Interview cinéphile fleuve de Nicolas Boukhrief qui revient avec nous sur la construction de sa culture, de ses gouts et ses dégouts, lui qui a fait ses armes comme journaliste et critique avant de passer derrière la caméra. Il revient avec générosité sur son parcours, au long duquel la passion pour le cinéma de l'a jamais quitté. Un entretien à dévorer sans modération...
Repères biographiques : Nicolas Boukhrief est né en 1963 à Antibes. Il abandonne ses études de cinéma commencées à Paris pour rejoindre l'aventure Starfix, magazine dont il sera journaliste dès sa fondation en 1983. Après avoir été l'assistant du cinéaste Polonais Andrzej Żuławski il réalise son premier film en 1995, Va Mourire. Son troisième film, Le Convoyeur (2003), polar brutal et stylisé sur fond social, marque les esprits. Il continue dans la veine policière avec Cortex (2008) et Gardiens de l'ordre (2009). Son thriller Made in France (2015), abordant le sujet de la radicalisation islamiste dans les banlieues parisiennes, résonne de façon troublante avec l'actualité et se voit privé de sortie salle. Il change de registre avec le drame romantique en costume, La Confession (2016) puis avec l'adaptation pour la télévision du manga fantastique de Jiro Taniguchi, Un ciel radieux (2017). Il retrouve ensuite le polar avec Trois Jours une Vie (2019), sur un scénario de Pierre Lemaître. Son dernier film en date, Comme un fils, qui aborde le sujet de l'éducation dans la communauté Rom, est sorti en salle en 2024.
SOMMAIRE
1. PREMIERS SOUVENIRS DE CINÉMA
2. UNE PASSION ADOLESCENTE : GENRES POPULAIRES ET CINÉMA FANTASTIQUE
3. FANZINES, ADORATION ET CONTESTATION
4. L’AVENTURE STARFIX, UNE CINÉPHILIE COLLECTIVE
5. LE CINÉMA DE ZULAWSKI
6. LE CINÉMA FRANÇAIS DES ANNÉES 80, LE CINÉMA ITALIEN
7. ETRE UN PASSEUR, LA CRITIQUE AUJOURD’HUI
8. LA CINÉPHILIE ET LES PREMIERS FILMS, RÉFÉRENCES ET INFLUENCES
9. FAIRE UN FILM FANTASTIQUE, FAIRE DE LA COMÉDIE
10. ANALYSER SES PROPRES FILMS, DÉCOUPAGE ET STYLE DE MISE EN SCÈNE
11. IMAGE, COULEUR ET RAPPORT AU NUMÉRIQUE
12. MUSIQUE DE FILM : L’ÉCOUTER ET LA TRAVAILLER
13. ALLER AU CINÉMA AUJOURD’HUI
14. CINÉMA À LA MAISON ET SUPPORT PHYSIQUE
15. LES PLATEFORMES ET LA SÉRIE
16. SORTIES VIDÉOS, MAKING OF, VERSIONS LONGUES
17. SOUHAITS D’ÉDITION
1. PREMIERS SOUVENIRS DE CINÉMA
DVDClassik : Vos premiers souvenirs de films sont en salle, avec vos parents, à Antibes. Vous avez déjà parlé de Fantasia, par exemple...
Nicolas Boukhrief : Le cinéma était alors la seule sortie culturelle possible pour une famille populaire dans cette région très acculturée qu’était la Côte d'Azur. Les films sortaient le vendredi et il y avait cette espèce de côté festif du week-end. Évidemment, les tout premiers films dont j’ai le souvenir sont des Walt Disney, qui étaient LES films familiaux incontournables... même si je garde effectivement un souvenir traumatique de la séquence des dinosaures dans Fantasia : ma mère a dû quitter la salle en m’emportant parce que j’étais totalement terrorisé par ce T-Rex, immense, qui déambulait sur l’écran avec sa gueule en sang. C'était aussi probablement trop moderne en termes de musique, avec la découverte du Sacre du printemps de Stravinsky, car nous n’écoutions pas de musique classique chez moi. Il faut ajouter la folie intrinsèque du projet Fantasia lui-même, qui est un film très particulier, assez unique dans l’œuvre de Disney, qui alterne des séquences sucrées et d’autres franchement expérimentales.
Fantasia (1940)
Mais il y a eu d’autres Disney qui m’ont profondément marqué comme Le Livre de la jungle, par exemple, qui reste aujourd’hui un de mes films d’animation préférés, avec son orphelin en recherche d’identité qui, après avoir tenté de devenir loup, puis éléphant, ours, singe et corbeau, finit par accepter sa véritable nature d’homme. Un propos qui reste très actuel aujourd’hui, où l’a notion d’identité est devenu si premium… Il n'y avait pas encore de magnétoscope à cette époque, donc aucun autre moyen que de les voir en salle puisqu’ils n’étaient jamais vendus à la télévision. Ainsi, les Disney ressortaient habilement tous les cinq ans, afin de pouvoir être montrés à une nouvelle génération. Les enfants étaient très bien appâtés par un programme télé qui passait des extraits bien choisis de dessins animés Disney le dimanche après-midi. Disney, c'était le maître en termes d’animation. Impossible d’y échapper. Je me souviens aussi d'un Lucky Luke qui était sorti en salle, de Tintin et le Lac aux requins (1972), d’un Astérix… Mais rien n’était aussi inscrit dans tous les foyers de France comme films pour enfants que la marque Disney. C’était une sorte de monopole, en fait.
Mes premières fictions en images réelles, dans ma prime enfance, ont été les films avec les Charlots comme Les Charlots font l'Espagne (1972). Je devais être en CE2 et je commençais à aller au cinéma tout seul, puisqu’il était situé à 200 mètres de chez moi. J’ai eu une grande passion pour les Charlots : Les Fous du stade (1972) de Claude Zidi ou Le Grand Bazar (1973) du même Zidi, qui parlait de la grande consommation. J'ai essayé d'en revoir certains : c'est affligeant en termes de mise en scène, mais c'est burlesque, il y a beaucoup de gags surréalistes. C'est plutôt sympathique, en fait. Et avec le temps, ces films nous documentent aussi incroyablement, de façon tout à fait involontaire, sur ce qu’était graphiquement la France à la fin des Trente Glorieuses !
Dans un autre registre, je me souviens aussi d’un kaijū-eiga qui m’avait fortement impressionné, au point d’en faire des cauchemars : Les Envahisseurs attaquent (1968), de Ishirō Honda, que je trouve toujours très réussi dans le genre, en plus d’y être très attaché pour des raisons sentimentales.
Après est arrivé James Bond, une autre passion d’enfance, grâce à une rétrospective qui s'appelait « Viva James Bond ». C’était tous les étés, avec trois ou quatre films projetés comme Goldfinger, Opération Tonnerre ou Bons baisers de Russie, souvent les mêmes, que je ne me lassais pas de revoir. On fantasmait de voir Au service secret de sa majesté, mais il ne passait jamais. Il était invisible parce qu’il n’avait pas marché et que le public avait rejeté George Lazenby en Bond, il était donc mis de côté... On est au moment des Diamants sont éternels (1971), la fin des Sean Connery et le début des Roger Moore, avec Vivre et laisser mourir (1973). Il y avait ces affiches aux graphismes similaires, où Bond avait toujours un flingue à la main et une fille couchée à ses pieds, sur fond d’explosions ou d’autres promesses d’action. Tous mes copains d’école partageaient cette passion absolue pour James Bond, ce personnage triomphant, invincible, qui serait aujourd’hui honni. Au rythme où vont les choses, ces films eux-mêmes pourraient d’ailleurs se retrouver un jour « cancel », du moins à la télé, vu le machisme puissant qu’ils véhiculent… Mais en tout cas, pour le petit garçon de la fin des années 60 que j'étais, c'était une icône absolue. Les films ne nous plaisaient pas seulement pour le personnage mais aussi pour leurs voyages dans des contrées exotiques, les sorties dans l’espace, les gadgets... Et sans que nous le sachions, sans doute aussi pour cette distance au fond très anglaise, cette sorte d’ironie qui permettait tout de même de ne pas les prendre complètement au sérieux. Une dimension que les Moore ont encore plus accentuée.
Il y a eu Mon nom est personne (1973) également, qui m'a beaucoup marqué. Les premiers Sergio Leone et Il était une fois dans l'Ouest (1968). Little Big Man (1970) d’Arthur Penn aussi. Je pense que ces références sont très communes aux jeunes issus de milieux populaires qui allaient au cinéma. C’est un parcours on ne peut plus classique.
À l’époque, les affiches de tout un tas de films interdits aux moins de 13 ou 18 ans nous faisaient également fantasmer. Quand on voit, à 7 ans, l’affiche de Dracula prisonnier de Frankenstein (1970) placardée sur le fronton de son cinéma, mais que ce film vous est interdit, c'est fascinant, terriblement attirant, générateur de fantasmes. Cela me fait rire aujourd’hui parce que j’ai vu bien plus tard ce film espagnol, un Jesús Franco qui est loin d’être son meilleur… et pas du tout effrayant.
Y avait-il des amateurs de cinéma dans votre famille ? Regardiez-vous les films ensemble ?
Oui, mon père était très amateur de cinéma, c’était notre programme télé principal. Il y avait à la fois la sortie en famille du week-end, puis très vite, puisque j’avais deux autres cinémas très proches de chez moi, des sorties en solo le mercredi. Donc j'y allais tout le temps. Comme j'étais dans une ville de province, c'est le cinéma populaire qui marchait. Nous n'avions pas accès à des films plus sophistiqués, ils n’existaient pas dans ces salles.
Il y a donc eu les James Bond en même temps que le western italien, et sont arrivés ensuite les films de Kung Fu. Nouvelle vague, nouvelle passion avec la folie Bruce Lee, les Chang Cheh... En fait, cela a été un raz de marée. Il y avait un film de Kung Fu chaque semaine : La Rage du tigre, La main de fer, Les Griffes de jade, Opération dragon et beaucoup de navets aussi, qui sortaient avec des titres improbables… Pour le jeune public qui allait les voir, cela a sans doute contribué à générer un début d’esprit critique car nous savions parfaitement faire la différence entre un bon et un mauvais « film de Karaté », comme on disait alors, un combattant virtuose et un autre qui ne l’était pas ou dénué de charisme.
En parallèle de cela, autre grande source de films, il y avait évidemment la télévision même s’il n’y avait que deux chaînes. Avec les films du dimanche après-midi par exemple ou ceux, plus graves, d’une émission à débat du soir qui s’appelait Les Dossiers de l’écran qui pouvait passer Du Silence et des ombres de Robert Mulligan, pour parler du racisme, ou Les Innocents de Jack Clayton, pour parler de spiritisme. On avait la chance, sur la Côte d'Azur, d’avoir aussi Télé Monte-Carlo qui diffusait quotidiennement le programme « Un Grand Film Chaque Soir ». Là, c'était tout et n'importe quoi : il pouvait y avoir Le Diabolique Docteur Mabuse de Fritz Lang, La Chevauchée fantastique de Ford, La Maison du Diable de Robert Wise tout comme beaucoup de films bis, des films d’espionnage, de cape et d’épées, des péplums, des films de SF américains, des Z, etc.
2. UNE PASSION ADOLESCENTE : GENRES POPULAIRES ET CINÉMA FANTASTIQUE
Comment ont évolué vos goûts avec l’adolescence ?
A partir de mon entrée en 5ème, je le situe très bien, le Kung Fu s'est épuisé au profit du fantastique, et je suis devenu dingue de cinéma fantastique dans les années qui ont suivi. Je voulais tout voir : Phantom of The Paradise, aussi bien que les derniers Hammer, genre Dracula 73, Les Sévices de Dracula ou Frankenstein et le monstre de l’enfer de Terence Fisher, ou encore les italiens avec L’Antéchrist ou La Tarantule au ventre noir. En fait, même si nous ne le savions pas, le cinéma fantastique vivait un âge d'or dans ces années-là, c'était donc merveilleux. Avoir 15 ans dans les années 70, c'était juste l'orgie. C’était les débuts du Festival d’Avoriaz qui faisait grand bruit : on voyait sortir en direct les Grands Prix comme Duel, Soleil vert, plus tard Carrie, tout comme les autres films de sa programmation, La Course à la mort de l’an 2000, Le Monstre est vivant ou le Phase IV de Saul Bass. Et comme la patronne des cinémas d’Antibes se contrefoutait des interdictions et voulait rentrer le maximum de cash, il n’y avait quasiment pas de contrôles à l’entrée. Du coup, j'ai pu voir tôt des films finalement assez violents. Je devais avoir 12 ans quand j’ai vu Un Justicier dans la ville, par exemple...
J'avais un ami qui vivait dans la même ville : c’était Christophe Gans. Même s’il était plus âgé que moi, à force de se retrouver dans les salles, nous avons commencé à sympathiser, à aller parfois au cinéma ensemble, ou à nous voir régulièrement pour parler des films que nous avions vus. Notre idée était de voir tout ce qui était fantastique, mais TOUT : on allait voir Le Gendarme et les extraterrestres ou le film avec Bud Spencer, Le Shérif et les extraterrestres, parce qu'il y avait des extraterrestres, l’horrible film disco Xanadu avec Olivia Newton John parce qu’une séquence s’y déroulait au Paradis… Même plus tard, quand nous étions majeurs, si un porno avait un argument fantastique, on allait le voir ! C'était une espèce d'obsession de cocher tout ce qui sortait et pouvait être fantastique. C'était un peu, sinon maladif, du moins totalement complétiste.
Comment se traduisait ensuite cette obsession ? Établissiez-vous des fiches au quotidien ?
À partir de 13 ans, j’ai commencé à faire des fiches. Elles étaient un peu absurdes parce que je résumais le sujet et recopiais surtout le générique. Quand c'est un film que j'aimais, je le notais 10/10. Il y avait très peu de 7, c'était 1, 2 ou 10. Sinon, comme pour beaucoup de gamins, il y avait des affiches des films partout dans ma chambre, qui exprimaient mes goûts : Phantom of The Paradise, La Malédiction, les Dents de la mer, etc. J'avais un rapport au cinéma fantastique qui était un peu malsain, je dois dire : je le voyais sans grande distance, j'étais hyper morbide, comme beaucoup d’adolescents. J'étais fasciné par les effets gore, même s’il n'y en avait pas tant que cela parce qu'il y avait une censure étatique forte. Mais on voyait quand même des scènes choc dans pas mal de films, chefs d’œuvre ou navets, comme La Nuit des morts-vivants, Grizzly de William Girdler ou Le Bossu de la Morgue avec Paul Naschy. Mais quand j’ai découvert Orange Mécanique, à 14 ans, toujours grâce à cette exploitante qui se moquait des restrictions d’âge, là, j’ai pris un choc énorme. Je me suis complètement identifié à ce personnage fasciné par la violence, à qui on fait un traitement pour lui en faire prendre conscience... Ce film m'a fait soudain ressentir, organiquement, une distance folle avec ma propre situation, ma propre psyché et cela m’a ouvert à une véritable troisième dimension dans ma façon de percevoir le cinéma. Une véritable épiphanie ! Quasiment au même moment, parce qu’il y avait une photo qui semblait indiquer un film fantastique dans le programme télé, je regarde le Cinéma de minuit et découvre Huit et demi. Et je prends une seconde claque ! Du coup, je me passionne pour Fellini. Et en même temps que le fantastique, je m'élargis très rapidement au cinéma dit « d'auteur ». J'étais alors en 4eme quand j'ai vu, toujours grâce aux ciné-clubs de la télé, Le Septième sceau de Bergman et Los Olvidados de Buñuel, autres grands chocs.
Le cinéma de Minuit / 8 1/2 (1963)
Vous enregistriez les programmes ?
Non, le magnétoscope n’existait pas encore, il fallait rester éveillé, tard le soir. J’avais toujours une bouteille d’eau à portée de main et, quand je m'endormais, je m'aspergeais d'eau le visage, comme cela je pouvais continuer à regarder les films jusqu’au bout. Donc, à cette époque, tout est arrivé en même temps. Il se passait aussi des choses dingues dans les salles, où sortaient Aguirre ou Apocalypse Now. Je mélange un peu les époques mais on pouvait voir du Herzog, du Roeg, du Polanski, tous les Italiens qui étaient encore là, comme Fellini, Risi, Comencini, Pasolini, plus ceux de la génération suivante comme Argento ou Bertolucci, sans compter tous les films des cinéastes du nouvel Hollywood, Coppola, Friedkin, Scorsese, Cimino...
Y avait-il, à cette période, des choses que vous aimiez moins ?
À part Melville ou Série noire d’Alain Corneau, le cinéma français nous paraissait plan-plan ou assez intello. Pas loin du Bac, j’ai jeté un œil à India Song de Marguerite Duras, mais ce n'était pas pour moi. Nous n’étions pas du tout Cahiers du cinéma. Nous étions plus sur un cinéma d'essence populaire, on va dire, y compris pour le fantastique. Mais cela nous a amenés à Stalker de Tarkovski. Est-ce que Stalker est populaire ? Je ne sais pas, mais cela ne me paraissait pas intello, en tout cas. C'était sensible, c'était sensitif, visionnaire. En salle, il y avait tout. Et tout cela se mélangeait. C’était Byzance ! De l’or, de l’argent, quasiment chaque semaine. La difficulté, c’était davantage de voir sur grand écran les films du passé, plus ou moins récents. Au lycée, je me suis incrusté dans l’équipe du ciné-club, où on projetait des films en 16mm. Il y avait un catalogue relativement varié de disponibilités et, peu à peu, on a eu assez de bagout pour demander Le Masque du Démon de Bava ou Pour l’exemple de Losey, qu’on a réussi à programmer. Du coup, je me suis incrusté dans un autre ciné-club en ville, cette fois associatif, pour demander La Source de Bergman, Les Yeux sans visage ou King Kong etc. Et au même moment, comme j’avais une mobylette, je pouvais aller à Cannes ou Nice, qui étaient des villes plus universitaires, et donc avec des cinémas d'art & essai, pour aller voir tout ce qui ne passait pas à Antibes : les Pasolini, les Jodorowski... On pouvait désormais rattraper If... de Lindsay Anderson, par exemple. Ou Monthy Python : Sacré Graal. Le cinéma d’art & essai était très puissant en France, à l'époque, avec beaucoup de films qui passaient et repassaient tout le temps. Et ce n'était pas un problème de faire 20 km en mobylette pour les voir.
Le cinéma français ne vous intéressait pas mais étiez-vous ouvert à tous les cinémas d'auteur ?
Tous les films que nous aimions, au fond, nous paraissaient d’une manière ou d’une autre « signés ». Donc, même si nous ne la connaissions pas encore, cette notion de « film d’auteur » faisait partie de notre ressenti. L’Exorciste, Le Locataire… sont des films fantastiques, mais les ramener à cela est réducteur. Même si j’adorais et adore toujours ce genre, ce n'était pas tant le fantastique que ce cinéma « en 3 dimensions » ou la poésie pure qui m’intéressaient à partir de ce moment là - ce que j'avais du mal à trouver chez Godard. J'avais regardé La Chinoise au ciné-club à la télévision et je trouvais cela ennuyeux, littéral, pas assez poétique. Je me souviens être aussi allé voir Les Sœurs Brönté d’André Téchiné et je dois dire que cela ne me parlait vraiment pas du tout. Pour moi, c’était un cinéma bourgeois parisien?
Théorème (1968) de Pier Paolo Pasolini
Par contre, je voyais Théorème et cela me bouleversait. Alors Théorème est-il un film fantastique ? Oui, mais ce n'est pas l'idée. C'est un cinéma où il se passe quelque chose d'inattendu, de troublant, d’émotionnel... Mais James Bond, au fond, avec ses gadgets hallucinants, c'était déjà l'idée d’un autre monde. Les performances de Bruce Lee ou de David Chiang étaient elles aussi irréelles. Donc c'était le désir de cet extraordinaire plus que du fantastique au sens littéral, qui m’intéressait depuis toujours, en fait. À partir de là, le cinéma des années 70, de tout point de vue, aussi bien chez des auteurs reconnus comme tels que dans le cinéma très populaire américain, européen ou asiatique, c'était très souvent cette ouverture sur un extraordinaire. Les réalisateurs se permettaient sinon tout, du moins beaucoup de choses, en termes de vision et de jeu avec les limites.
