par semaine.

La VOD a-t-elle suscité des découvertes ?

Non, parce que j’utilise la VOD quand je cherche un film précis.

Lorsque vous êtes invité dans des festivals, allez-vous voir les films projetés ?

Pas assez malheureusement, je le reconnais.

Quel est votre rapport aux séries ?

Je suis un peu passé à côté, j’ai trop de retard.

11. éVOLUTIONS TECHNIQUES, NUMéRIQUE, RESTAURATIONS

Avez-vous un avis sur les nouvelles technologies d’image, le 4K, pour vos propres films ?

Je ne suis pas du tout calé techniquement, ni pour regarder des films chez moi. J’ai un vidéoprojecteur vraiment basique. Mon directeur photo Laurent Desmet dit que les caméras sont devenues tellement précises qu’elles sont dermatologiques : j’aime bien cette expression, mais il a raison. Pour avoir une belle image de cinéma, il faut contrer cette précision, notamment sur les visages car on peut voir tous les défauts. Il doit pour cela trouver de vieux objectifs, ajouter plein de filtres pour adoucir le rendu des peaux.

Avez-vous ressenti le passage de la pellicule au numérique ?

Je suis passé au numérique sur Une autre vie. Je commençais à travailler davantage le plan-séquence. Non, cela n’a rien changé pour moi.

Vous n’avez pas ressenti de différence majeure en tant que spectateur de vos films ?

Les films sont montés en virtuel, sur des écrans. La vraie question c’est d’échapper à une image qui fait vidéo. Laurent fait ce traitement en amont, au tournage, en utilisant des objectifs spécifiques qui atténuent le piqué un peu trop net. Au montage, cela ne se voit pas tant que cela. Et une fois le film mixé, je ne le revois plus. Il y a quelques jours, je regardais chez quelqu’un un film tourné en pellicule, sur un écran dont les réglages donnaient une sensation de mouvement fluide, comme en vidéo. Le film devait aussi avoir été restauré car la définition était extrêmement précise. J’ai trouvé cela horrible. D’où l’importance de bien régler son écran...

Vous préoccupez-vous de l’édition de vos films ? Souhaitez-vous une sortie en HD, par exemple ?

Nous n’avons aucun pouvoir là-dessus, et c’est souvent une grande déception. Je sais que pour certains amis proches, c’est très important. Ils sont très en attente d’un Blu-ray et sont parfois très déçus que mes films ne soient proposés qu’en DVD, ou que le Blu-ray ne soit pas de bonne qualité. C’est sans doute une question de coût pour l’éditeur. Personnellement, je fais surtout attention à la partie des suppléments, j’essaie depuis de nombreuses années d’inclure l’un de mes courts métrages. Je suis en train de terminer un court métrage co-réalisé avec Carmen Leroi, qui a participé à l’écriture de mon dernier film. Il pourrait faire partie du prochain DVD, même si c’est une autre production. On verra.

Êtes-vous amateur de making-of ?

L’idée me plaît mais je ne les regarde pas, en général.

Aimeriez-vous que vos premiers films, sortis dans les années 2000, soient restaurés ou plus simplement réédités ?

Oui, en tout cas de les restaurer car, jusqu’à Une autre vie, une grande partie de mes films n’a pas de DCP. Ils ne peuvent donc pas être projetés en salle.

12. LA PLACE DU SON, MIXAGE, AMBIANCE ET VOIX

La chose à laquelle je suis le plus sensible dans un film est le son. C’est le son qui nous arrive en premier, qui donne une ampleur et nous émeut. Les voix, la musique, l’ambiance. Ce qui choque dans les projections de travail, c’est le son qui n’est pas encore finalisé, quand on n’a que le silence du plateau. Pour moi la qualité du son ne se résume pas aux mixages actuels, avec cette mode d’avoir une grande amplitude, d’aller vers les basses. Je déteste les basses au cinéma, qui ne sont que des effets. Il y a d’ailleurs une sorte de contagion qui s’est opérée sur les films d’auteur et le cinéma plus simple, où le rapport aux basses est devenu beaucoup trop important. Les films classiques sont parfois plus émouvants parce que les voix se situent dans une tonalité medium qui va directement dans l’oreille. Alors que le son des films récents est parfois perdu dans une amplitude de basses qui est finalement moins vive, moins directe, qui me touche moins. Ou ce qui est épouvantable, lorsqu’on projette un film chez soi, c’est quand on ne doit pas décrocher de la télécommande parce que soit la musique et les basses vont sortir très fort, soit les voix sont très faibles, et l’on doit en permanence monter ou baisser le volume sonore. On peut même trouver des voix peu mises en avant dans une salle de cinéma. Je crois vraiment que c’est par le son que le film se communique en premier, l’émotion vient du son et non de l’image.