Lisiez-vous des magazines ?
Je lisais Positif quand j'étais en Seconde, parce qu’en dépit de leur côté un peu thésards, ils défendaient Boorman, Kubrick, on avait des points communs. Et on lisait évidemment tous La Revue du cinéma - images et sons, qui était la plus éclectique, mais sortait surtout tous les ans La Saison Cinématographique : un truc incroyable qui répertoriait absolument tous les films qui sortaient dans l'année, y compris les karatés obscurs, les séries Z, les pornos gays, avec une fiche technique complète, un résumé et une analyse. Cela nous faisait rêver parce qu'on apprenait l’existence de films qu'on n’avait pas vus, qu’on ne pouvait pas voir parce qu’ils ne sortaient que dans une salle à Paris, qui sont parfois devenus des obsessions, et que j'ai fini par rattraper des années plus tard. Si tout ne sortait pas en province, certains films sortaient en revanche uniquement en province, mais pas à Paris. Je découvrais donc, parfois, des films qui n'étaient pas répertoriés dans La Saison cinématographique ou qui sortaient non censurés. J’ai vu The Crazies de Georges A. Romero non censuré, alors qu'il était sorti archi coupé à Paris. Sinon, les autres revues qui trouvaient un écho chez moi, c’était Midi Minuit fantastique et les formidables Vampirella et Creepie, avec leurs publications de comics horrifiques américains et des pages cinéma qui parlaient justement de tous ces films ignorés par les revues « intellos ». Mais ces revues étaient déjà mortes quand je me les suis procurées. Et bien sûr aussi, Métal Hurlant, même si le cinéma au sens propre, était peu traité en ses pages.
Trois unes de 1977
3. FANZINES, ADORATION ET CONTESTATION
Comment vous est venue l’envie de créer un fanzine ?
Christophe Gans avait créé le sien, Rhésus 0, ce qui m’avait permis de découvrir l'existence des autres fanzines, car ils s’aidaient les uns les autres : il y avait toujours une page, à la fin de chacun d’eux, qui contenait une liste de tous les « zines » qui partageaient la même passion, et que je finissais par commander. Il faut bien se dire que la meilleure façon de se cultiver, en ces temps d’avant le net, c’était de se nourrir également de la culture et des recherches des autres. Chaque « zineux » était une sorte de prospecteur qui écrivait sur ses goûts, mais aussi sur le fruit de ses recherches, les films qu’il avait vus, les livres qu’il avait lus, les infos qu’il avait pu glaner ici ou là et dont il faisait la synthèse, en listant tous les films d’un sous-genre, par exemple, ou en établissant la filmo inédite d’un acteur ou d’un metteur en scène marginal ou peu connu.
Numéros 4, 5 et 6 du fanzine Rhésus 0
Quand j’étais en Seconde, j'avais dans ma classe un ami de mon âge, Michel Spinosa, devenu lui aussi réalisateur, avec qui nous partagions la même passion pour le cinéma depuis deux, trois ans. Il était moins sur le cinéma populaire que moi ou Gans, il aimait moins le fantastique, mais nous avions beaucoup de goûts en commun sur tout le reste, qui était tout de même très vaste ! Alors nous avons décidé de faire notre propre fanzine pour nous exprimer à notre tour. J'avais en fait toujours lu et écrit. Au CM2, j’écrivais des ébauches de romans d'espionnage - parce qu'en même temps que je voyais les James Bond, je lisais les Ian Fleming, les OSS 117... J'ai commencé à lire de la littérature fantastique vers 13 ans, et c’est devenu plus enrichissant car, autant la littérature d'espionnage de l'époque était assez bas de gamme, autant le fantastique se révélait une culture bien plus riche avec le Dracula de Stocker, le Frankenstein de Shelley, Edgar Poe, Jean Ray, Oscar Wilde... Sans compter la science-fiction ! Ce qui m’a amené du coup à écrire des nouvelles fantastiques un peu plus travaillées. J'ai commencé, un jour, à rédiger mes premiers textes sur les films. Cela faisait peut-être deux ans que je remplissais un cahier avec, quand est arrivée l’idée du fanzine. Je m’étais entraîné à écrire des critiques, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, j'en avais besoin. J'écrivais à la main, je les recopiais sur la machine à écrire de ma mère, puis les conservais dans une espèce de dossier.
Comment se fabriquait un fanzine, d'un point de vue pratique ?
Les fanzines, en général, étaient ronéotypés avec une machine à manivelle qui faisait une sorte de photocopie en direct, c'était souvent très cheap. Mais le père de Michel Spinosa dirigeait une PME et, pour pouvoir produire un catalogue de ses produits, avait acheté une petite imprimerie qui pouvait reproduire des photos en offset, comme dans les vrais magazines. Nous avons donc pu faire un fanzine de luxe, on va dire. D’un point de vue pratique, quand vous vouliez recevoir un fanzine, il fallait leur envoyer une lettre et y inclure un chèque, qui comprenait aussi les frais de port. On trouvait cela laborieux, du coup nous avons proposé le nôtre gratuitement. On pouvait se le permettre car on avait cette imprimerie à l'œil, on écrivait à l'œil, et sans payer les photos : on les reprenait dans un magazine allemand de cinéma qui avait de supers clichés, que je récupérais dans une librairie de Nice. Cela nous a permis de publier des photos inédites en France de Cruising, ou de Maniac, par exemple. Car c’était l’autre problème des zines : les illustrations. Ne pouvant pas imprimer avec de la qualité des photos, ou ayant du mal à s’en procurer pour les films récents, la plupart des éditeurs de zines se rabattaient sur les pavés de presse qu’on trouvait dans les quotidiens et qui reproduisaient les affiches. Il y en avait d’ailleurs de sublimes, que nous utilisions aussi, dans les quotidiens italiens pour les films de Fulci ou même américains… Bref, du coup, nous n’avons pas fait payer notre fanzine, qu’on distribuait au lycée ou qu’on envoyait gratuitement à ceux qui nous écrivaient. Nous n’étions pas riches mais on leur offrait les frais de port. Cela nous paraissait plus simple que de gérer des chèques de 95 cts. Le fanzine s’appelait Intruder, en hommage à un morceau de Peter Gabriel, et faisait peut-être 50 pages. Nous sous sommes arrêtés après le deuxième numéro, parce que c’est le moment où Michel et moi avons quitté la Côte pour venir à Paris.
Quel était son contenu ?
Dans le premier numéro, je parlais par exemple de William Friedkin, qui était un cinéaste qui me passionnait depuis toujours. Après French Connection et L’Exorciste, qui nous avaient évidemment très impactés, j’avais été totalement halluciné par Sorcerer, vu dans une petite salle de Juan les Pins… dont j’étais le seul spectateur ! Et après le très sympa The Brink’s Job, on en était alors à Cruising… Du pain béni pour un zineux, si j’ose dire, puisqu’il se faisait défoncer absolument partout dans la presse officielle.
Comme on était fans de Polanski, nous avons fait également un gros dossier Polanski pour le second numéro, où nous passions en revue tous ses films en y dégageant les thématiques fortes et récurrentes. On lui a envoyé personnellement, à tout hasard, à la maison de production de Tess. Et à notre grande surprise… il nous a répondu ! Ça, c'était formidable, très généreux de sa part. Il nous a écrit quelques lignes, très senties, qui nous ont vraiment émus et qui, au fond, étaient une sorte de conseil pour apprentis metteurs en scène. Je m’en souviens encore quasi littéralement : « Merci pour votre envoi qui m’a beaucoup touché. Moi aussi, avant, je faisais dans l’analyse, mais aujourd’hui je fais dans la synthèse… » Sur le coup, je n’étais pas sûr d’avoir bien saisi le sens de cette phrase puis, quand j’ai tourné mon premier film, elle m’est revenue en mémoire et j’ai parfaitement compris ce qu’il voulait dire !
Par ailleurs, ce qui était très intéressant en ces temps-là c’était de devoir aller chercher les films, comme je vous le disais. Pour voir tous les Polanski, cela nous a demandé des efforts certains. Si Le Couteau dans l’eau passait dans une petite salle à Monaco, il fallait prendre le train pour y aller, car on ne savait pas quand on pourrait à nouveau avoir la chance de le découvrir… Aujourd’hui tout est disponible, et c’est génial, mais faire 20 km pour aller un soir à la Cinémathèque de Nice découvrir Métropolis, rouler de nuit en bord de mer, sous la pluie, avec un phare de mobylette qui ne marche pas, c’était, je ne sais pas comment dire… une aventure en soi. Très exaltante. Je garde ainsi de Métropolis, en plus de la grandeur du film, un souvenir de quête. Il y avait une fétichisation très forte des films.
Metropolis (1927)
Attention, je ne dis surtout pas que c'était mieux avant, c’était juste une autre époque, où l’aventure cinéphilique était au coin de la rue… Et quand on fait ce genre de périple pour aller voir un film, on le regarde vraiment, on est au taquet, tendu vers lui. Je prenais même des notes pendant les films, c’était n'importe quoi ! Dès que je repérais un truc, un raccord, une idée je le notais avec mon stylo, en me tuant les yeux dans le noir. J’ai ainsi deux pages de notes sur la Regina dei Cannibali un film de cannibales et de zombies Z italien ! Aujourd’hui, je pense que cela n'en valait franchement pas la peine. Mais tout ce qui rentre fait ventre, comme on dit. Parce que dans cette difficulté à rattraper les « anciens » films, notre passion était mise à l'épreuve tout le temps, ce qui renforçait une forme de conviction profonde. Surtout si on se disait qu’on voulait faire ce métier… et je me suis dit très tôt que je voulais faire cela, travailler dans ce monde du cinéma. J'étais plutôt un bon élève, je sentais que je pouvais devenir sans problème prof de français, par exemple. Mais dès la 3eme, je me suis dit, littéralement, que je préférais « être balayeur sur un plateau de Fellini que n’importe quoi d’autre ». N’importe quel boulot, pourvu que ce soit dans ce monde-là. Et puisque l’ambition ultime était évidemment de passer à la mise en scène, je me suis mis à tourner des films Super 8 avec l’argent de mes jobs d’été. Ils ne valaient sans doute pas grand-chose, mais c’était déjà un premier pas.
N’y avait-il vraiment rien à garder de ce cinéma français des années 70 ? La Traque, pour prendre un thriller français sorti en 1975, par exemple ?
La Traque, je ne l'ai pas vu. Je vois parfois sur le net des commentaires pour le film d’un metteur en scène que j'aime, comme ceux de Pascal Laugier par exemple, dont les auteurs disent qu’ils n’iront de toutes façons pas le voir simplement parce que c’est un film français. Cette défiance existait déjà chez nous, et c'est logique. On allait voir Taxi Driver puis Une robe noire pour un tueur avec Annie Girardot qui, évidemment, ne tenait pas la comparaison. Alors une fois, deux fois, trois fois comme ça… et puis on finissait par se dire de façon un peu injuste, comme les ados d’aujourd’hui, qu’on ne retournerait plus jamais les voir, ces films français. Du coup je n’ai pas vu La Traque, alors que cela m’aurait sans doute plu.
Et les comédies du Splendid ?
Je n’avais pas vu Les Bronzés, par contre j'ai déliré sur Le Père Noël est une ordure que j'ai vu peut-être 10 fois lors de sa sortie. Nous y retournions en bande. C'était vraiment un renouveau de la comédie à la française. Plus sarcastique, plus vif… Mais, je le rappelle, c’était l’époque où je découvrais aussi Dino Risi, Mario Monicelli, Luigi Comencini, avec des acteurs de génie comme Sordi, Tognazzi ou Gassman. Les Nouveaux Monstres, L’ Argent de la vieille… Ces films étaient tellement drôles et intelligents, tellement signifiants, que quand j'allais voir des comédies françaises, elles étaient généralement très en deçà. C’était le déclin de De Funès, notre génie à nous, et les Zidi, Noiret, Girardot et même Coluche ne me faisaient pas rêver. C'était faible, c'était petit bourgeois, c'était rond, pas caustique, pas politique. J’ai été indifférent à des films comme La Chèvre parce que je découvrais au même moment Dernier Amour de Risi, cela ne faisait en fait pas le poids, à mes yeux.
Quel était votre rapport à la cinéphilie « classique » ? Aviez-vous vu et aimé les films de metteurs en scène que Les cahiers du cinéma avaient mis sur un piédestal dans les années 50, comme Hitchcock, Hawks, etc. ?
Complètement, mais j'ai presque envie de dire que c’est avant-même de devenir cinéphile. Hitchcock était le cinéaste totalement populaire que l'on sait, connu de tous, donc forcément Les Oiseaux est un film qui m'a très impressionné quand il est passé à la télévision. De même que Le Rideau déchiré. Mon père adorait aussi les westerns, donc nous avons vu très tôt Rio Bravo, les Ford etc., qui étaient régulièrement diffusés à la télévision. Tout comme certains Fritz Lang, aussi, Rancho Notorious, ou ses films d’aventures comme Les Contrebandiers de Moonfleet et le diptyque Le Tombeau Hindou/Le Tigre du Bengale.
Les Oiseaux d'Alfred Hitchcock (1963)
Mais ce ne sont pas ces films-là que vous citez comme ceux ayant marqué votre cinéphilie. Étaient-ce des cases à cocher, des classiques à avoir vu ?
C'étaient des films de l’époque qui nous précédait. On les découvrait en tant que jeunes spectateurs et ils nous impressionnaient évidemment, mais ils étaient déjà connus et admirés, appartenaient à la mémoire collective. Théorème, comme Fellini, je n'en connaissais pas l'existence. Alors que, tout petit, je savais qu'Hitchcock existait et que ses films faisaient peur. John Ford et Howard Hawks, c'était de la culture populaire, mais leurs films étaient déjà aussi considérés comme des classiques. Les Cahiers avaient réussi leur coup.
C’est un peu comme Spielberg aujourd’hui qui, très vite, est devenu une référence populaire, pas uniquement réservée aux cinéphiles. Aujourd’hui, n'importe qui dans la rue, ou presque, sait qui est Spielberg. Alors qu'il ne saura pas forcément qui est David Cronenberg, et encore moins qui est... je ne sais pas... Yórgos Lánthimos, par exemple. Je ne sais pas pourquoi, mais les gens savaient donc que Fritz Lang existait, en tout cas que Dr Mabuse existait. Tout comme certains classiques du muet qui étaient régulièrement diffusés, le Cuirassé Potemkine, Nosferatu… Du coup, tous ces grands réalisateurs déjà reconnus, ce n’est pas en les rencontrant à l’adolescence que je les ai admirés, puisque c’était déjà fait, mais c’est en revoyant leurs films sous un angle plus cinéphilique ou en découvrant tous ceux, nombreux, que je ne connaissais pas dans leur oeuvre.
Comment réussissez-vous à convaincre vos parents de tenter de travailler dans le cinéma, au moment où il vous faut faire un choix de vie professionnelle ?
Déjà, on parle de parents dans les années 70. Des fameux « boomers ». On ne se rend pas compte : certains parents étaient parfois immatures, encore un peu adolescents. Peu de parents étaient penchés sur l’épaule de leurs enfants pour surveiller les devoirs, par exemple. En tout cas pas dans les milieux populaires, soit parce qu'ils n'en avaient pas les capacités, ce qui était le cas des miens, soit parce qu'ils s'en moquaient et faisaient leur vie… ce qui était aussi le cas des miens ! Surtout, je leur avais déjà montré dans les années qui ont précédé que j’étais totalement acharné à suivre cette voie. Il y avait par exemple le Festival de Cannes, situé à 10 km de chez moi. À l'époque, on pouvait aller au Marché du film. C'était dur parce qu’il fallait s'y incruster, ou avoir le badge qui coûtait très cher. Or Christophe Gans avait un badge et nous faisait entrer par les sorties de secours. Il y avait quotidiennement des encarts dans les quotidiens du Festival, comme Screen ou Variety, pour annoncer les projections : cela nous motivait et on allait voir les films au feeling, sur la foi d’un titre ou d’une illustration. Toutes les salles de Cannes étaient réquisitionnées pendant dix jours pour le Marché. La VHS n’existait pas encore, donc toute la production mondiale d’exploitation était projetée là-bas.
C'était Mad Max, Massacre à la tronçonneuse, les premiers Cronenberg comme Shivers, les premiers Verhoeven comme Spetters ou Le Quatrième homme, les Peter Weir, Pique-nique à Hanging Rock, The Last Wave, la Ozploitation, plus tard les John Woo qu’on découvrait en direct, dans le désordre, sans savoir ce que c'était avant la projection. Sans compter énormément de films de l’Est, asiatiques, du monde entier, qui ne sortiraient probablement jamais en France, notamment à cause de la censure. On découvrait donc tout ça en vrac… et on pétait les plombs ! Pour la Sélection Officielle, il n'y avait pas encore le gros bâtiment actuel, c'était l'ancien palais, très beau, style années 30. N’importe qui pouvait acheter sa place, ce qui est différent d'aujourd'hui où il faut obtenir des invitations. On faisait donc la queue sous le soleil, le matin, pour prendre une place. C’est comme cela que j'ai vu notamment Manhattan de Woody Allen, ou Répétition d'orchestre de Fellini. Le reste du temps, j'allais donc au Marché. Et je braquais mes parents en leur disant que je n'irais pas à l'école pendant 15 jours et que je serais à Cannes, de toutes façons : soit ils me signaient un mot d’excuses bidon, soit je le faisais moi-même au risque de me faire prendre par le proviseur. Donc, ils consentaient à me faire le bon d’absence et je disparaissais là-bas du matin au soir, tard, pendant la durée du festival. Ma seule terreur était de me faire filmer par hasard par une caméra du journal TV dans un sujet sur le festival, parce que pour l’école, j’étais censé être malade, à l'agonie dans mon lit.
Dans le même ordre d’idée, au début de la Seconde, au moment des vacances d’octobre, j’annonce à mes parents que je vais aller en stop à Paris avec un copain parce que j’ai repéré dans Pariscope des films que je n'arrivais pas à voir en province. Ils m’ont répondu « ok » sans rien demander, sans même s’interroger sur l'endroit où nous allions dormir. J'avais un duvet, je dormais dans le métro ou dans les jardins du Trocadéro, planqué derrière des haies. C’était n'importe quoi. Je me souviens, du coup, avoir vu à cette occasion dans le quartier latin Harold & Maud de Ashby, Accatone de Pasolini, Le château de l'araignée de Kurosawa et revu 2001 dans une belle salle etc. Mes parents devaient avoir confiance, peut-être parce que j’étais bon élève, pour me laisser partir comme ça, je n'en sais toujours rien. (rires)
4. L’AVENTURE STARFIX, UNE CINÉPHILIE COLLECTIVE
Parmi toutes les personnalités importantes de votre parcours, Christophe Gans est-il celui qui vous a montré la voie, en montant à Paris avant vous ?
Exactement. Il avait trois ou quatre ans de plus que moi et avait donc vu plus de films… ce qui reste le cas ! On pouvait parler de cinéma pendant des heures après les projections, tard le soir sur le trottoir, à recevoir parfois des seaux d’eau sur la tête parce que le voisin du dessus était un peu nerveux. Quand Christophe a été reçu, très tôt, à l’IDHEC, l’école qui a précédé la FEMIS, cela m’a renseigné sur son existence. Parce que je n’en savais absolument rien auparavant, et n’avais aucune idée de comment j’allais faire pour vivre de ma passion. J’allais voir les conseillers d'orientation mais cela ne les intéressait pas, ils n’y connaissaient rien dans ce domaine, n’avaient aucune info et pensaient que ce désir était un peu une lubie d’adolescent qui me passerait avec l’âge. Et comme il n'y avait pas Internet...
N’y avait-il pas de tournages dans la région, dans les studios de la Victorine à Nice, par exemple ?
La Victorine était déjà en désuétude complète, plus personne n’y tournait ou très peu. Les studios étaient en friche. Un été, j'avais pris ma mobylette pour aller y chercher un stage, j’étais tombé sur un vieux gardien qui m’avait dit que la Victorine passait son temps à couler, puis redémarrer pour re-couler financièrement, quasi immédiatement. Elle a été relancée plus tard, dans les années 80 : les Américains y ont fait Le Diamant du Nil, la suite de À la poursuite du diamant vert, et Under the Cherry Moon, le film de Prince. Cela a duré trois quatre ans, puis les studios ont recoulé. Quand j’y suis passé, à la fin des années 70, ils étaient vraiment au plus bas.
Gans, donc, me dit qu’il vient de rentrer à l’IDHEC et cela m’indique enfin un objectif. Puis il a commencé à travailler à L’Écran fantastique, je réalise alors qu’on peut écrire en étant à Paris et je me dis : pourquoi ne pas tenter le coup ? Donc à 18 ans et avec mon Bac en poche, j’annonce à mes parents que je vais faire une fac de cinéma à Paris dont je venais également d’apprendre l’existence. Ils me disent là encore : « Ok, vas-y !» Mon idée était donc de passer le concours de l'IDHEC en juin, mais je me suis d’abord retrouvé à la rentrée à la fac ciné de Censier, directement plongé dans la cinéphilie parisienne. Les étudiants n’y étaient pas des cinéphiles très éclectiques, comme moi. C'était assez snob, très tendance « Cahiers »... y compris pour les cours. Bref, l'ambiance était insupportable, cela ne me plaisait pas du tout. Une grève est tombée au bout d'un mois, qui a paralysé la fac pour je ne sais plus quel prétexte. C’est arrivé juste au moment où Christophe Gans lançait Starfix avec Doug Headline. Ils m’avaient proposé d’y participer après avoir lu mon fanzine qu’ils avaient apprécié, et du coup j’ai laissé tomber la fac pour me jeter dans l’aventure Starfix. On verrait bien…
Finalement, Starfix a marché, m'a permis de vivre et j'ai oublié la fac, j'ai oublié l'IDHEC. C'était la fin de cette école dans ces années-là du reste, elle avait été une grande école mais commençait à péricliter. Gans y avait d’ailleurs pas mal souffert tant, là aussi, ses goûts ne correspondaient pas à ceux des autres étudiants qui, plus encore que ceux de la Fac, se révélaient facilement méprisants vis-à-vis de tout ce qui pouvait représenter un cinéma populaire. Starfix a d’ailleurs marché parce qu’il est arrivé justement à une période où tout un cinéma s'est mis à émerger, alors qu’il était méprisé par les journalistes déjà en place, soit parce qu'ils étaient trop élitistes, soit parce qu'ils étaient trop réacs comme Première qui représentait en grande partie tout ce que l'on n'aimait pas, en fait. Nous sommes sortis du bois au moment de l'explosion de De Palma, de Argento, de Cronenberg, de Romero, de Ridley Scott ou de John Carpenter, par exemple, qui était juste ce qu'on adorait. Nous voulions faire un journal qui défende tous ces cinéastes, sous ou pas du tout considérés, que nous estimions être de grands auteurs, avec l’idée de faire nous-même des films, ensuite. Nous voulions être les nouveaux Cahiers du cinéma, époque Truffaut, Chabrol, Godard etc. parce que Gans voulait faire des films, François Cognard voulait faire des films (il est aujourd’hui producteur), Doug Headline voulait faire des films. C'était vraiment ce qu’on se disait, pour nous galvaniser aussi, pour se dire que s’ils l'avaient fait, nous pouvions aussi le faire. Que c’était possible.
Photos d'une partie de la rédaction de Starfix - à gauche : Nicolas Boukhrief, Nancy Guion, François Cognard, Christophe Lemaire et Laredj Karsalah, pendant le festival de Cannes 88 ; à droite François Cognard et Nicolas Boukhrief
Crédits photo : Christophe Lemaire
Parmi les critiques existants, les journaux ou les livres de cinéma que vous lisiez, y avait-il quelqu'un qui incarnait une forme de modèle intellectuel dans son rapport au cinéma ?
Non, parce que je n'écoutais pas Le Masque et la Plume par exemple, et ne l’ai jamais écouté depuis, du reste. Jean-Louis Bory, pour moi, cela n'existait pas. Deleuze, non plus. Les cahiers du cinéma, non plus, parce qu’ils étaient plus ou moins dans leur époque Mao, je crois, très politiques et très dévoués à Saint Godard/Sainte Duras, qui nous paraissaient sur-chiants à cet âge-là, même si depuis nous avons un peu révisé notre jugement. Du moins sur les premiers Godard, notamment Le Mépris qui est bien sûr un absolu chef d’œuvre… Donc il n'y avait pas de modèle critique, pas de personnalité qui m'aidait à penser. Par contre, nous étions plusieurs dans la rédaction et cela avait un énorme avantage : nous devions affûter nos arguments. C'est-à-dire que si j'aimais un film que les autres n'aimaient pas, il fallait que je sois fort pour le défendre. Ou inversement. Et le fonctionnement du journal était ultra-démocratique. On se partageait les sujets en fonction du désir de chacun de défendre tel ou tel film, ou tel auteur, mais on était par contre obligés d'argumenter de façon crédible et avec un vrai point de vue. Et puis on « vivait Starfix » : on se couchait très tard, on se retrouvait le lendemain matin, on ne faisait que cela, on partait en projection de presse à plusieurs, les repas duraient des heures. Il y avait une émulation permanente, avec des personnalités très différentes, avec des goûts très différents, même s’il y avait bien sûr un tronc commun qui nous réunissait, notamment autour des cinéastes que je viens d’évoquer. On s'enrichissait les uns, les autres. J'étais Mr. Tarkovski ou Mr Carpenter, François Cognard était Mr. Cameron ou Mr Verhoeven, Christophe Gans Mr De Palma ou Mr Argento, etc. On avait chacun des coups de cœur qu’on se faisait découvrir, lorsqu’on écumait les marchés du film à Cannes, puis plus tard à Milan et à Los Angeles. C'était franchement assez merveilleux, tous ces échanges, et en tous cas très formateur. Il y avait celui qui aimait aussi particulièrement les films polonais, celui qui aimait les films australiens, celui qui aimait les films espagnols ou asiatiques. Et donc cela constituait un tamis génial pour pouvoir écrémer les productions de chaque pays. Sans oublier les salles de quartier qui passaient des doubles programmes sur les grands boulevards, ce qui fait qu'on ne ratait rien, en fait. C'est du coup ce que je conseille chaque fois aux jeunes cinéphiles : formez votre bande ! Cela n'a pas de prix, et cela enlève la solitude du cinéphile, qui est réelle.
Les unes du mois de mars 1983
Vous avez été une école, en fait. Un moyen d'impulsion, une référence pour une génération de lecteurs.
Oui, parce que ceux qui avaient 13, 14, 15 ans découvraient ces films nouveaux et nos cultures mêlées. François Cognard, dans sa Sarthe natale, allait lui aussi chercher les films en roulant des kilomètres. Gans, lui, dès qu’il est arrivé à Paris, allait au fin fond du 13e arrondissement pour voir des films de Hong Kong en cantonais, non sous-titrés… Nous étions tous des prospecteurs. Et quand la VHS est arrivée, on avait 18 ans, cela a fait exploser plus encore cette tendance. Cette volonté farouche de partager notre passion commune.
Comment avez-vous appréhendé la VHS, justement ? Encore plus d’overdose ?
Oui, exactement. Cela a encore ajouté une nouvelle couche de données. Et surtout, la VHS est arrivée avant la fin de la censure en France. Donc, cela a permis à beaucoup de découvrir Zombies, Massacre à la tronçonneuse, Maniac, des films qui ne sortaient pas parce qu'il y avait la censure giscardienne, qui était très dure.
Starfix a donc été une expérience collective, puis un premier contact avec le monde du cinéma. Comment se passaient les rencontres avec les cinéastes pour les interviews ?
Nous avions tous des cinéastes que nous avions envie de rencontrer. J’ai ainsi interviewé Corneau, Polanski, Żuławski, Annaud, Miller aussi dont j’avais adoré le Garde à vue… Le seul que je n'ai pas rencontré dans ma liste, c'est Alain Resnais. J’en avais envie mais ses films d’alors n'étaient pas assez « starfixiens » pour que je puisse aller l'interviewer, cela aurait été un peu forcé. Mais c'était compliqué aussi parfois, car nous étions assez peu considérés par les attachés de presse du cinéma français. On ne nous donnait pas souvent accès aux plateaux. J’ai pu aller sur le tournage de La Femme Publique parce que nous avions écrit que Possession était génial alors que personne n'aimait, et parce que Żuławski était quelqu’un de très à part. Personne ne s’intéressait à ce tournage de La Femme Publique…
Affiche de La Femme Publique et extrait du reportage paru dans Starfix
Par contre, François Cognard a pu aller sur le tournage de La Chair et le sang de Paul Verhoeven, ou vous-même voir un Beineix en fin de post-production...
Parce que ces metteurs en scène-là étaient différents, ils étaient nouveaux. Certains attachés de presse un peu éclairés pouvaient se dire qu’avec Starfix cela pourrait coller. Ainsi, pour certains cinéastes américains, parce que nous les considérions comme des auteurs, nous étions souvent parmi les premiers à les interviewer. Quand il y avait un entretien à faire avec John McTiernan ou Oliver Stone, pour leurs premiers films, on choisissait le gars de Starfix parce que le metteur en scène se montrait enchanté, ensuite, de la manière avec laquelle on appréhendait son travail. Un aspect qui jouait aussi beaucoup pour nous, et cela a joué dans l’entretien avec Żuławski, c’est que nous étions vraiment très jeunes. Je me souviens très bien de la première fois que j'ai rencontré Żuławski, il était en montage de La Femme publique. J'avais fait un bel article sur le tournage et il avait accepté de déjeuner avec moi pour un deuxième article. J’étais très content parce que, pour un journaliste, la meilleure chose à obtenir c’est un déjeuner car cela dure longtemps et laisse du temps pour l'interview. Mais quand il est sorti de la salle de montage et m’a vu, je me souviens avoir lu dans son œil : « C'est quoi ce minot ? ». Il pensait qu’il allait s’ennuyer ferme durant tout le repas, c’était évident. Or il tombe sur un jeune gars qui lui dit que Possession est un chef-d'œuvre. J'avais en plus préparé l’interview comme un malade, revu ses films, lu ses livres. Et il s’est passé quelque chose… Le film s'était fait largement massacrer et s’était gravement planté en salles, mais toute l’équipe du journal délirait également dessus et je le lui ai dit. Ça l’a touché parce qu’il avait été meurtri par cet échec. Cela a provoqué un déclic et l’interview s’est ensuite déroulée sur un ton très chaleureux. Zulawski a dû se dire : « Ah tiens, donc à défaut de plaire à la mienne, j’arrive peut-être à toucher la nouvelle génération ! ». Il avait raison d’ailleurs. Et aussi les générations suivantes ! Le film n’a eu de cesse d’être réévalué depuis sa sortie. C’est étonnant, d’ailleurs, de constater à quel point c’est devenu un film séminal, au même titre que Rosemary’s Baby, pour certains des réalisateurs mais surtout des réalisatrices, qui se lancent aujourd’hui dans le fantastique.
Possession (1981)
5. LE CINÉMA DE ŻULAWSKI
Vous avez été son assistant, et l'avez suivi quelques temps. Vous en parlez en détail dans le livre Le cinéma de Starfix (2016), votre récit est passionnant, il se lit comme un scénario de film. C'est très beau.
Quand nous avons fait le bouquin Starfix, on s’est dit que tant qu’à faire un livre rétrospectif, ce serait sympa de faire un petit numéro en plus, intégré à l’intérieur, où chacun écrirait un nouveau texte. Żuławski venait de mourir, cela m'avait vraiment beaucoup affecté. Je me suis dit que ce serait le dernier texte journalistique de ma vie, que je devais le travailler à fond, et surtout avec sincérité, afin qu'il lui rende bien hommage.
Vous avez beaucoup parlé de Possession et moins de ses autres films. Lesquels aimez-vous, par exemple ?
La troisième partie de la vie, son premier film, est magnifique. Il y a des images qui n’appartiennent qu’à lui, il vient vraiment du fin fond de la Pologne, d'un autre espace, d’un autre temps. C’est le film d'un jeune homme déchaîné qui a des choses à dire, qui veut déjà se différencier du cinéma polonais qui se pratique. C'est un film vraiment enflammé, avec des images que je n'oublierai jamais. Le Diable, son second, est plus brouillon. Je ne l'ai d'ailleurs vu que deux fois et je ne m'en souviens plus très bien. Ensuite, il y a Le Globe d'Argent, son épopée de SF, dont le tournage est en soi une aventure puisqu’il il a été brutalement interrompu par les autorités polonaises, avant que le film soit achevé des années plus tard. Il contient lui aussi des images uniques, qui ne ressemblent à aucune autres. Sauf peut-être à quelques moments et, étrangement, à Cannibal Holocaust de Deodato. Par esprit de contradiction, l'un de ses traits de caractère, il disait qu’il n’aimait pas L’important c’est d’aimer, qu'il trouvait bourgeois et parce que c’était peut-être celui que le public préférait. Je trouve, moi, que c'est un très beau film, et je ne me lasse pas de le voir. Pour sa mise en scène, son casting, la musique de Delerue, cette façon qu’il a de stigmatiser avec une certaine violence le romantisme de son temps. Comme une sorte d’annonce, déjà, du désenchantement de la fin des années 70.
L'important c'est d'aimer (1975)
À la fin des années 80, vous êtes proche de Żuławski, j'imagine que vous n'avez pas forcément le même recul sur ses films de cette période…
Boris Godounov, je trouve cela magistral, vraiment très impressionnant en termes de mise en scène. Mes nuits sont plus belles que vos jours est un film curieux, original comme toujours et séduisant par bien des aspects… Après, je dois avouer que je ne suis pas très fan de La Fidélité qui me parait trop long et mal fagoté. Mais Cosmos est un film que je trouve très touchant parce que c'est le dernier, c'est clair, on le sent. Pour qui le connaissait, le fait d’entendre sa voix crier en off « Kaméra ! » sur le générique de fin annonçait très certainement son adieu au cinéma… Il faut dire que, comme pour Ken Russell par exemple, les cinéastes extrêmes des années 70 comme Żuławski ont eu du mal à s'adapter aux années 80 et surtout 90, aux temps qui ont changé. Même Dario Argento… J'aime bien Lunettes noires, son dernier film, mais il n’a évidemment pas le niveau de ses meilleures œuvres, qu’il cite d’ailleurs en permanence tout au long du film, un peu comme un aveu d’échec. Les goûts du public ayant changé avec le temps, il y avait moins d'argent pour faire des films aussi baroques et visionnaires. Et si vous avez connu des tournages avec beaucoup d'argent, c'est très difficile ensuite d'arriver à se rééquilibrer avec moins de budget. Et vous n'avez plus forcément accès aux mêmes acteurs. Tout cela va avec. Il faut être vraiment très fort pour arriver à se réinventer quand on connait ce genre de déclassement. Paul Schrader y parvient, mais c’est assez rare.
Pour vous, Żuławski a-t-il fait ses meilleurs films dans les années 70 ?
En fait, il y a deux Żuławski. Comme avec beaucoup de cinéastes de cette époque où, pour faire court, il y a les années 70 et les années 80. Comme je vous le disais, il y a des vrais changements de paramètres dans le cinéma, à ce moment-là. Il y a le Friedkin et le Ken Russell des années 70 puis ceux des années 80. Ce n'est pas pareil. Même dans la musique, il y a le David Bowie des années 70 et puis celui des années 80. Beaucoup de choses ont évolué entre ces deux périodes… Żuławski, pour parler de son cas, est passé de cinéaste profondément polonais, dans les années 70, puisque Possession reste un film qui se passe juste à côté des pays de l’Est, jusqu’à devenir très majoritairement un « cinéaste français » dans les années 80, avec des stars françaises. Ce n'est pas le même cinéma, et je ne suis pas sûr qu'il vieillisse aussi bien que son cinéma des années 70. Il est rempli d’énormes qualités, d’une fièvre qui lui est propre, mais je pense qu’à part L’important c’est d’aimer, il y a une greffe entre lui et le cinéma français qui n'a pas complètement pris. Certains acteurs ne savent pas jouer comme on joue dans les pays de l'Est. Quand on voit Tchéky Karyo dans L’Amour braque, cela ne va pas. Mais quand on voit Lambert Wilson dans La Femme publique, par contre, ça va. Certains comprenaient ce qu’il cherchait à obtenir, d’autres moins.
Francis Huster, Tchéky Karyo et Sophie Marceau dans l'Amour Braque (1985)
Votre regard sur ses films que vous aviez critiqués dans Starfix a-t-il changé aujourd’hui ?
Pour L'Amour braque c’est très compliqué, parce que j'ai suivi tout le tournage en tant que journaliste, c'est d’ailleurs le tournage le plus dynamique et exaltant auquel j'ai assisté quand je pratiquais ce métier. J'ai vu le film se fabriquer du scénario jusqu'au mixage, la post-synchro, tout. Et je me suis nourri de cette expérience. Je faisais partie de l'équipe comme une espèce de fantôme qui accompagnait le tournage. J’étais là tout le temps, partout, en essayant de me rapprocher au plus près de la caméra pour tout observer. Parfois, je me retrouvais embarqué un peu par hasard dans le processus créatif : j’ai été réquisitionné pour faire la doublure de Francis Huster pour un plan, je suis allé voir les rushes pour les raconter à Zulawski, je me retrouvais parmi l’équipe réduite qui l’accompagnait pour aller diner le soir dans des grandes brasseries parisiennes et évoquer les aléas du tournage en cours… Je voyais ce metteur en scène en transe, ces acteurs qui essayaient de le satisfaire. J'ai vu la passion au travail. C'est très dur de juger les films auxquels on participe, tout comme ceux de ses amis, et c'est un film sur lequel je n'ai donc aucun recul. Il est peut-être aussi peu aimable ou étrange ou ébouriffé que ce que les gens en disent, mais moi je n'en sais rien. C'est un film que j'aime passionnément parce qu’il fait partie de ma vie, d’une certaine manière. J’ai tellement appris en le voyant se fabriquer jour après jour !
C’est en effet un film désarçonnant, on n’a jamais vu Paris filmé comme cela. Mais ce qui m’a le plus fasciné, c'est l'intensité constante. Vous avez dit dans de précédents entretiens que Żuławski était quelqu'un de plutôt calme, qui savait contrôler son travail, mais j'ai du mal à imaginer comment on dirige un tel chaos, autant de comédiens qu’il faut faire hurler. Il se passe tellement de choses, d'actions, de violence, des objets qui se cassent, qui se renversent, des balles qui fusent, des corps qui voltigent…
C'était comme tous les tournages de gens qui prennent leur métier au sérieux. Il donnait une explication très claire à son équipe pendant la mise en place de la séquence, du découpage qu'il souhaitait, et il pratiquait ensuite une sorte d’envoi d'énergie juste avant de filmer chacun des plans. Et quand il disait « Coupez ! » et qu'il était content, l’équipe s'arrêtait, allait à la machine à café, rigolait. C'était juste une méthode. Fellini aussi, c'est un cinéma assez hystérique au fond, par instant. Quand toute une faune grouille dans le plan, que ça gueule à tout va, que ça grimace, et que dans le même travelling des figurants regardent la caméra pour faire des gestes de pure pantomime, c'est la même chose. Fellini pouvait être très colérique sur ses tournages, de ce que je sais. Je pense qu’il devait lancer le plan et hurler pour avoir ce qu'il voulait pendant la prise, puisqu’il ne pratiquait pas de son synchrone. Mais il ne devait pas hurler toute la journée, cela n’aurait pas de sens. Vous ne pouvez pas être comme cela tout le temps sinon vous êtes épuisé au bout de trois jours. Le cinéma, c'est quand même avant tout la science du plan et une gestion de l’énergie. Le but est d'arriver à se concentrer suffisamment pour que, entre « action ! » et « coupez ! », il y ait une énergie maximale donnée par toute l'équipe, devant comme derrière la caméra. Et Żuławski pouvait pousser ses comédiens sur ses tournages, oui, mais ce n’était jamais dans un grand n’importe quoi. Une fois par exemple, sur le tournage de l’Amour braque, il y avait une comédienne qui ne donnait pas assez, on va dire, qui était très loin ce qu'il souhaitait. C'était sur une scène de théâtre et je me souviens qu’il tapait sur le plancher de la scène avec le plat de ses mains en hurlant : « Plus ! Plus ! plus ! »… C'était, comment dire, de la direction d'acteur un peu « énergique », impressionnante oui, mais il ne la frappait pas, ne la secouait pas, ne la violentait pas. En aucune façon.