On peut le comprendre à travers les films de parole que vous réalisez ou appréciez avec Woody Allen ou Rohmer.

Cela n’a pas seulement à voir avec la parole. C’est une question de traitement, à la fois du silence, des ambiances, de la musique. On comprend beaucoup par sa voix ce qui traverse un personnage. C’est, je trouve, la grande faille des écoles de cinéma qui mettent beaucoup trop l’accent sur l’image, en oubliant tout ce qui passe par le son. Je trouve que le son n’est pas encore considéré à sa juste valeur.

Beaucoup de ce qui est dit sur le son aujourd’hui insiste sur les effets, comme la multi spatialisation qui vient maintenant du plafond. Pour vous, l’enjeu le plus important n’est pas forcément cela…

Émotionnellement, non. L’aspect sensation existe mais ce n’est pas cela qui va toucher davantage. La restitution et la qualité du son me touchent évidemment beaucoup, je ne dis pas qu’il faut des enceintes pourries, mais je pense qu’il y a encore un rapport à travailler dans ce spectre qui vise d’abord quelque chose de démonstratif avant l’émotion. Surtout dans un cinéma plus indépendant, plus modeste, parfois enregistré avec un grand spectre mais qui ne rend pas quelque chose de très clair.

Les films de Woody Allen sont systématiquement en mono, il n’y a jamais de 5.1, même pas de stéréo…

Il y a déjà toute sa musique, qui date des années 30. En anglais, les voix sont encore plus dans les mediums et permettent aussi une vivacité. Même en étant en mono, dans un spectre relativement réduit, rien ne manque. Le son nous arrive assez directement. Cela participe au rythme de ses films, les choses sont moins noyées. Je pense que c’est voulu parce qu’il comprend que quelque chose est opérant, là-dedans. Je ne sais pas si vous écoutez du jazz, mais entre les enregistrements précédant les années 60 et ceux plus complexes d’aujourd’hui, la dynamique n’est pas du tout la même. En terme de plaisir, je préfère les vieux enregistrements, plus émouvants, plus droits, plus simples, qui claquent plus car moins étalés, à ceux d’aujourd’hui qui en mettront peut-être davantage plein les oreilles, parce qu’on va entendre cela ici ou là, où ce sera spatialisé. Et j’aime aussi cette forme de petit souffle, je trouve que cela apporte une vie.

13. UN SOUHAIT D’éDITION

Pour conclure, y a-t-il parmi les films anciens auxquels vous êtes attachés, difficiles à trouver, et que vous aimeriez voir réédités ou restaurés afin qu’ils soient visibles dans de meilleures conditions ?

Avec le temps, beaucoup de films ont fini par ressortir, comme mon film préféré de l’histoire du cinéma, Les Onze Fioretti de François d'Assise, de Rossellini, qui a été restauré il y a peu de temps mais que j’ai dû voir pendant longtemps dans une mauvaise qualité. J’ai vu un grand nombre de classiques sur un petit écran donc je ne peux vraiment juger de leur qualité de restauration. Je me souviens avoir vu certains films à la télévision dans des conditions compliquées. Notamment Mort à Venise de Visconti, qui m’a quand même bouleversé malgré une image très moyenne, sur un tout petit écran. Tout à l’heure j’ai parlé de Micki et Maude, qui est invisible. Dans des festivals où l’on me proposait une carte blanche, cela m’est arrivé de le demander sans pouvoir l’obtenir. Il y a une copie très abîmée à la Cinémathèque de Bruxelle et il n’y en a pas à la cinémathèque Française !

(1) Le cinéma de Jean-Louis Comolli, parole et utopie, sous la direction de Isabelle Le Corff et Anthony Fiant, réédité en 2024 chez Warm
(2) regroupés dans le coffret DVD Marseille contre Marseille, sorti chez Doriane Films en 2015

Propos recueillis le 8 mars 2024. Tous nos remerciements à Emmanuel Mouret pour le temps qu'il nous a accordé.

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Par Stéphane Beauchet et Nicolas Bergeret - le 5 novembre 2024