Christiane Jean dans L'amour Braque
Comment, selon vous, arrivait-il à motiver et convaincre ces jeunes acteurs français ?
D'abord, ils avaient vu ses films. Ils savaient donc à quoi s’en tenir. Ensuite il les encourageait, il leur disait : « Ce n'est pas assez, vas-y, fais-le plus ! » Et ce que d’aucun appelle l'hystérie dans ses films, était une chose qui n’était pas rare dans le cinéma des années 70/80. On ne peut pas dire que De Niro joue sobrement dans Taxi Driver ou Raging Bull, ni Pacino dans Scarface : il y a une transe, une fièvre, qui était dans l'air et exprimait sans doute l’époque. On était dans l’explosion du rock, du punk, c’était très dynamique. Dans les films de Werner Herzog, Klaus Kinski est tout sauf calme. Même dans Virus Cannibale ou les Rats de Manhattan les Z cultes de Bruno Mattei, ça ne joue pas calme ! Il y a aussi une forme d'hystérie chez le Dario Argento de Suspiria par exemple. Pasolini venait de faire Salò avant d’être assassiné, ce n'est pas forcément « hystérique » mais il y avait cette notion de jusqu’au-boutisme qui était présent. C'était aussi un truc très utilisé au théâtre, à l'époque : les spectacles de Pina Bausch par exemple étaient extrêmement fiévreux, emportés. Il y avait vraiment un jeu avec les extrêmes omniprésent. Il fonde l’existence de Orange mécanique, La Grande bouffe, Satyricon, La Horde sauvage, Carrie et tant et tant de films… Ken Russell, que j’ai déjà évoqué, était un cinéaste qui faisait à fond partie de cette famille. Et Alan Parker est un cinéaste lui aussi complètement fiévreux à ses débuts : Midnigth Express et The Wall sont des films déchainés. J'ai plus l'impression que c'était un mouvement global. Et, par ailleurs, Żuławski étant aussi dans cette culture du jeu d’acteurs typique de l'Est, il l'a amené en France et cela choquait un peu. Mais même chez les cinéastes français, cette tendance existait… Rendez-vous de Téchiné était joué de façon un peu exaltée. À nos amours était aussi un film extrême, qui poussait à fond ses curseurs dans la dernière partie. Et je ne parle pas des Mocky ! Mais bon, lui, c’est vrai, était également d’origine polonaise…
Au contact de Żuławski, vous avez appris des choses « théoriques » sur le métier. Cela vous a-t-il aidé à vous lancer vous-même ?
Certains de ses conseils étaient vraiment précieux, au sens où je me disais quand je les entendais : « Ça, c'est super important, il ne faut pas l'oublier ». Par exemple, je ne sais pas si vous voulez écrire un jour dans votre vie, mais il m’a dit que le plus important était « d’écrire avec son cul ». C’est-à-dire s’asseoir sur sa chaise absolument tous les matins, poser ses fesses et ne pas en bouger tant qu’on n’a pas écrit une ligne… Je ne l’ai jamais oublié, ça m’a effectivement aidé à me lancer sans trop réfléchir dans l’écriture de mon premier film. Et je le fais toujours aujourd’hui. Ce conseil reste peut-être le plus utile qu’il m’ait donné. Si je sors un film qui se plante au box-office par exemple, je suis déprimé dix jours. Pas plus. Je ne m’offre pas le temps de faire une dépression de six mois. Au bout de dix jours, je « repose mon cul » sur une chaise et je recommence à écrire. Au début, ce n'est pas facile. Ce que j'écris est nul, je le jette. Mais ce n'est pas grave, je m’y remets. C'est fondamental. Je cite souvent cet exemple, lorsqu’on me pose cette question, car c’est un peu comme un bâton de course de relai que j’aurais attrapé tout jeune et que je passerais à mon tour à la génération suivante.
6. LE CINÉMA FRANÇAIS DES ANNÉES 80 - LE CINÉMA ITALIEN
Le paysage du film policier français des années 80 change quand même un peu à partir de La Guerre des polices, La Balance obtient des Césars. Quel regard portiez-vous sur ce cinéma-là, à Starfix ?
Dans l’ensemble, on trouvait ça mauvais, pataud, bourrin.
Francis Huster dans Le Faucon de Paul Boujenah (1983)
Il y avait aussi des films un peu plus franchement cinéma bis comme Le Faucon de Paul Boujenah.
Le Faucon, c'était énorme, tellement mauvais que c’est devenu immédiatement culte dans la rédaction ! Mais sinon, en général, je n'y arrivais pas avec ces polars français des années 70/80. Je n'y arrive toujours pas, d'ailleurs, pour beaucoup d’entre eux, surtout les gros budgets… Là où on était cruels, c'est que comme cela se passait chez nous, on ne voyait pas dans certains de ces films cette dimension bis qu'on pouvait prêter à certains films italiens ou américains, et pour lesquels on avait une tendresse. Or il y a bien une dimension bis dans Tir groupé, par exemple, ou dans La Baston. Donc, j'en découvre certains aujourd’hui avec plus de plaisir parce que je vois ce côté bis. Les Loups entre eux de José Giovanni, avec son casting improbable, est aussi à hurler de rire mais, cela, on l’avait vu aussi tout de suite… Il y avait, en passant, ce truc très drôle qui nous faisait marrer, et qui existe toujours d’ailleurs, c’est la star du théâtre public ou du cinéma d’auteur pur et dur qui joue le grand méchant. L’acteur en question adore ça parce que, d'un coup, il a l'impression de se salir, d’exploiter une face sombre de son talent qu’il fantasme bien sûr sans limites. Mais cela ne marche pas. En Italie, ils prenaient Klaus Kinski ou Tomas Milian pour jouer des fous méchants, mais ils sont borderline, inquiétants, à quelques exceptions près ils ne sont pas ridicules. Parce que les films auxquels ils participent sont souvent eux-mêmes excessifs. Alors que quand certains acteurs en France jouent les psychopathes, même s’ils y vont à fond eux aussi, comment dire… pas facile d’être seul à péter les plombs quand tout autour de vous est désespérément plat.
N’aimiez-vous pas ce cinéma français-là parce qu’il copiait en fait celui que vous aimiez ?
Non, c'était juste trop proche de notre quotidien, pas assez exotique. Nous n’étions pas vraiment indulgents. Et de façon un peu présomptueuse, nous pensions que ce n’était pas cela qu'il fallait faire. On ne pouvait pas adorer Police Fédérale Los Angeles et aimer Rive Droite, Rive gauche ! Intellectuellement, cela ne fonctionnait pas. En plus des Bébel et des Delon, il y avait aussi beaucoup de ces pseudo-polars qui étaient en fait des « stars-véhicules » assez mal foutus, destinés aux publics de ces têtes d’affiches. Alors on laissait ça au magazine Première, dont c’était le credo.
Pourtant, il y a eu une vraie vague de polars français…
Pour cette vague dont vous parlez, nous avions l’impression que tous ces films, surtout les gros budgets, prenaient la place de quelque chose d'autre. D’où le respect pour Corneau, ou l’intérêt majeur qu’a suscité Diva pour ceux qui voulaient sortir de ce conformisme. Ou pour Poussière d’ange d’Édouard Niermans. Il pouvait donc y avoir des films qui avaient une vraie singularité, une vraie recherche esthétique. J'ai envie de dire : de la poésie. Nous reprochions au polar français son côté un peu gras, un peu beauf, ou à l’inverse très bourgeois, qui n’allait pas dans les excès de violence, le baroque ou l'érotisme des films du même genre, italiens ou américains. Cela restait trop cadré, sans grand relief. Par contre, quand on voyait un cas d’espèce comme Brigade des mœurs de Max Pécas, on adorait cela parce que même si c’était mauvais, c’était au moins ouvertement bis, ouvertement outrancier, ouvertement sexuel, ouvertement agressif. Cela débordait de partout ! Or le polar français ne débordait pas tant que cela. Il y avait bien des coups de flingues mais cela restait finalement assez conventionnel, quand même : c'était flic ou voyou, flic et voyou, flic contre voyou, etc. Mais où était le pendant français de, je ne sais pas, La Guerre des gangs de Lucio Fulci ? Où était l’équivalent des poliziottesci italiens ? Des polars new-yorkais crasseux comme Vice Squad de Gary Sherman ? Au-delà du polar, on avait envie d'excès, et cela en manquait quand même beaucoup…
Mais, à Starfix, il y avait quand même des films qu'on aimait dans le cinéma français, comme bien sûr Garde à vue. On avait défendu Claude Miller pour son magnifique Mortelle randonnée. On avait fait quelque chose sur Le Bunker de la dernière rafale de Caro et Jeunet, on surveillait les courts métrages, on attendait le renouveau. Il y a eu Le Dernier combat de Luc Besson, évidemment. Après, c’est une autre histoire. Luc Besson a été la grande déception de cette rédaction. Nous avions beaucoup parié sur Le Dernier combat, qu’on avait adoré, mais tout l’espoir du renouveau qu’il avait suscité s’est fissuré avec Subway, un film très conventionnel, très pop, mais dans le mauvais sens du terme, un peu ringard. C'était déjà frappant, à l'époque.
A l’inverse vous aimez beaucoup le cinéma italien, il revient souvent dans les films que vous citez.
Parce que le cinéma qui s'est fait en Italie, de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 70, est tout simplement pour moi le plus beau cinéma du monde. Sans doute parce que je suis de culture méditerranéenne, mais pas uniquement… C'est là qu’on trouve à mes yeux les plus grands scénaristes, les plus grands compositeurs, les plus belles lumières, les plus beaux décors, réels ou de studio, les plus beaux acteurs et actrices, les plus grands metteurs en scène. Si on les aligne… c'est quand même dingue d'imaginer qu'au même moment, travaillaient entre autres Pasolini, Antonioni, Visconti, Fellini, Risi, Comencini, Monicelli, Rossellini, Lattuada, Scola, Bava, Zurlini, Germi, Argento, Leone, Pietri… et puis tous les Cottafavi, Fulci, Corbucci, Tinto Brass, Martino, Deodato, Samperi, Castellari, et tant et tant d’autres !
N’y a-t-il rien que vous jetez dans le cinéma à cette époque ?
Évidemment je vois aujourd’hui des films qui ne sont pas terribles, mais quand même : si on pense à tous les noms des metteurs en scène qui travaillaient de concert, dans la même industrie, dans un petit pays comme l'Italie… Parce qu'aux États-Unis, on peut évidemment aligner Ford, Wellman, Hawks, Wise, Aldrich, Fleischer, etc. Mais on parle des grands studios, de leur manière quasi industrielle de fabriquer des films, et dans un pays immensément plus grand. En France aussi il y en a eu pas mal, des grands cinéastes, à l’époque des Duvivier, Renoir, Grémillon, Cocteau… Ou en Angleterre avec Lean, Reed, Roeg, Losey etc. Mais là, sur trente ans, en Italie, il y a eu un nombre hallucinant de génies et de grands ou petits maîtres qui ont travaillé en même temps. Ou de types très inspirés le temps de deux ou trois films, ou de gars qui ont fait des films pas mal, avec un évident chef d'œuvre au milieu de leur filmo. On en découvre constamment, c'est sans fin !
7. ÊTRE UN PASSEUR, LA CRITIQUE AUJOURD’HUI
Depuis Starfix, puis avec Mon ciné-club sur Canal+, l’atelier Canal+ écriture, ou avec l'ouvrage que vous aviez écrit avec votre épouse Lydia sur les films à conseiller aux enfants : vous êtes en fait un passeur.
On l'a fait pour moi, donc si je ne le faisais pas à mon tour, ce serait indécent. Avec leurs ciné-clubs à la télévision, du temps d’avant la VHS, où il n’y avait que trois chaînes, Claude Jean-Philippe et Patrick Brion ont changé ma vie. Tout comme Żuławski quand je l’ai côtoyé… Quand on est cinéphile, je trouve que c'est la moindre des choses de transmettre à la génération suivante. Des cinéphiles ont pu sauver des films, comme Langlois et Franju en créant la cinémathèque, ou d’ailleurs Christophe Gans, avec la collection HK. J'espère que s’ils en ont la possibilité, d’autres personnes le feront à leur tour dans les années à venir. Nous sommes dans une période du cinéma relativement barbare, dans le sens où la culture au sens large du terme est mise à mal par des plateformes qui ne font pas le tri, par des séries parfois mauvaises, par le confort du public qui préfère regarder douze fois un épisode de la même chose que sept ou huit films qui les emmèneraient dans autant d’univers différents. Je n’ai rien contre les séries, j’en regarde et en apprécie moi-même, mais beaucoup moins que des films. Et je trouve que cela devient un devoir politique et social que de transmettre une certaine idée du cinéma. Notamment la notion de « point de vue », qui tend à disparaître. Ou celle de la valeur d’une mise en scène, d’une signature… Et si on arrive à transmettre la passion, on ouvre les gens à cette diversité, à cette curiosité et à cette exigence aussi. Cette notion de passeur, c'est le mot qu'avait utilisé Serge Daney. Et c’est un mot qui m’a toujours foutu un cafard monstre, je ne sais pas pourquoi. Il me fait penser à ce moyen métrage de Dreyer, Ils attrapèrent le bac, où un couple de jeunes motards meurt dans un accident de la route et se retrouvent à traverser le Styx sur la barque de Charon, le passeur des morts. Donc, je ne sais pas si je suis un « passeur », mais en tout cas je pense que cela fait partie du devoir du cinéphile que de partager avec la génération suivante... Mais vous le faites aussi, puisqu'on est là pour parler de cela. J'espère que notre conversation suscitera des curiosités, que les films que nous évoquons seront, du coup, regardés par d’autres.
Nicolas Pariser nous avait parlé de l’importance des gourous dans sa cinéphilie. Il suivait les Cahiers du cinéma, les Mac-Mahoniens. Et vous, avec Starfix, avez été les gourous d’une autre génération.
Nous ne nous en rendions pas compte, en fait. C’est aujourd’hui que nous constatons que Starfix est culte. Et, au fond, cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est que les réalisateurs que nous défendions soient aujourd’hui reconnus par tous comme des auteurs à part entière.
Avez-vous l’impression que la critique ne fait plus son travail comme elle le devrait ?
D'abord, et depuis toujours, le gros de la critique est toujours en retard… Du coup, elle encense trop tardivement des cinéastes comme Cronenberg ou Paul Verhoeven. Mais ce n’est pas rendre service à ces réalisateurs car ils penseront être toujours excellents avec leurs derniers films et ne se remettront pas en question. Pour moi, les derniers Cronenberg sont quasi tous des catastrophes, Elle et Benedetta de Verhoeven ont des qualités, mais ne sont pas géniaux. En tous cas loin d’être aussi géniaux que ce que d’aucuns prétendent et surtout que ses meilleurs films ! De toute façon, faire une couverture sur Suspiria pour un magazine d’aujourd’hui, ce n’est pas être moderne, c’est tout l’inverse, puisque le film a près de cinquante ans ! Un peu comme si, à l’époque de Starfix, nous avions fait une couv' sur Citizen Kane… C’est sur The Witch ou sur It Follows qu’il faudrait faire une couverture ! Du coup, certains sites ou magasines relativement récents sur lesquels je peux tomber à l’occasion me paraissent mauvais : on sent qu’ils essaient de capter le maximum d’audience tout en se croyant dans l’air du temps, qu’il n'y a pas de choix éditorial, pas d’angle, qu’ils défendent des œuvres très différentes et en deviennent finalement incohérents. C’est à la fois woke et un peu réac' en même temps. Je trouve cela illisible. Ils pensent être au sommet de la branchitude alors qu'ils ne sont que brouillons. Mais surtout, le plus gros problème de la critique, c’est qu’aujourd’hui tout le monde s’en fout ou presque. Les journaux ne se vendent plus guère et n’importe quel spectateur un peu cultivé peut donner un avis sur le net qui vaut largement celui de tel ou tel critique officiel. Cela ne doit pas du tout être facile à vivre pour eux, je pense…
The Witch de Robert Eggers (2015) - It Follows de David Robert Mitchell (2014)
Vous avez parlé de festivals qui ont tendance à encenser tout de suite les jeunes pousses…
Ah ça, c'est terrible ! Cela leur enlève très vite leur spontanéité… Je pense que si c'était arrivé à John Carpenter, il n'aurait sans doute pas fait cette œuvre-là. On voit que Ari Aster se prend déjà les pieds dans le tapis avec Beau is Afraid. On voit le manque d’inspiration, ou plutôt l’inspiration en roue libre, le gars qui se la raconte, notamment sur la fin qui est un pompage intégral de La Cité des femmes de Fellini. C'est choquant. On voit bien quand William Friedkin ou De Palma basculent et commencent à faire des films un peu trop « arty ». C’est au moment même où ils réalisent qu’ils sont encensés par tout un tas de critiques ou de spectateurs de festivals qui théorisent sur leur travail… Ce qui était beau chez eux, c'était l'obligation d'être spontané et de correspondre à un marché précis. Auparavant, le statut d’artiste était rarement donné à un réalisateur dès son premier ou son deuxième film, surtout quand il faisait des films dits « de genre ». Et du coup, je ne connais rien de plus mortifère, pour une carrière, que lorsque l’inverse se produit. C’est dur pour un jeune cinéaste de garder les pieds sur terre quand tout le monde autour de lui l’intronise nouveau génie !
8. LA CINÉPHILIE ET LES PREMIERS FILMS, RÉFÉRENCES ET INFLUENCES
Selon vous, les premiers films sont souvent directement influencés par la cinéphilie de leur réalisateur. Vous concernant, avez-vous le sentiment que vos premiers films étaient sous influence de votre cinéphilie ?
Mon premier film, Va mourire, était sous l’influence de Pasolini, mais pas de façon directe. Je me disais juste qu’à ses débuts il avait filmé ce qu'il connaissait, les jeunes prolos latins. À ce moment-là, j'étais à Paris, je ne savais pas ce que je voulais raconter. J'ai pensé à Accatone et je me suis dit que moi aussi je pouvais faire un film sur des ragazzi di vita parce que je les connaissais par cœur. C'était mes amis, ma famille. Et ceux-là, étaient suffisamment éloignés des voyous pasoliniens des faubourgs de Rome dans les années 60 pour que mon film soit original. C'était également sous influence indirecte du point de vue de la mise en scène, dans le sens où Pasolini a fait un cinéma qui était, je ne dirais pas amateur, mais presque. Dans Accatone, on sent bien qu'il ne connaît pas les focales et la technique en général. Je me suis dit : je vais faire pareil, je vais filmer ce que je sais, de la façon la plus sincère possible. Comme je n’ai fait aucun court-métrage, je ne vais pas essayer de me raconter que je connais la technique. Je vais prendre une seule focale et faire avec. Je savais que le sujet était original : personne ne parlait de ces gars du Sud, dans l’ambiance Front National de l’époque déjà très présente dans cette région. Le film s'appelait d’ailleurs à l’origine National 7, à cause du FN. J’ai changé le titre en cours de route parce que cela ne marchait pas, c'était un peu compliqué et théorique comme titre. Sinon l’histoire était aussi très lointainement inspirée d’un livre de David Goodis, La Blonde au coin de la rue, qui se passait dans une ville minière sous la pluie, avec une bande de jeunes qui zonaient et vivaient de petite délinquance. Je me suis dit que si je racontais une histoire de ce genre, mais dans l’espèce de paradis ensoleillé qu’était censée être la Côte d’Azur, j’obtiendrais un contraste intéressant. Par contre, dès mon film suivant, j'ai décidé de travailler sans aucune référence de films ou de cinéastes. Encore aujourd'hui, je passe ma vie à ne pas m'inspirer directement des films que je pourrais avoir vus, ce qui oblige parfois à un certain slalom. Si j'ai une idée de plan qui me rappelle une image ou un effet que j’ai déjà vu dans un autre film, je ne l’exploite pas, j’en cherche une autre.
Accatone (1961) de Pier Paolo Pasolini
Va Mourire (1995) de Nicolas Boukhrief
Aimez-vous chez les autres ce genre de citations ?
Cela dépend. Chez le Gans du Pacte des loups, par exemple, il y a parfois cinq citations par plan, et pas seulement de films, mais aussi d’illustrations, de jeux vidéo… il fait du patchwork, donc je trouve cela passionnant. Mais son cinéma ne saurait se résumer à cela, il a aussi sa part de création propre, comme on peut le voir dans son Silent Hill. J’aime un peu moins cela chez Quentin Tarantino parce que c'est fait de façon trop narquoise. Il est ultra doué, c'est évident, mais trop ricanant pour moi. Par certains aspects, j’ai énormément aimé Il était une fois à Hollywood, mais d’un autre côté, quand il filme Bruce Lee comme un cabot vaniteux qu'on peut battre en combat les doigts dans le nez, Steve McQueen comme un vieux beau, ou Sharon Tate comme une fille qui ronfle au lit, ça m'agresse profondément. Il me parait trop iconoclaste, et en même temps capable de sortir des séquences qui sont d'une perfection graphique stupéfiante. J'ai toujours un rapport très partagé à ses films.
Vous avez fait deux remakes, mais quand vous en parlez, vous parlez toujours des œuvres littéraires qui en sont à l'origine. Je pense à votre deuxième film, Le Plaisir (et ses petits tracas) adapté de La Ronde de Arthur Schnitzler, déjà adapté par Max Ophüls, et à La Confession, d'après Léon Morin, Prêtre de Béatrix Beck, déjà adapté par Jean-Pierre Melville.
Le Plaisir est une sorte d’adaptation du concept de La Ronde, mais ce n'est pas du tout un remake du ou des films tirés de cette pièce. Et dans la pièce de Schnitzler, d’ailleurs, ce sont des personnages très viennois, très inscrits dans leur époque. Mes personnages n'ont rien à voir avec eux, ce ne sont pas les mêmes archétypes et ils ne disent strictement aucun des dialogues de la pièce. On est donc très loin du Ophüls, qui était une adaptation bien plus littérale. Le seul clin d’œil/hommage que je me suis offert, c’était d’appeler le film en partie de la même manière qu’un autre de ses films. A part ça…
De La Ronde au Plaisir
L’idée vous est-elle venue en voyant le film de Max Ophüls ou en lisant la pièce de Schnitzler ?
En lisant la pièce. J’avais vu le film La ronde d’Ophüls dans mon adolescence et l’avais trouvé ennuyeux, en dépit du faste de sa mise en scène. Je lui préférais mille fois Le Plaisir et Madame de par exemple. Avec le recul, je pense que ce concept de narration en marabout-bout de ficelle marche bien au théâtre, parce qu’il est très dynamique et qu'au théâtre le spectateur peut parfaitement s’amuser de cette distance avec l’histoire. Mais au cinéma, on ne s'attache pas aux personnages, passée la première histoire, parce qu'on sait qu'ils vont dégager très vite pour passer au suivant. J’ai fait la même erreur en travaillant sur ce concept : le cinéma ne peut pas à ce point se passer du principe d’identification sans risquer d’ennuyer. Et mon film est, je pense, également ennuyeux.
Ma motivation pour l’écrire, c’était que dans la pièce, j’avais trouvé une réplique qui parlait de syphilis, que je n’avais pas repérée dans le film. À cette époque, on était en plein SIDA. En m’arrêtant sur cette réplique je me suis dit que ce passage d’une histoire à l’autre était un concept parfait pour parler de ce fléau. Et je suis parti là-dessus…. J’ai voulu faire Le Plaisir sur une hypothèse invisible, une idée un peu abstraite qui était de se dire : ces personnages se passent-ils, ou pas, le SIDA ? C'est une hypothèse qui sous-tend tout le film parce qu'aucun des personnages ne se protège quand il fait l’amour. Cela commence d’ailleurs par un casque bleu qui, au cours d’une passe avec une prostituée de l’Est, dit : « Ma capote s'est déchirée ». J'étais persuadé qu'à l'époque tout le monde penserait immédiatement au SIDA, tellement on était obsédé par le sujet. Du coup, comme Schnitzler, je n'ai pas souligné l’idée et me suis contenté de quelques allusions… Mais j’ai réalisé ensuite que les gens n’y pensaient en fait pas tant que cela… et que c’est d’ailleurs sans doute pour cela que le virus continuait de se répandre dans la population ! En voyant Le Plaisir, quasiment personne n’y a pensé. Or si on ne pense pas au SIDA, le film n’a aucun intérêt, il est chiant comme la pluie. Il y a des indices dans le film pour dire : tiens, celui-là est peut-être porteur du virus, celui-là peut-être pas. Cela rend le film plus « ludique », si j'ose dire. Ludique mais d’une manière évidemment très morbide. Et donc, très « no future ». Très fin de siècle. Comme la pièce de Schnitzler en son temps. Mais, au fond, tout cela était un peu trop prétentieux. C’est un défaut assez fréquent dans beaucoup de second film, et je n’y ai pas échappé.
Le Plaisir (et ses petits tracas) (1998)
Pour Léon Morin, prêtre, je suis parti du livre. J'avais vu d’abord le Melville, et j’ai eu envie de réadapter cette histoire parce que le film a pour moi un gros problème : Emmanuelle Riva n’est pas assez désirable. L'histoire qui est racontée est celle d’une veuve très intellectuelle qui désire un prêtre sublimement beau et sensuel. À partir de ce film, je me suis d’ailleurs interrogé sur l'homo-érotisme, voire l'homosexualité de Melville. J'ai revu tous ses films et je me suis dit qu'en fait, Melville était sans doute homosexuel. Assumé ou pas, ce n’est pas le problème, mais c'est très probable à mes yeux. Un peu comme Chang Cheh… Quand j'ai revu La rage du tigre, il y a 20 ans, il m’a paru évident qu’il devait être homosexuel. Mais pour Cheh, maintenant, c’est notoire, je crois.
Ce constat effectué, je me suis rendu compte que la figure érotique du Léon Morin de Melville c'était uniquement Belmondo, et qu'Emmanuelle Riva était non-érotique. C'est une veuve malade de désir pour un prêtre qui lui répond : « Non, non, non. Je ne peux pas et je ne veux pas. Arrêtez vos conneries. Je vais vous initier à Dieu et vous me laisserez tranquille. » Et je me suis dit qu'il y aurait une vraie nouvelle histoire à raconter si l’héroïne était plus troublante, comme le héros, et qu'il y avait du désir dans les deux sens... En lisant ensuite le livre, je m'aperçois que Melville l’a adapté à la virgule près. Il n'y a pas une seule séquence qui vienne de lui, je crois. Peut-être même pas un seul dialogue. Du coup j'oublie totalement le film original et je décide de repartir du roman pour l’investir à ma manière. A l’arrivée dans mon film, il doit rester 50% du récit original, peut-être 40. J’ai rajouté beaucoup de séquences, de dialogues, et restructuré l’histoire. Ce que j’ai fait de différent, en tout premier lieu, c’est donc d’écrire le caractère d’une fille désirable et qu’elle et Morin aient un double problème. Mais pour cela, il ne fallait pas non plus qu'elle reste veuve, comme dans le livre. Parce que si elle était veuve, elle n'aurait pas d'interdit réel de son côté pour passer à l’acte, contrairement à lui puisqu’il est prêtre. Ils n’étaient toujours pas sur un pied d’égalité… Donc, j’ai rajouté que son mari était à la guerre et qu'elle ne savait pas s’il allait revenir. Résultat, elle a aussi un interdit : est-ce qu'elle peut tromper son mari, le père de son enfant ? Cela en fait une toute autre histoire qui n'a rien à voir avec le Melville. Je n'ai pas volé une séquence, pas un plan, rien. Ce n'est pas de la coquetterie de ma part, ou parce que je ne veux pas le reconnaître. Je pourrais complètement assumer de dire que je vais tourner un remake si l’occasion se présente, mais ici ce n'est pas le cas. La production n’a, d’ailleurs, pas acheté les droits du film de Melville, seulement ceux du livre de Beck.
Léon Morin, Prêtre (1961) de Jean-Pierre Meville
La Confession (2016) de Nicolas Boukhrief
Une autre de vos adaptations est Un Ciel radieux, inspiré du manga de Jiro Taniguchi. C’était une commande mais avez-vous été en contact avec lui ?
Pour convaincre Taniguchi, il fallait lui envoyer une note d’intention. Dans cette note, j’ai parlé de deux choses : la ligne claire de Hergé qui me servirait de charte graphique pour le film, et des nappes musicales dans le style de ce que fait Brian Eno, que je comptais utiliser pour la musique. Il est ensuite venu à Paris pour qu’on se rencontre : il m’a dit que c’était les albums de Tintin qui lui avaient donné envie de dessiner, et qu’il écoutait justement du Brian Eno en travaillant ! C’était heureux car je me trouvais exactement au même endroit que lui et il accepté de nous donner les droits grâce à cela. En fait, je n'ai fait que lui renvoyer ce que dégageait son monde. Son roman graphique était suffisamment inspirant pour qu’on en retrouve naturellement les sources.
Extrait du manga Un ciel Radieux (2005) de Jiro Taniguchi
et du téléfilm Un ciel radieux (2017) de Nicolas Boukhrief
J'aime beaucoup l'autre film français adapté de Jiro Taniguchi, Quartier lointain de Sam Garbarski, qui a le même comédien principal, Léo Legrand, et dont la musique, composée par le groupe Air, propose un peu le même genre de nappe aérienne que Rob dans votre film. Étiez-vous conscient de ces rapprochements, en particulier le choix du comédien ?
C'est très drôle, ce qu’il s’est passé avec Léo Legrand. Sur mes films, je demande au directeur de casting de ne me présenter qu'un seul comédien par personnage, après leur avoir parlé longuement de la manière dont j’imagine le rôle. Et si la personne qu’il me présente n'est pas la bonne, on reparle alors du personnage et il me présente à nouveau un seul acteur ou une seule actrice. Je ne veux pas en voir quinze parce que, sinon, c'est moi qui fais le casting en définitive. Et c'est cruel de faire déplacer quinze personnes qui espèrent avoir un travail. On se retrouve un peu dans la peau d’un DRH et, humainement, je n’aime pas cela. D’autant que parfois, on rencontre des comédiens avec qui on rêverait de travailler mais qui n’ont pas de place sur le film et c’est un déchirement. J’ai travaillé de manière classique sur mon premier film, en voyant défiler énormément de comédiens pour chaque rôle, et j'ai changé de méthode dès le second. Les bons directeurs de casting adorent car cela les responsabilise énormément, cela les oblige à signer véritablement leur casting. Et quand le directeur de casting réussit son coup, l’acteur ou l’actrice que je rencontre est tout de suite une évidence pour le film, parfois même dès la première poignée de main. Du coup, quand je lui parle au fil de ce premier rendez-vous, ce comédien est souvent troublé parce que j’évoque déjà le tournage, le rôle qu’il va et non pourrait interpréter. Il ou elle me demande si on va faire des essais, et je lui réponds que ce n’est pas la peine, car je sais qu’on fera le film ensemble et je leur donne alors le scénario. Cela les investit d’une confiance énorme et installe une relation idéale pour bien travailler ensemble.
Pour Un ciel radieux, la toute première personne à laquelle pense Elodie Demey, la directrice de casting, et qu’elle choisit de me présenter, est donc Léo Legrand. Pas du tout pour sa filmographie mais pour ce qu’il dégage, son énergie, son physique aussi, très « ligne claire ». Un quart d'heure après qu’il soit entré dans mon bureau, même pas, cinq minutes, je me dis qu’elle a parfaitement raison : il est le personnage, c'est évident. C’est là qu’il m’apprend qu’il a joué dans Quartier Lointain, quand il avait 14 ans. J'ai trouvé cela très amusant et très émouvant, et du coup il m’est venu une idée : inventer une nouvelle séquence afin de pouvoir utiliser un plan de Quartier lointain dans l'un des flashbacks d’Un Ciel radieux. Ainsi, quand le personnage principal de mon film se remémore son adolescence, on le voit dans une piscine, à 14 ans, en train de flotter dans l'eau comme s'il était noyé et c’est un plan venu de l’autre film. Que ce soit le même acteur que l’on voit là, plus jeune, et dans une autre adaptation de Taniguchi qui plus est, je trouve cela très joyeux. Il y a une espèce de mise en abîme amusante, et cela collait bien avec le sujet. Quand on a demandé l’autorisation d’utiliser ce plan à la production de Quartier lointain, ils étaient ravis et ont trouvé cela formidable. Ils nous ont donné l’extrait sans problème.
Un ciel radieux (2017) / Quartier Lointain (2010)
Avez-vous vu Quartier lointain pendant la préparation ? L’avez-vous apprécié ?
Je l'ai regardé afin de le dérusher, pour trouver justement un plan de l’acteur que je pourrais utiliser dans une nouvelle séquence. En général, je ne regarde jamais les films dans lesquels ont joué les comédiens avec qui je m’apprête à travailler. Je ne veux pas savoir, cela ne m'intéresse pas. Quand j’ai choisi Marine Vacth, par exemple, je n'ai pas regardé le Ozon qu’elle avait tourné avant (Jeune et Jolie). idem avec François Civil pour Made in France, etc. Là, en revanche, j’étais obligé de le regarder. Et je trouve que c’est une bonne adaptation, très cohérente. Ils ont fait un beau travail. Ils sont très respectueux de l’œuvre originale, là où, en adaptant Un ciel radieux, nous avons essayé de transformer un peu la matière et changer des choses, en ajoutant la problématique de harcèlement au travail par exemple.
9. FAIRE UN FILM FANTASTIQUE, FAIRE DE LA COMÉDIE
Un Ciel Radieux est pour l’instant votre seul film fantastique, alors que vous nous racontiez qu’adolescent c’est le genre qui vous fascinait le plus...
Je trouve que quand on adore absolument un genre en tant que cinéphile, c’est dur de se lancer pour l’illustrer en tant que cinéaste. Il m’a ainsi fallu trois films pour oser tourner un polar avec le Convoyeur. Pour réaliser un film fantastique, il faudrait que je sois certain que je vais apporter une pierre à l’édifice et pas seulement tourner un film de plus dans le genre, ou « à la manière de », en me contentant de recycler des effets ou des formules de style. Il me faudrait aussi avoir une histoire qui me paraisse vraiment originale et pertinente, et que je puisse la traiter avec le maximum de sincérité. Sinon quel intérêt ? Le fantastique est sans doute le genre que je trouve le plus ardu à aborder car il est intimement lié à notre croyance dans le cinéma, à notre capacité à produire cet extraordinaire que j’évoquais tout à l’heure. En même temps qu’il interroge directement notre propre mystique, voire notre propre rapport à la religion et notre appréhension de la mort.
Mais bon, pour tout vous dire, après avoir longtemps tâtonné, j’ai tout de même fini par écrire il y a deux-trois ans un film purement horrifique. Tout le monde s'accordait à dire que le scénario était plutôt bon, avec une idée plutôt originale, et il y a eu un début de financement, notamment par Canal+ qui a besoin de ce genre de films pour ses abonnés. Mais après La Confession, Un ciel radieux, Trois jours et une vie etc. je suis devenu aux yeux de certains d’abord et avant tout un auteur « sérieux ». Certains financiers qui avaient oublié Le Convoyeur se sont demandé pourquoi je voulais tout à coup faire un film d'horreur, puisque ce genre en France, comme on sait, en dépit de la Palme d’or pour Titane, n’est pas franchement respecté. Ils ne savaient pas que je défendais le genre dans Starfix, et du coup, nous n’avons pas réussi à monter le film. A suivre, donc.
Trois jours et une vie (2019)
Avez-vous eu d'autres projets dans le genre fantastique qui, pour des raisons budgétaires ou d'incapacité à convaincre des financiers, n’ont pu se faire ?
Il y a eu une adaptation du Chien des Baskerville, sur laquelle j’avais travaillé avec et pour Pascal Laugier, commandée par un producteur. C'était un scénario très gothique, très Conan Doyle version Laugier. On s'est éclaté à l’écrire, mais au bout de deux ans le producteur voulait quelque chose de plus contemporain. Il a complètement changé de cap, et ce que nous lui avons apporté n’était plus en accord avec ce qu’il souhaitait. Le projet s'est donc lui aussi arrêté.
Vous avez aussi voulu faire de la comédie, mais sans être sûr de correspondre aux attentes du public...
J'avais écrit une comédie à laquelle j'étais très attaché. Mais comme c'était juste après Le Convoyeur, la réaction a été là encore : « Pourquoi fait-il une comédie ? Il ne sait pas faire ça ». Il faut savoir qu’en France, aux yeux du marché, on est vraiment ce que l'on a fait, ce que l’on vient de faire. Surtout si l’on a rencontré le public avec ça ! Aux États-Unis, la notion de mise en scène signifie davantage l’idée d’un « savoir-faire », donc vous pouvez comme Richard Donner réaliser Superman, puis un mélo comme Rendez-vous chez Max, puis un teen-movie comme Les Goonies, puis un film médiéval fantastique comme Ladyhawke, puis un polar comme L’Arme Fatale, etc. Aux yeux des producteurs, vous savez « faire » des films, c'est considéré comme votre métier, quelle que soit l’histoire qu’on vous confie. En France, vous êtes assez facilement réduit au genre dans lequel vous vous êtes fait remarquer. Si, demain, Olivier Marchal veut faire une comédie, je pense qu'il risque d'avoir du mal, en dépit de ses autres succès.
Le scénario de comédie que j’avais écrit, c’était donc l'Italien, un film qu’a finalement réalisé Olivier Baroux. Ils ont récupéré le concept et ont réécrit un tout autre scénario, même si le pitch est resté le même. Mais dans la même logique, si demain le même Baroux veut faire un film du type Le Convoyeur, il va sûrement entendre : « Mais pourquoi veut-il faire un polar ? Il ne sait pas faire ça ». En tant que cinéphile, comme je m'intéresse à tous les genres, je peux passer d’un polar agressif sur des djihadistes comme Made in France, à un mélodrame en costumes comme La Confession, puis à un film fantastique adapté d’un manga, puis à un Film Noir comme Trois jours et une vie… mais je ne m'arrange pas la vie en faisant cela. Je me serais spécialisé dans le polar, je tournerais peut-être plus souvent et facilement. Mais je suis absolument certain que je me serais usé dans ce genre.
Dans quel genre de comédie vous reconnaissez-vous ?
C'est toujours pareil : quand on est cinéphile, on ne classe pas. Sur la comédie, Chaplin, Keaton et Lubitsch sont évidemment des maîtres, mais je n'arrive pas à les considérer appartenant à ce seul genre. Comme je vous le disais, je révère aussi la comédie italienne, mais ses metteurs en scène ont su aussi faire des mélodrames profonds et magnifiques comme Risi avec Âmes perdues, ou Comencini avec Le grand embouteillage…. Et Billy Wilder est également un immense metteur en scène qui a donné des chefs d’œuvre dans les deux genres, comme Kiss Me Stupid et Sunset Boulevard. Et au fond, Buñuel n’a-t-il pas été aussi et régulièrement un réalisateur de comédies ? Et que dire de Dr Folamour ? Les comédies qui me touchent ont donc, très souvent, un arrière fond dramatique ou social, et échappent pour la plupart à cette notion de comédie telle qu’on l’entend. Ou alors, il leur faut une mise en scène très haut de gamme comme La Party ou Frankenstein Junior.
Mais à quel genre de comédie aurait ressemblé votre Italien à vous ?
L'Italien que nous avions imaginé avec Eric Besnard était écrit avec un esprit très caustique, qui était peut-être plus proche d'une comédie à l'anglaise. C'était une coupe franche de la société française, de ce qu’est le racisme anti arabe dans la société française. Il y avait cette dimension de comédie de mœurs anglaise, mais avec des situations plus forcées, plus baroques, latines, comme il peut y en avoir dans certains films italiens. C’est peut-être cet alliage qui a semblé trop bizarre au marché français.
Dans quel genre de comédie anglaise vous reconnaissez-vous ?
Les Stephen Frears, comme The Snapper et The Van, contiennent un ton un peu ironique qui me séduit beaucoup tout en restant humanistes et en empathie avec leurs personnages. Ce sont des comédies qui ont socialement du sens et ne sont pas juste de la farce. En France, quand on regarde bien, les comédies qui cartonnent sont souvent des utopies de gauche qui deviennent des films de droite. Et pardonnez-moi pour le terme, mais la comédie française récente est aussi souvent structurée sur un balancier : « bonne bouffe et bonne baise ». C'est très rare que les enjeux des personnages n’y soient pas à la toute fin de bien manger et de « coucher », même de façon symbolique comme dans les sympathiques Ch’tis ou Un petit truc en plus, où parmi les enjeux se trouve celui d’arriver à embrasser l’héroïne … Il y a toujours un rapport à la jouissance, dans la comédie française. C’est le pays de Rabelais. Mais la notion de vraie critique sociale, au sens du regard de l’auteur sur ce qui dysfonctionne réellement dans notre société, est plus rare.
The Van de Stephen Frears (1996)
10. ANALYSER SES PROPRES FILMS, DÉCOUPAGE ET STYLE DE MISE EN SCÈNE
Vous êtes plutôt rétif à l’analyse détaillée de vos films et nous ne savons pas si vous allez pouvoir réagir… Dans votre écriture, il semble que vous aimiez amener vos personnages jusqu’à des états de transe, préalables à des actes de violence, par exemple.
En effet, j'ai beaucoup de mal à faire de l’auto-analyse… Quand j'étais journaliste, les cinéastes qui s'auto-analysaient le mieux étaient ceux qui ne faisaient pas forcément les meilleurs films. John Boorman s'auto-analysait super bien, par exemple, il parlait de son œuvre en des termes très savants. J'aime encore beaucoup ses films mais ils m’impressionnent moins que ceux de Kubrick qui, à lire ses interviews, n’aimait pas ce genre d’introspection. Quand De Palma a commencé à se penser, comme je vous le disais, c’est devenu un cauchemar alors que c’était un immense réalisateur qui tournait avant tout ses films à l’instinct, dans les années 70. Au début, il était très réticent à ce type d’analyse d’ailleurs, il était horrible en interview. Gans, qui le vénérait, était allé au Festival de Deauville pour une de ses toutes premières venues en France, pour faire de la promotion. Lors de leur arrivée, De Palma filmait bizarrement les journalistes avec une petite caméra, ce qui les mettait pour le moins mal à l’aise. Passé cette première épreuve, Gans commence à lui parler, cherchant à analyser son œuvre, et De Palma ne répond qu’avec des « Oui. Non. Oui. » Il était odieux. Gans sort déçu, il le vit comme une rupture amoureuse terrible. C’était au moment des Incorruptibles. Un très beau film. Plus tard, quand De Palma est venu tourner en France, il a commencé à trop écouter ce qui se disait sur ses films, à volontiers disserter dessus. C'est le moment où il a réalisé Femme Fatale, Passion… Je suis désolé, ce ne sont pas des bons films. C'est De Palma faisant du De Palma, c'est une catastrophe. Cela rejoint ce que je disais sur Veroeheven ou Cronenberg. Et sur Ari Aster, qui commence seulement sa carrière… Il me parait dangereux de travailler en ayant trop de recul sur les thématiques internes qui peuvent traverser vos différentes histoires. C’est précisément le sens, je pense, de la petite phrase que Polanski nous avait renvoyée en retour de notre dossier. De la synthèse, oui. De l’analyse, non.
Je me méfie donc énormément de l’auto-analyse parce que je vais réfléchir à votre question, la trouver intéressante et tenter de lui faire une réponse structurée. Puis je vais rentrer chez moi, y réfléchir à nouveau et probablement tenter de rebondir sur ce que vous voyez dans mes films. Or, si j’intègre cette idée, elle devient mienne. Mais alors, comment faire pour l'oublier au moment où j'écris ? Je vais me dire : « Il a raison, cette idée de scène ou de personnage me ressemble parfaitement, elle s’inscrit bien dans mon travail. Mon œuvre ! ». Et cela enlève totalement le côté artisanal et spontané de ce métier, auquel je tiens par-dessus tout. Ce qui n’exclue évidemment pas d’avoir un vrai point de vue sur l’histoire que l’on raconte. Et de la développer en fonction de sa morale.
Femme fatale de Brian de Palma (2002)
Alors sans vous demander de trop vous analyser, je me posais aussi la question de votre économie de plan. Il me semble que vous avez un style de mise en scène dont le découpage est épuré.
Sur cela, je peux vous répondre. La première chose, je l’ai apprise en regardant travailler Żuławski : il ne se couvrait pas. Lorsque j’ai vu, plus tard, d’autres cinéastes se couvrir, j’ai remarqué que les acteurs étaient obligés de jouer disons, moyennement, avec ce type de découpage. Quand un metteur en scène se couvre, il filme la même scène en plan large, puis en plan moyen, puis en plan serré, etc. Sous plusieurs angles et parfois avec plusieurs focales. Mais l'acteur ne peut pas jouer une scène avec la même intensité à chaque fois. Comme il ne sait pas ce qui va être monté, il va donc jouer plus « mou ». Quand on ne se couvre pas, l'acteur sait que ce qu’il tourne sera à l'écran, sauf bien sûr si on coupe la scène. Il gère alors beaucoup mieux son personnage et sa concentration.
La deuxième chose, c'est que comme je travaille dans des économies qui sont quand même assez réduites par rapport à l'ambition des films, je préfère dépenser mon temps de tournage à travailler longuement sur un plan, plutôt que d’en faire quatre moins peaufinés, qui seront moins bien éclairés, moins précis, avec moins de temps de répétition avec les acteurs, etc. J’ai travaillé comme cela dès mon premier film, histoire de mieux gérer ma propre énergie. Et peu à peu, à force de faire des films de cette façon, je me suis rendu compte que l'équipe entière comprenait mieux ce qu'elle tournait avec cette méthode : là aussi parce que tout ce que l'on tourne est ce qui va être définitivement monté. Donc les techniciens, comme les acteurs, peuvent tout à fait imaginer que la séquence, les plans que l’on s’apprête à tourner, raccordent parfaitement à ce que l'on a fait quelques heures, ou quelques jours plus tôt. À la limite, chacun peut aussi bien visualiser le film que je le fais. Donc, tout le monde travaille davantage sur le même projet.
Est-ce que l’économie de plan est un style de mise en scène que vous appréciez aussi en tant que cinéphile ? Avez-vous l'impression de faire des films qui ressemblent à ceux que vous aimez ?
Je ne sais pas si je le verrais comme cela. Mais c’est vrai que j’apprécie une certaine gestion du temps, chez Tarkovski, chez Sokourov, chez Ripstein, chez Ozu…. Beaucoup de metteurs en scène savent parfaitement gérer ainsi leur mise en scène. Et certains outils, comme le steadycam, y ont contribué au fil du temps… J’aime évidemment quand je ne me rends compte qu’à la troisième vision d’un film que ce sont des plans-séquences auxquels j’assiste, quand ce n'est pas démonstratif, quand cela fait partie de la gestion globale de l’histoire et du film, et pas juste une performance. Quand c'est démonstratif, c'est bidon. Je me souviens par exemple du très long plan séquence qui ouvre un film français a succès, où un type picole avec ses amis au fond d’une boîte de nuit, puis se lève, traverse le club, sort dans la rue, monte sur un scooter et roule quelques mètres avant de se faire percuter par un camion. Le plan est plutôt bien orchestré… mais tellement m’a-tu-vu qu’il en devient publicitaire. Le genre de pub contre l’alcool, du type « Tu t’es vu quand t’as bu ? ». Sans compter qu’il refait à l’envers le parcours du fameux plan-séquence des Affranchis qui, lui, a du sens. Dans le Scorsese, le voyou joué par Ray Liotta arrive devant un cabaret avec sa fiancée, découvre qu’il y a une longue queue de clients devant la porte, passe par l’entrée de service, puis par les cuisines, avant de se retrouver dans la salle où un loufiat l’emmène tout près de la scène dans le carré VIP et lui fait installer une table pour qu’il puisse dîner en profitant pleinement du spectacle. Le plan suit, en fait, la prise de conscience de sa fiancée qui comprend au fur et à mesure de cette longue traversée qu’il est passé du statut de porte-flingues à celui de boss… Cela raconte quelque chose. Il faut que cela raconte quelque chose.
Le célèbre plan-séquence des Affranchis de Martin Scorsese (1990)
Vous nous avez aussi évoqué votre intérieur, chez vous, comme un endroit épuré : j'ai l'impression que votre cinéma est aussi un peu épuré dans ce sens-là.
C'est avant tout une question de moyens. Quand on n'a pas de moyens gigantesques, mieux vaut travailler le dénuement que la surcharge. Sinon, cela fera cheap. Tout simplement.
J’ai quand même le sentiment que cela fait partie de votre personnalité.
Au bout d'un moment, l'économie dans laquelle on travaille crée peut-être une esthétique qui devient la nôtre. Ridley Scott fait des films très chers, opulents, parfois pompiers, mais qui correspondent à son niveau au Box-Office mondial. Il rêve cher, il a l'argent pour illustrer son envie, il cartonne... donc, il peut rêver encore plus cher, avoir plus d’argent etc.
Est-ce la même chose pour votre ami et collègue Christophe Gans qui, lui, peut attendre dix ans pour faire un film ? N’attend-il pas d’avoir plus d’argent plutôt que de tourner avec un petit budget ?
Gans n’attend pas dix ans pour faire un film : Gans écrit des projets qui ne se font pas parce que les films sont chers et que le cinéma français a du mal avec ce type d’ambition. Il est trop atypique. Après Le Pacte des loups, il a commencé à rencontrer les studios américains. Mais avec les États-Unis, soit on rentre sagement dans le moule, soit on n'y bosse pas. Après Le Convoyeur, on m’a proposé des projets là-bas. Mais dès que je disais « ce script est intéressant, mais j'aimerais bien réécrire cette... », on me répondait que le projet était green-lighté tel quel et qu’il était hors de question d’en changer une virgule. C'est cela, les États-Unis pour les cinéastes français. Les Anglais arrivent à négocier parfois avec ce système, sans doute parce qu'ils sont anglo-saxons. Mais pour moi, la plupart des Français récents qui ont été travailler là-bas, on fait leurs moins bons films aux États-Unis, voire même carrément des mauvais films… Je pense qu'on est trop latins et que quand on va là-bas, on se fait broyer. Je ne parle pas des co-productions avec le Canada, comme ce qu’a fait Gans avec Silent Hill. Je parle vraiment d'aller au cœur du système des studios.
Le Pacte des loups de Christophe Gans (2001)
En France, il y a aussi de l’argent : on peut faire Les Trois Mousquetaires ou Le Comte de Monte Cristo.
Oui, il y a en effet un retour des grosses productions en costumes et c’est une bonne nouvelle.
Pourquoi Christophe Gans n'arrive-t-il pas à faire d'autres projets ? Fait-il vraiment peur aux studios ?
Il est peut-être un peu trop « baroque », un peu trop visionnaire, moins sage que les réalisateurs des projets que vous venez de citer, même si certains sont de qualité. Et parfois il n’a pas de chance : le projet Bob Morane s’est arrêté à cause du SRAS en Chine… Mais c’est à lui qu’il faudrait poser la question !
Lorsque des projets sont abandonnés, pourquoi ces scénarios « prêts » et finalisés ne sont-ils pas repris plus tard ?
Pendant quelques années, ils sont d’abord la propriété des producteurs qui les ont payés, mais comme en France, contrairement aux Etats Unis, la notion d’auteur reste tout de même essentielle, ils n’imaginent pas les confier à d’autres réalisateurs. Surtout qu’il n’existe pas beaucoup de « Yes Man », chez nous. Alors, très souvent ces scénarii disparaissent. Parce que le scénario n’est pas une œuvre - très peu de scénarios sont d’ailleurs publiés. Il y a eu le Napoléon de Kubrick, mais c’est très rare. Quand un film ne se fait pas, il ne se fait pas et puis c’est tout. Il y a comme une espèce de malédiction, ils sont oubliés. C'est étrange, d'ailleurs, car j'adorerais lire des scénarios de films de Tarkovski, de Kurosawa ou de Buñuel qui ne se sont pas faits. Mais il n'y a pas de marché pour cela, il n'y a quasiment pas de publication de scénarios. Les gens du métier sont tellement superstitieux qu’on l’enterre et on n’en parle plus. C'est comme quand on a un film qui se plante au box-office, personne ne vous appelle pendant des semaines.
Image tirée des photos de repérages durant la phase préparatoire du projet de film Napoléon de Stanley Kubrick
11. IMAGE, COULEUR ET RAPPORT AU NUMÉRIQUE
Nous voulions évoquer votre rapport à l’image. Vous avez travaillé avec plusieurs chefs opérateurs qui vous ont souvent accompagné sur plusieurs films : Jean-Max Bernard pour les deux premiers, Dominique Colin pour les trois suivants, maintenant vous alternez entre Manuel Dacosse et Patrick Ghiringhelli. Est-ce qu'il y a eu un choix de votre part d'aller dans une autre direction esthétique en changeant de partenaire ?
Quand on commence à faire des films, on cherche à se créer une famille et, d'une façon parfois trop sentimentale, avec une espèce de fantasme d’un groupe de techniciens-amis qui va nous accompagner pendant un long bout de chemin. Mais plus on avance et plus on s'aperçoit qu'il ne faut pas forcer les choses. Si, à un moment donné, une personne vous déçoit, pas humainement mais techniquement, n'arrive pas à répondre à votre demande d'une façon optimale, on se doit de changer de personne, quel que soit l'attachement que l’on a pour elle. C'est une chose qu'on apprend au fur et à mesure. Cela m'est arrivé de refaire un film avec quelqu'un qui m’avait déçu, encore une fois pas humainement, mais qui n'avait pas répondu esthétiquement exactement à ce que je demandais. Cela peut être la musique, la lumière, la déco, quel que soit le poste. Si l’on se dit : « Ce n'est pas grave, je passe outre », le problème va se reproduire à coup sûr, et dans une plus large proportion, dans le film suivant. Cela m’est arrivé quasiment à chaque fois, au point de se fâcher définitivement ensuite avec la personne parce que le désaccord a été trop évident. Donc il faut vraiment partir du principe que, dès la première insatisfaction sur un film, il faut changer de technicien sur le film suivant. C'est cela qui doit présider dans le choix de ses techniciens chaque fois que l’on fait un film. Cela ne veut pas dire que les personnes ont failli, c'est que parfois votre esthétique évolue et que la personne qui a travaillé avec vous, même si elle vous a accompagné parfaitement jusque-là, n'arrive pas à évoluer dans le même sens. Parce qu'elle-même évolue parfois dans un autre sens. Cela conduit à des séparations qui sont inévitables. Je sais que certains metteurs en scène ont cette intransigeance dès leurs débuts, il m’a fallu personnellement deux ou trois films pour le comprendre.
D’un point de vue esthétique, avez-vous des intentions précises en termes de direction de lumière, de couleur ou d’ambiances ?
Je suis très pragmatique. C'est-à-dire que, pour moi, chaque film a sa lumière, son cadre. Je ne pense pas avoir un univers propre comme Fellini ou Fincher. Film après film, car cela nous échappe, j’imagine qu’il peut y avoir des thématiques, des choses qui ressortent etc. Mais je suis plus dans une démarche de raconter des histoires en ne me préoccupant pas du genre dans lequel elles se situent, ni même si elles correspondent à une vision qui me serait prédéterminée. Quand je sens qu'il y a une bonne histoire à raconter, j'y vais. Et cette histoire induit un filmage. Et chaque film amène son budget, donc d’une certaine manière son esthétique. Par exemple, j'ai décidé de faire un film sur les jeunes Roms, Comme un fils. Je savais que ce sujet n'intéresserait pas beaucoup le marché, et que par conséquence je n'aurais pas beaucoup d'argent pour le fabriquer. Mais ce n’était pas un problème parce que si j’avais fait un film à l’image hyper léchée sur les Roms, vu leur profonde misère dont je tenais à parler, cela m’aurait paru indécent. Donc la manière très physique, très directe, de son filmage imposé par son budget moindre était également très cohérente avec l’univers qu’il décrit. Par contre La Confession, qui est un pur mélodrame romantique, au fond très classique, me paraissait devoir avoir une approche, disons plus hitchcockienne dans sa manière de mettre en scène les éléments qui le composait. Même si, cela dit, je n’avais pas là non plus tout à fait le budget pour le faire. Il a donc fallu trouver des idées minimalistes, mais dans ce style-là.
Comme un fils (2024)
Faites-vous des demandes spécifiques pour certaines séquences ? Avez-vous des idées en termes de couleurs ?
Oui mais c'est pareil, c'est pragmatique, c'est très difficile à expliquer. Une première chose est que je ne suis malheureusement pas dessinateur, donc je ne peux déjà pas dessiner les plans que j’imagine pour les montrer à l’équipe, ce qui serait l’idéal. Ensuite, je n'aime pas l'idée de montrer un maximum de films à mes techniciens en préparation, en leur expliquant que je veux faire un film proche de ceux-là. J'essaie systématiquement de faire mon truc à moi, quitte à me casser la gueule. C'est vraiment une base. Je ne me vois pas montrer Marnie, un Douglas Sirk ou un Melville justement, au chef opérateur qui va faire La Confession. Je serais assez mal à l'aise avec ça parce que je préfère lui expliquer l’esthétique du film au fur et à mesure de la préparation, par des rapports graphiques, des rapports de couleurs, des repérages. Avec l'idée que la lumière raconte… Mais cela se fait déjà à l'écriture, en vérité : quand on écrit jour/nuit, on est déjà en train de parler de lumière. Petit matin, crépuscule, jour/nuit, pluies, orages, sont déjà des données visuelles, de lumières, d’ambiances. Plus ou moins consciemment, on commence en fait à travailler, à réfléchir sur le visuel du film dès la première ligne de la première page du scénario. La difficulté consiste ensuite à retranscrire ces intuitions à son équipe… et surtout de les adapter aux moyens qui vous sont alloués !
Il y a certains choix plus marqués que d’autres, les teintes vert-bleu des néons du Convoyeur, la lumière violette des veilleuses dans Cortex…
Ce sont des idées personnelles. Pour Le Convoyeur, je me suis dit dès le départ que je voulais faire un film « bleu. » Les uniformes sont bleus, les fourgons sont bleus, il fallait que ce soit bleu, que la lumière soit bleue néon. Je ne pourrais pas expliquer pourquoi, par contre. C’est ainsi. Sur Cortex, il allait y avoir beaucoup de nuits, éclairées par des veilleuses. Mais les veilleuses c'est triste, surtout dans les Ehpad. Je me suis dit que comme le personnage principal souffrait d’Alzheimer, une maladie que les gens connaissent mal, je pouvais imaginer que ces malades étaient dans un autre rapport à la réalité, que pour eux la nuit était magique. J’ai alors pensé à faire de la lumière noire ou à passer en violet pour créer une autre réalité. On a choisi le violet. Sans le justifier, et visiblement cela n’a gêné personne. Dans Gardiens de l’ordre, la question était de pouvoir distinguer les cachets de drogue sur lesquels les personnages enquêtent. Or des cachets, en soi, c’est absolument sans intérêt à filmer, contrairement à de la cocaïne ou des pains de haschisch. Alors, je me suis dit que si on les rendait fluorescents cela créerait une donnée plus graphique, les rendant même bizarrement inquiétants. Ces effets fluos se sont d’ailleurs avérés très compliqués à réaliser parce qu'il fallait les éclairer en lumière noire, sans pour autant que cela rejaillisse sur les acteurs ou le décor alentour. Le chef opérateur Dominique Colin s’est bien pris la tête là-dessus.
Le Convoyeur (2004)
Cortex (2008) / Gardiens de l'ordre (2009)
Et sur Un ciel radieux, aviez-vous des intentions particulières ? Le film est presque noir & blanc, travaille des teintes de gris.
Quand je me suis intéressé à cette adaptation du Taniguchi, je me suis tout de suite dit que je n’allais pas faire un film « à la japonaise », avec des cadres à la Ozu par exemple, cela n’aurait pas de sens. Par contre, je pouvais chercher une esthétique qui serait l'équivalent du manga en Europe. Donc, je suis parti sur la ligne claire de Hergé, comme je vous le disais. Et graphiquement, puisque je partais d'un manga en noir & blanc, je ne souhaitais pas faire un film très coloré. J’aurais pu mais cela n’allait pas avec cette histoire de fantômes, d’apparition de fantômes dans notre réalité. On pourrait tout à fait imaginer un univers de fantômes qui serait très coloré, très pop, mais avec Taniguchi je partais plutôt d’une base graphique très « aérienne ». Je ne me suis pas pris la tête, j’ai choisi de faire de vrais fantômes classiques, à la Liliom de Fritz Lang : translucides. Et qui dit translucide, dit éviter les couleurs criardes pour ne pas faire trop kitsch.
Un ciel radieux (2017)
Pouvez-vous nous parler du passage de la pellicule au numérique. Aviez-vous un attachement au support pellicule ? Le passage de l'un à l'autre était-il un choix ?
Oui c'était un choix, pour Gardiens de l'ordre. C'était d’abord un nouveau support que je voulais expérimenter. Il était évident que cela allait être une révolution, cela arrivait en force et toute l’industrie allait basculer. La pellicule n'allait pas résister. Pas plus que les films en noir et blanc, en dehors de quelques démarches arty, n’ont résisté au fait que toute l’industrie des années 60-70 est passée à la couleur, sans doute pour concurrencer la télévision qui restait encore en noir & blanc dans de nombreux foyers. Mais nous avons aussi, et surtout, décidé de faire Gardiens de l’ordre en numérique, tout simplement pour des raisons de faisabilité. Parce que, dans le temps de tournage qui m'était imparti, avec beaucoup de scènes de nuit, le numérique était extrêmement pratique, demandait beaucoup moins d'éclairages et nous permettait d'être beaucoup plus léger, beaucoup plus rapide. Nous n’aurions tout simplement pas eu les moyens de le tourner en pellicule… C’est comme cela que j'ai découvert le numérique. Cela m'a passionné parce que j'avais vraiment l'impression de découvrir d'un coup un nouvel outil. Le problème que j'avais jusque-là en tant que metteur en scène-cinéphile, c'est qu'avec la « pelloche » le rendu me donnait toujours l'impression de quelque chose que j'avais déjà vu. Quelle que soit l’image que je tournais, j’avais l’impression de la reconnaître, de l’avoir plus ou moins vue dans des tas de films. Je ne parle pas de références, je parle d’une sorte de sensation que tout avait déjà été exploité dans ce domaine du support chimique, en dehors bien sûr de ce qui concernait les effets spéciaux, qui n’ont fait qu’évoluer. C’était sans doute idiot, comme sensation, mais c’était ainsi. Et quand le numérique est arrivé, soudain, je n’ai plus eu cette impression d’arriver un peu après la bataille. Je parle d’un ressenti presque sensuel, émotionnel. C'était très exaltant au départ, cette affaire du numérique.
Mais je dois avouer que, maintenant qu’il a quasiment remplacé la pellicule sans qu’on ait vraiment eu le choix, cela me donne un peu le sentiment que l’on s’est un peu fait avoir. Comme avec le CD qui a failli tuer le vinyle jusqu’à ce que l’on découvre que le vinyle a sa poésie, sa sensualité, sa qualité propre. Au départ le CD était censé être la modernité absolue, un son meilleur et plus abouti, alors que ce n’est pas vrai : ce sont deux écoutes différentes. Le tournage en pellicule, Nolan le fait, Tarantino le fait, mais ce sont des stars. Cela coûte tellement cher aujourd'hui que je regrette qu'on ne puisse pas avoir le vrai choix de se dire : ce film là je le fais en numérique, celui-là en pellicule. Comme la couleur vis-à-vis du noir & blanc : on peut encore faire du noir & blanc mais l’imposer aujourd'hui n’est pas facile. Il vaut mieux être un artiste reconnu pour cela, comme Jim Jarmush ou Coppola. J'aurais adoré que le noir & blanc et la couleur continuent à cohabiter totalement. Là aussi d’une certaine manière, les cinéastes ont perdu quelque chose. Un plus grand choix.
Gardiens de l'ordre (2009)
Il y a quand même quelques films français qui sont en pellicule. L’un des réalisateurs que nous avons précédemment interviewés, Nicolas Pariser, qui ne fait pas un cinéma très cher, nous disait qu’il avait réussi à imposer la pellicule sur ses derniers films. Mais cela représentait effectivement un sacrifice budgétaire sur d'autres postes.
C'est ça, cela devient un choix qui coûte. Et quand on part sur des films où le budget n’est pas extensible, cela devient un choix particulier, il faut trouver un chef-opérateur qui accepte, des techniciens à l’aise avec ce support, etc., et renoncer d'une certaine manière à tout ce que le numérique apporte comme facilités, comme confort. C'est le problème de la modernité. Repasser au vinyle implique de tourner la face du disque, changer le diamant, nettoyer avant écoute, cela demande un effort. C’est pour cela que je dis qu'on s'est un peu fait avoir.
Y-a-t’il certains films au sujet desquels vous vous dîtes qu’il aurait mieux valu les tourner en pellicule ?
Je n'arrive pas à penser en ces termes parce que l’histoire d’un film est toujours un peu empirique. On fait un film, on part avec tel chef opérateur, on choisit avec lui telle caméra etc. J'aurais peut-être bien aimé que La Confession, par exemple, soit en pellicule pour appuyer cette dimension classique que j’évoquais. Mais tourner ce film d'époque en numérique m’a permis en même temps de me lancer dans une nature d’images que je ne connaissais pas. Je veux dire que ma mémoire ne connaissait pas, parce qu’évidemment quasiment tous les films d’époque se tournent aujourd’hui avec ce support. Et le numérique s'améliore quand même en permanence, est toujours en mouvement… Je suis très pragmatique de nature, donc à la toute fin cela me va, parce que c'est plutôt excitant de participer à un mouvement esthétique forcément nouveau, puisque l'outil est nouveau.
12. MUSIQUE DE FILM : L’ÉCOUTER ET LA TRAVAILLER
En termes de musique, c’est principalement de la musique électronique que l’on peut entendre dans vos bandes originales, et c’est un genre dont vous parlez aussi assez régulièrement. Y a-t-il d’autres types de musique de films qui vous intéressent en tant que spectateur ? En écoutez-vous en dehors du travail, sur vos propres projets ?
J’écoute essentiellement trois ou quatre genres de musique. J'écoute de l'électro. Dans l'électro, je compte la Kosmische Musik, la musique électronique allemande des années 60/70 pour laquelle j’ai une grande passion. Je préfère cela au terme de Krautrock/rock choucroute que je trouve trop beauf et limite raciste. J'écoute du rock, qui est la première musique de ma génération. Tout le rock : Zappa, Bowie, Talking Heads, Pink Floyd, Public Image Limited, Brian Eno... jamais très loin des plus expérimentateurs dans le genre, quand-même. Et j'écoute énormément de musiques de films, avec une prédilection pour les films italiens des années 50 à 70. C’est tout un mouvement musical, qui va d'une sorte d’easy listening parfois un peu ringarde mais qui a toujours son charme, à Ennio Morricone évidemment, qui est un génie pur, mais il n'est pas le seul.
Ennio Morricone
Chez Morricone, préférez-vous sa musique lorsqu’elle s’approche de l’expérimentation, comme vous l’évoquiez pour l’électronique ou le rock, ou écoutez-vous tout ?
Tout. Morricone, c'est sans fin, c'est un continent. 500 musiques de films, je crois. Je découvre des nouveaux scores formidables de lui tout le temps, jusque dans des films ultra mineurs. Et le recyclage qu'il pouvait faire d'un thème, d'un effet, d’un film à l’autre est juste fascinant, éblouissant : les fouets des westerns qui sont balancés sur les films érotiques, ou les voix des films érotiques, langoureuses et doucereuses, qui sont utilisées sur des gialli. Pour faire un parallèle, on sent quand on l’écoute que la musique était le véritable langage de Frank Zappa. Celui où il s’exprimait le mieux. Il composait et jouait comme on parle. Je pense que cela devait être pareil pour Morricone.
Sinon, je reviens aussi souvent aux musiques des films américains des années 70. Je ne suis pas très amateur de John Williams, par exemple, de sa musique en soi, mais je révère son travail sur le Fury de De Palma, sur Jaws, sur le Dracula de John Badham, que j'écoute régulièrement. Il y a aussi des pépites, comme la musique du Cercle Infernal par Colin Towns, la musique de Furyo par Ryūichi Sakamoto, de Giorgio Moroder pour la Féline de Schrader. Et évidemment celle de Tangerine Dream pour Sorcerer. Il y a beaucoup de ces musiques de films électroniques des années fin 70/80 qui sont comme des thèmes de ma vie, en fait.
Donnez-vous des « temp tracks » à vos compositeurs ? Des musiques temporaires pour aider à se projeter, pendant le montage, avant que le compositeur ait enregistré sa propre musique...
Non, jamais. Je n’aime pas les « temp tracks » parce que le compositeur essaiera souvent ensuite de faire la même chose. J'ai l'avantage d'avoir une belle relation de complicité artistique avec Rob, il me fournit des choses très en amont, parfois même avant le montage. Je peux donc monter avec un thème de Rob, sachant que nous allons dans la même direction et qu’il le peaufinera ensuite. On travaille vraiment en osmose, c'est très précieux. En général, pendant la préparation, j'ai l’idée d'un instrument et j’en parle au compositeur. C’était l’orgue de verre pour La confession, la flûte pour Trois jours une vie. Cela donne une direction. Après, je peux donner de vagues références, du type « il faudrait que cela sonne un peu comme Carter Burwell », mais toujours avec parcimonie.
Le compositeur Rob
Et sur la musique d'Un ciel radieux, comment est venue cette idée des chœurs masculins très étranges, ces voix graves et monotones ?
Cela vient directement de Rob. Une très belle inspiration de sa part. Comme je vous le disais, dans un premier temps nous ne travaillons pas du tout à l’image. Il lit le scénario, voit quelques rushes ou un premier montage, puis il s’enferme pour composer et me livre des maquettes en vrac. A partir de là, nous les essayons au montage à différents endroits du film, non déterminés à l’avance, et regardons le résultat que cela produit. Pour les chœurs dont vous parlez, cela a généré une émotion immédiate, très singulière, et ils sont devenus un des leit-motiv du film.
Plus généralement sur la musique de film, si on n'est pas musicien soi-même, comme peut l’être Carpenter, cela devient une étape très angoissante de la fabrication. On demande à un compositeur de nous écrire une musique idéale qui est censée décupler l’émotion des images, mais en lui parlant avec des termes qui ne sont pas tout à fait ceux de la musique, un langage parfois imagé ou sensuel, qu’on doit préciser après chaque écoute de ses nouvelles propositions. Mais que fait-on s'il n'est pas inspiré, si sa musique n’est pas la bonne, au final ? C'est cruel, c'est douloureux, évidemment. Et on n’a pas d’autre choix que de le remplacer. C'est pour cela que j'ai changé de compositeur quand celui avec lequel je travaillais ne comprenait plus mon cinéma, ou en tout cas n’était plus en accord avec lui, c’est le cas de le dire. Mais cela peut aussi être quelque chose de très joyeux quand un compositeur se laisse inspirer par le film, qu’il fait une proposition totalement inattendue. Les chœurs dans Un ciel radieux est un bon exemple. Il y avait comme un message subliminal, poétique et abstrait, qui sortait d’eux et qui enrichissait l’histoire du film. Vu son sujet, c’était pour moi comme les voix des morts évoqués par l’histoire, comme s'il y avait une sorte de hors-champ gigantesque qui se créait grâce à cette musique. Des voix de spectres venues de là où flottent les âmes en recherche d’incarnation. Je trouvais cela très inspiré et je l'ai posé sur les images avec une grande joie parce que, ce qui est formidable quand ça marche, c'est que cela vous fait redécouvrir votre propre film. Cela lui ajoute une émotion nouvelle qui, parfois, vous fait toucher exactement ce que vous cherchiez inconsciemment à atteindre.
Mais c’est un rapport image/musique qui est lié là aussi à la naissance de ma cinéphilie. Globalement, à partir des années 1960, le rapport entre la musique et les films a radicalement changé. Dans les années précédentes, la musique de film était le plus souvent de l'accompagnement musical. Il y avait quelques grands compositeurs qui proposaient des thèmes, comme Franz Waxman, ou Max Steiner sur King Kong, mais il y avait peu de réelle synergie. C’est à la fin des années 50, selon moi qu’on a commencé à avoir de vrais couples de musiciens et metteurs en scène, comme Hitchcock avec Herrmann, David Lean avec Maurice Jarre, Leone avec Morricone. etc. Devenir cinéphile, surtout dans les années 70, c'était être projeté dans des univers où il y avait ce duo qui s’exprimait. Il n'y a quasiment aucun grand moment qui ait marqué ma vie de cinéma où il n'y a pas une musique, ou un thème, intimement liée aux images. Que ce soit l'ouverture d'Apocalypse Now sur les Doors, où mon esprit s’est enflammé en même temps que la jungle bombardée au Napalm. Que ce soit Fellini illustré par Nino Rota, dans Roma ou Casanova…. La première fois que j'ai vu Orange Mécanique, cela m'a bouleversé à ce point aussi parce qu’il y avait la musique de Walter (future Wendy) Carlos, qui reprenait Beethoven de façon électronique et faisait corps de manière totalement organique avec les visions Kubrickiennes. Cette période est également celle où la musique de films a été davantage considérée comme une musique à part entière. Avec une exploitation commerciale directe, l’édition des scores en dehors des films pour ceux qui les appréciaient et voulaient les réécouter chez eux. Ce dont nous ne nous sommes pas privés.
Nino Rota & Federico Fellini
Retrouvez-vous ce genre de fusion dans le cinéma contemporain ?
Oui, par exemple dans Interstellar. La relation entre Christopher Nolan et Hans Zimmer y est fantastique. Je ne suis pas toujours fan de ce que produit Zimmer, mais là c'est très, très émouvant. Leur travail sur Batman Begins était également très impressionnant, avec le thème qui attaque dès le démarrage sur le logo de la Warner. Je savais dès cet instant que j'allais voir un film puissant. Et chez Fincher, la relation qu'il entretient avec Trent Reznor est tout aussi fascinante. Donc ceux que l’on peut considérer comme des maîtres dans le cinéma américain, aujourd’hui, ont pour la plupart ce rapport à la musique que j’évoquais à l’instant. En France, c'est une chose qu'on pratique assez peu et je le regrette. Je vois des tas de films français qui gagneraient à avoir un score plus pénétrant.
Dans le cinéma américain, aujourd’hui, mais comme en France, la musique est de moins en moins mélodique et thématique...
Il n'y a plus de thème, ce n’est plus que du fond sonore. Dans les Marvel, par exemple, si c'est émouvant on met un thème émouvant. Si c'est bourrin, on met un thème bourrin. On met de la musique non-stop pour assommer les gens, qu'ils sortent de là un peu hébétés. C'est une vraie perte, une vraie régression à Hollywood.
13. ALLER AU CINÉMA AUJOURD’HUI
Allez-vous encore beaucoup dans les salles de cinéma ?
J'y vais à 9 heures, le matin. C'est l’avantage de vivre à Paris. Et j’y vais par vagues. Parfois, je n'ai pas du tout le temps d’y aller. Quand j'écris, par exemple, parce que cela me perturbe. Et parfois, je me fais quatre films dans la journée : ce jour-là je débranche tout et je m’immerge dans tous ces univers différents, que les films soient bons ou mauvais, avec une joie sans limites. J'évite par contre de regarder les films sur un écran d'ordinateur, sauf si c'est vraiment une rareté, ou que je dois le voir pour mon travail. Mais si je suis en province, pour une avant-première par exemple, et que le soir, de retour tard dans mon hôtel, il n’y a rien sur la TNT, je peux me lancer Baron vampire de Bava en streaming, par exemple, ce qui m’est arrivé récemment. Un film qui n'est pas si mauvais, d’ailleurs, en tous cas meilleur que sa réputation. Et sinon, je ne pirate jamais de films. Pirater les films indés que je n'ai pas vus, comme ceux de Robert Eggers que j’aime énormément, c'est contribuer à tuer leurs cinéastes d’une certaine manière. Pirater un film des frères Coen, c’est jouer contre eux. Je ne peux pas faire ça.
Seules les bêtes de Dominik Moll (2019)
Et dans le cinéma français contemporain qu’est-ce qui vous plaît, que voyez-vous ou avez-vous envie de voir ?
Dans les réalisateurs français du moment, je suis toujours intéressé par les cinéastes de ma génération qui, sans doute eux-mêmes fans d'un certain cinéma, ont tenté de remettre la mise en scène en avant, au sens formaliste du terme. Je peux les apprécier différemment, mais je suis toujours intéressé, toujours ravi, d'aller voir les films de Kassovitz, Gans, Kounen, Laugier, Noé ou Dupontel entre autres. Cela m'intéresse toujours de voir leurs propositions esthétiques, même si elles ne correspondent pas forcément à mon goût. J’ai envie de voir comment ils évoluent. Ce sont aussi des gens que j’ai rencontrés et que j’apprécie, certains sont des amis, d’autres pas spécialement, mais je sais qu’ils sont tous passionnés.
Dans ceux que je ne connais pas et qui m’intéressent, il y a Dominik Moll, par exemple dont j’ai vraiment apprécié Seules les Bêtes. Et il y a quelqu'un que je ne connais pas du tout, mais qui m'a très impressionné, et je pense qu'il continuera à le faire, c'est Xavier Giannolli. Franchement, j’ai trouvé que Les Illusions perdues n’était pas loin du chef d'œuvre. Je dis « pas loin » pour ne pas paraître pompeux, mais c'est un film que j'ai trouvé absolument remarquable à tous points de vue, et très impressionnant dans sa manière d’embrasser son sujet. Son À l’origine est aussi très beau, malgré un miscast énorme : je trouve que François Cluzet n’est pas bon dans le film, il joue d’emblée un poète alors qu'il devrait d’abord et avant tout jouer un escroc. C’est un rôle pour Ugo Tognazzi, qu’il interprète d'une façon un peu « illuminé » et cela appauvrit le film. Sans doute parce qu’il refuse d’incarner un sale type, même si ce même personnage doit évoluer. C’est un des soucis que l’on rencontre d’ailleurs avec beaucoup d’acteurs français, contrairement aux italiens de la grande époque par exemple : leur refus de jouer des personnages qui ne soient pas des gens bien, aimables, sans vices réels.
Vous parlez de votre intérêt pour l'aspect formaliste chez la plupart de ces cinéastes, alors que vous-même vous définissez comme un raconteur d’histoire, intéressé par le sujet. La mise en scène vous intéresse-t-elle ?
Oui, forcément qu’elle m’intéresse et énormément même ! Les deux ne sont absolument pas incompatibles, bien au contraire. Je veux juste dire qu’il y a un effort de mise en scène supérieur dans le cinéma de ces réalisateurs français là, par rapport à d’autres que cela ne semble guère intéresser. Regardez le début de Au-Revoir là haut, dans les tranchées. On ne voit pas un tel effort de mise en scène à grand spectacle si souvent dans le cinéma français… Mais on ne peut pas résumer la mise en scène à cela. Ce n’est pas une question d'abstraction ou de films qui seraient absolument non réalistes. Il y a des metteurs en scène très réalistes chez qui il y a une mise en scène très puissante, comme Maurice Pialat. C’est une question encore une fois de point de vue et de langage. D’utilisation de la caméra comme un outil de langage, quel que soit l’univers sur lequel elle se pose. Je trouve parfois que dans le cinéma français, la notion de mise en scène passe à l'arrière-plan par rapport non pas à l’histoire, mais au sujet. Sur des petits sujets légers, certains partent visiblement du principe qu'il ne doit pas y avoir une mise en scène pensée, travaillée, exigeante, alors qu'il n'y a rien de plus dur que le léger en mise en scène justement ! Souvent, je trouve que cette part du cinéma français se repose beaucoup sur ses acteurs et ses historiettes, et cela donne un résultat sans saveur, sans que l’on sente une réelle personnalité derrière la caméra. Donc cela ne m'intéresse pas. Je peux comprendre que cela intéresse le public et certains de ces films peuvent rencontrer leur époque par leur sujet, mais dans vingt ans ils n’intéresseront plus personne, j’en suis persuadé, parce qu’au fond ils sont anecdotiques.
Les Illusions perdues de Xavier Giannoli (2021)
Quand on est cinéphile, c'est parfois difficile parce que la cinéphilie vous enlève ce rapport insouciant, peu exigeant que le grand public entretient avec le cinéma. Il paie sa place pour voir un film qui peut n’avoir aucun intérêt, mais s’il le trouve sympa et distrayant, il est content. Tandis que le cinéphile qui va sortir du même film, c’est un peu comme s’il avait bu du Champomy à la place du champagne. Il ne peut pas être heureux. Il n’aura pas eu sa came. Il y a un degré d'exigence chez le cinéphile qui peut l’amener du coup à se désintéresser d’une partie de la production. C’est ce qui fait par exemple que les films Marvel sont, pour moi, à un moment, beaucoup trop impersonnels. Certains pourraient me plaire mais il n'y a pas assez de cinéma, on ne sait plus qui fait le film. On voit très bien, comme dans le premier Black Panther, qu'il y a un metteur en scène pas très bon qui fait les scènes d’acteurs et qu'il y a à ses côtés des responsables d’effets spéciaux, plutôt doués, qui s’occupent des scènes d'action. Elles sont plutôt bien faites mais cela ne marche pas : ce n'est pas un film, c'est un programme. Cela vaut aussi pour certaines comédies françaises, qui sont tournées dans le seul but de servir de produits consommables pour des soirées télévisuelles.
14. CINÉMA À LA MAISON ET SUPPORT PHYSIQUE
Quel rapport avez-vous au support physique ? Avez-vous des DVD ?
Je ne suis pas excessivement consommateur de DVD, j'ai dû garder un truc de mes habitudes de provincial débarquant à Paris. Quand on vivait dans le Paris cinéphile, dans les années 70, il y avait un milliard d’opportunités pour découvrir les films : le parc gigantesque de salles, la Cinémathèque, le Quartier latin, les salles de quartier avec leurs doubles programmes pour voir du bis ou des films en seconde exclusivité… Paris était la ville la plus cinéphile du monde, on le sait. Et tout se décidait le mercredi, quand on achetait son Pariscope et qu’on découvrait l’offre de la semaine. Auparavant, en province, la seule information qu’on pouvait avoir, c’était les affiches des trois ou quatre films qui seraient projetés la semaine suivante. Et évidemment le programme télé qui annonçait des films que l’on ne connaissait pas forcément et que l’on se réjouissait de découvrir. Et dans les deux cas, cela générait une attente, une sorte de suspens, une envie un peu enfantine de surprises… Pour le cinéma à domicile, j’ai donc dû garder ce goût pour les découvertes inattendues que proposent les diffusions à la télévision, et plus précisément les plateformes réellement cinéphiles comme FilmoTV. MyCanal, notamment, est exceptionnel parce qu'ils mettent sans arrêt à disposition des films du gigantesque catalogue de StudioCanal, qu’ils restaurent peu à peu et dont je n'ai parfois jamais entendu parler. Le Fils du Pendu de Frank Borzage, vu récemment : je ne savais pas, par exemple, que ce film existait. Le Cri du sorcier de Skolimovski que je rêvais de voir depuis toujours, après l’avoir raté à sa sortie, a surgi ainsi sans prévenir dans la sélection. J’ai sans doute gardé cet aspect « ça sort, je ne sais pas ce que c'est, cela m'intéresse, je veux le voir ». Et je trouve ça très festif ! Du coup, sélectionner un DVD me paraît trop prévisible. Ou alors il faut avoir une collection immense, comme François Gognard ou Christophe Gans. Mais là, cela se compte en tonnage réel. Quand il a déménagé de Paris vers la province, Gans a déplacé 3,5 tonnes de DVD ! Et ce n’était encore que la moitié de sa collection.
Le Cri du sorcier (1978) - Le Fils du pendu (1948)
Est-ce que c’était pareil, au temps de la VHS ?
Oui, je n'ai jamais accumulé les VHS, en fait. J’en avais un peu mais je suis toujours resté sur ce flux inattendu qui vient de la salle, des différentes chaînes TV, des plateformes, de ces endroits-là. C'est suffisamment varié et renouvelé pour que j'aie toujours du grain à moudre, quelque chose à voir ou à revoir. Et surtout à découvrir.
Comment êtes-vous équipé, chez vous ?
J’ai une télévision haut de gamme mais toujours pas de vidéoprojecteur. Je souhaite peut-être garder cette magie de la projection sur grand écran pour la salle, ne pas la concurrencer chez moi. Je ne sais pas. Au niveau du son, je suis plutôt sur une base simple. Je reste un peu distant de cette course à la technologie parce que, quand mes amis s'équipent, je vois que c'est sans fin. Or, je me rappelle la première fois que j’ai vu Les Fraises sauvages de Bergman : c’était au ciné-club associatif dont je parlais tout à l’heure, dans une toute petite salle du vieil Antibes, avec quelques fauteuils inconfortables. La copie projetée en 16mm était charbonneuse, avec un son mal équilibré, et j’ai pourtant été bouleversé. Si cela doit passer, ça passe. Je n’en suis pas fier mais je ne suis pas dans cette course à l’équipement et regarde les films comme ils viennent.
Et quand vous peaufinez le son de vos films, par exemple, ne regrettez-vous pas de ne pas pouvoir en profiter chez vous ?
Le problème ne se pose pas car je ne revois jamais mes films. Mais je travaille à fond au mixage pour qu'il soit le meilleur possible, tout en sachant que peu de spectateurs seront véritablement concernés par le 5.1.
Vous tenez-vous au courant des sorties vidéo, par exemple ? Il peut y avoir des raretés...
Oui je sais, mais je n’ai pas le temps d’en regarder tant que cela, entre les films des (bonnes) plateformes, ceux des salles, plus les projections exceptionnelles qui sont fréquentes à Paris. Et en plus, je forme mes enfants, je leur montre des films que j’ai déjà vus, ce qui me permet aussi de les revoir. L’un a l'âge de voir La Dolce Vita et Cartel, l’autre Rambo et Les 7 samouraïs, que je n’avais pas vus depuis très longtemps. Cette revisitation des films du passé par les générations d'aujourd'hui est passionnante.
Avoir un objet physique, c'est comme le livre dans une bibliothèque, cela a une valeur particulière. Tandis que sur les plateformes, tout est dématérialisé.
Absolument. C’est justement pour cela que j’ai ce qu’on pourrait appeler les « fondamentaux », mais pas beaucoup plus. J'étais l'autre jour chez Jean-François Rauger, l’un des dirigeants de la Cinémathèque, sa collection est absolument hallucinante. Moi, je ne pourrais pas. Cela prend trop de place et est aussi trop chronophage. Mais c'est aussi bien sûr un plaisir d'en acheter de temps en temps. Ceux auxquels on tient tout particulièrement.
Quels sont les titres que vous vouliez vraiment avoir en physique ?
Oh, cela va être très long ! De ceux qu'on trouve facilement, par exemple, les intégrales peu ou prou de Kurosawa, Friedkin, Herzog, Carpenter, Verhoeven, Hitchcock, Fellini, Rouch, Argento, Herzog, Weir, Kubrick, les frères Coen et Tarkovski etc… Une bonne partie de Dino Risi, beaucoup de Pasolini, de Richard Fleischer, de Bava, de films muets. Il y en a, quand même ! Et évidement tous les « films madeleine de Proust », qu’ils soient bons ou mauvais. Ces films que j’ai découverts ado et qui m’ont marqué, sinon influencé.
Les 7 Samouraïs d'Akira Kurosawa (1954)
15. LES PLATEFORMES ET LA SÉRIE
Ne trouvez-vous pas que la façon de naviguer sur les plateformes noie davantage le spectateur qu’elle ne le guide vraiment ? Comme une transmission qui se perd…
Un jour, sur Netflix, je découvre une catégorie intitulée « vieux films ». Ils parlaient de Taxi Driver, Midnight Express ! « Vieux films »... Ce qui veut dire qu’avant, pour eux, il n'y a rien, ne cherchez pas ! Rien qui puisse vous intéresser… C'est d'une telle bizarrerie, Netflix. Je pense que cette histoire de plateformes telle qu’elle se présente aujourd’hui n’est qu’une phase : ils ne pourront pas ne pas éditorialiser un jour leur contenu, pour orienter leurs abonnés. C'est inévitable. Cela ne peut pas rester seulement ce robinet intarissable de films et séries à peine identifiées ou identifiables, cette espèce de grille informe où leur algorithme vous suggère des choses par rapport à ce que vous avez déjà regardé et peut-être, sans doute, même pas apprécié. Tu as mangé du sucre une fois ? On va te donner du sucre toujours. C'est stupide, c’est même suicidaire parce que à la toute fin c'est la variété qui crée l'appel, je pense. Une fois que les plateformes auront saturé le marché et que les gens en auront marre de bouffer du Netflix ou du Disney+ avec beaucoup de produits assez médiocres, quand même, elles s'intéresseront inévitablement au marché de niche. Pour moi, Netflix n'est pas assez bon pour que je m’y abonne toute l’année. Je note les titres des films que les gens autour de moi trouvent bons sur cette plateforme, puis je m’y abonne pendant un mois. Je regarde tout ce qu’on m’a conseillé et, après, je résilie mon abonnement jusqu’à la prochaine session. C’est un geste politique, on va dire. Je n'ai aucune raison de leur donner de l’argent toute l’année pour voir des films ou des séries qui n'ont peu ou pas d’intérêt. Ce serait les encourager à rester dans leur absence d’ambition. Je suis sûr que je suis d'avant-garde sur ce coup : il y a encore le vieux réflexe de l’abonnement ad vitam aeternam, mais c’est ce que les gens finiront par faire.
Peut-être parce que les plateformes essaient de s’adresser à un public plus jeune, plus adolescent ?
Sans doute, mais il n'y a pas plus périssable que le goût adolescent. Pour les réseaux par exemple, à une époque, c'était Facebook à fond, et puis tout à coup ce n'est plus Facebook mais TikTok, X... Ce sera la même chose pour les plateformes, j'en suis sûr. Exemple : un jour, sur Netflix, je tape « Dino Risi » et la sélection me sort Play-boy party (L’Ombrellone), un film dont j’ignorais l’existence et qui s’avère être un chef-d’œuvre, l'un des meilleurs de son auteur, qui était là visiblement complètement par hasard. Ils ont dû acheter un catalogue italien qu’ils ont mis en vrac dans leur stock de films, mais si tu ne tapes pas « Dino Risi » dans le moteur de recherche, tu ne sauras jamais que cela existe au fin fond de leur programme ! Et même si je regarde souvent des films italiens, ils ne me proposeront que des films italiens récents, jamais celui-là, j’en suis certain. Un autre détail qui est très drôle : ils ont acheté, il y a quelques temps, un catalogue de films suédois, et ils proposent donc : Smultronstället. Ils l’indiquent avec le titre en suédois… alors qu’il s’agit de Sonate d’Automne d’Ingmar Bergman, avec Ingrid Bergman. Un film ultra-connu des cinéphiles ! C'est-à-dire qu'ils ne savent pas ce qu’est Sonate d’Automne, que certains de leurs spectateurs pourraient peut-être avoir envie de voir. Il y a un amateurisme total dans la mise en valeur du catalogue qui, je pense, va finir par évoluer. À un moment, je pense même qu'ils auront des éditorialistes, des spécialistes qui viendront guider les gens. Après le passage en force des débuts, ils vont être obligés de s'affiner. Enfin, c'est un espoir.
Sonate d'automne (1978) d'Ingmar Bergman
Regardez-vous des séries ? Vous nous dites trouver parfois mauvaises les séries que proposent les plateformes...
Je n’ai rien contre les séries, mais il faut qu’elles soient d’une grande qualité pour que je m’y intéresse. Une série de 12 heures, c'est 6 longs-métrages. Pour une durée équivalente, je peux voir un Mizogushi, revoir un Fincher, découvrir un film anglais de Basil Dearden que je ne connaissais pas, être fasciné par un film dont j’ignorais l'existence... C'est plus riche, tout simplement. Après, la troisième saison de Twin Peaks est évidemment extraordinaire de sa première à sa dernière image, The Knick c'est remarquable, Chernobyl c'est marquant. Mais je trouve que les gens sont devenus paresseux et peuvent se taper 15 heures de « pas mal » plutôt que de varier les plaisirs. Sur une semaine, je ne vais pas regarder 6 films « pas mal », j'ai besoin d'en voir un très bon… La multitude de séries fait que cela a diminué l'exigence du public par rapport à la fiction et à la notion de synthèse par l’image, plutôt que de se contenter de récits faits de bavardages infinis, régulièrement percutés à coups de cliffhangers et de retournements de situation souvent faciles ou arbitraires… Et je me suis rendu compte qu'au final, quasiment toutes les séries que je préfère sont faites par un seul metteur en scène : Chernobyl, c'est un seul metteur en scène. Twin Peaks, c'est un seul metteur en scène. The Knick, c'est un seul metteur en scène. Devs, c'est un seul metteur en scène. La première saison de True Detective, c'est un seul metteur en scène Top of the Lake c’est une seule metteuse en scène… J'ai besoin d'un regard, du point de vue du réalisateur, comme s’il s’agissait d’une sorte de long film. Car quand cela devient uniquement le produit du showrunner, c'est autre chose. Même s’il y a bien sûr des exceptions comme Penny Dreadful, que j'ai adoré et qui était réalisé par plusieurs metteurs en scène.
16. SORTIES VIDÉOS, MAKING-OF, VERSIONS LONGUES
Surveillez-vous un peu les éditions de vos films ?
Je travaille à la fabrication du DVD, mais pas sur leur diffusion sur les autres supports. Quand vous ne vous coproduisez pas, on ne vous prévient pas lorsque le film ressort, est vendu sur une chaîne de télé ou quand il est distribué à l’étranger, sauf quand on vous invite dans le pays pour faire un peu de promo. On apprend que le film sort en Pologne parce que la SACD vous fait gagner 6,50€. Ainsi, je ne savais pas que Trois jours et une vie était vendu à la télévision italienne. C’est un ami qui m’a prévenu en m'envoyant une photo d’écran…
Vous préoccupez-vous quand même que vos films soient édités en Blu-ray en même temps que le DVD ? Est-ce que vous avez une marge de manœuvre ?
Aujourd’hui, si ce n’est pas un succès et qu'il sort en DVD, c'est déjà miraculeux puisque tout tend de plus en plus vers la dématérialisation. Vu que mon dernier film s’est fait dans des conditions très extrêmes, vraiment un tout petit budget, j'ai été surpris qu’on me parle de DVD. À l'époque, mon premier film n'était pas sorti en VHS parce qu'il n'avait pas fait assez d'entrées. Je pense d’ailleurs malheureusement que des films ne sortiront plus en DVD, à part certains films de niche, des films cultes. Mais ce n’est sans doute pas grave. J'ai commencé à être cinéphile dans une période où les films étaient rares, un film qui ne marchait pas disparaissait, devenait souvent invisible. Or les films sont tellement disponibles aujourd'hui, en VOD, sur les plateformes, en pirate, on trouve tout. D'ailleurs, mon premier film est trouvable sur le net. Un complétiste qui le chercherait peut le trouver. Je le sais, puisque c'est un complétiste qui me l'a trouvé en deux clics, j’en ai un exemplaire. Aujourd’hui, les films survivent probablement plus que jamais, même si cette situation est sans doute fragile.
La seule chose, au fond très triste, qui me préoccupe avec la fin du DVD, c’est qu’on ne peut plus offrir de films. Et c'est, d’une certaine manière, très grave par rapport à cette notion de transmission que vous évoquiez auparavant.
Y a-t-il un de vos films dont vous souhaiteriez qu’il fasse l’objet d’une restauration ou d’une réédition ?
Va mourire, mon premier film. Ce n'est pas que j'en sois très fier, le film a des hauts et des bas, il s'est fait un peu à l'arrache, mais j’aimerais bien qu'il existe. Pour des raisons essentiellement sentimentales.
Vous préoccupez-vous des bonus ?
Pas plus que cela, car j’en connais peu qui valent vraiment le coup. Les making-of m’ennuient par exemple, ils sont mensongers. Ils ne racontent jamais la vérité, les engueulades, les tensions au sein de la production, les fractures dans les équipes, les détestations ou au contraire les histoires d’amour éphémères entre certains acteurs. Toute la vraie vie d’un plateau, en somme ! Certains racontent la vérité, comme Au cœur des ténèbres de Eleanor Coppola, mais ils sont rares et ils sont souvent le fruit d’une démarche d'auteur. Le making-of du Convoyeur est plutôt pas mal. Le réalisateur avait filmé de bons moments, mais j'ai quand même dû le censurer. Deux ou trois images pouvaient prêter à confusion, sur tel acteur par exemple qui en déconnant faisait une vanne raciste au second degré, et cela pouvait se retourner contre lui… Mais de toute façon, je n'aime pas être regardé, filmé quand je travaille. Les gens modifient leurs comportements quand il y a une caméra de making-of, les acteurs en tout premier lieu, et je n'aime pas cela. Les commentaires audios, c'est la même chose, je ne les écoute pas. Pourtant je sais que c'est passionnant, mais je n'ai pas envie d'écouter Fincher me raconter Zodiac parce que cela va me tuer le film : chaque fois que je verrai Zodiac, je repenserai à ce qu'a dit Fincher sur telle ou telle scène. Cela tue la magie du cinéma. Idem, enfin, pour les scènes coupées. J'ai parfois coupé les meilleures scènes de mes films, du strict point de vue de la mise en scène, ou au contraire des scènes totalement ratées au tournage, mais je n'ai pas envie de les mettre en bonus : elles appartiennent à la partie cachée du film. Pour dire la vérité, je trouve que tout ce qui est bonus, même pour des films que j'adore, enlève du mystère.
Making-of du Convoyeur réalisé par Christophe Ecoffet
Cela rejoint le fait que vous refusez d’analyser vos films dans les interviews. Pour vous, il faut en rester le spectateur ?
Oui, c’est un peu la même chose, il faut garder des petits secrets. La fétichisation du cinéma. Déjà que la mythification de la salle, s’est en partie perdue ! Les espèces de temples qu’étaient les cinémas à l’ancienne, avec leurs architectures variées, ont été remplacés par des multiplexes sans âme au fil des années. Ce n’est pas du passéisme, c’est un constat. Et maintenant, on voit les films dans tous les formats, à la télévision, sur son téléphone, et on peut les trouver partout, à n’importe quel moment, qu’on soit chez soi ou dans un train. Alors si, en plus, on va savoir que telle scène a été coupée parce que l'acteur était mauvais, ou pour n’importe quelle autre raison… cela enlève du mystère. J'ai envie de garder un peu de ce rapport presque mystique avec les films que j'adore.
Il est vrai qu’aujourd’hui les films sont disponibles en VOD ou en streaming par abonnement, seulement 6 mois après la sortie salle. Et c’est encore moins aux États-Unis ou dans d’autres pays. Dans les années 90, il fallait attendre 1 an pour la sortie en vidéo ou pour qu’un film français soit diffusé sur Canal +, 2 ans pour les films américains...
Cela participait du désir en fait, cette attente. Tandis qu’aujourd’hui tout est disponible, on a tous les commentaires, toutes les scènes coupées… Le film devient un objet banal, finalement. Alors que la réussite d'un film est parfois très fragile. Avec quatre scènes coupées, un film peut passer de mauvais à bon. De subtil à lourdingue. Dans ce cas pourquoi montrer ces scènes ?
Sur lequel de vos films considérez-vous avoir coupé une bonne scène ?
Sur Trois jours et une vie, j'ai coupé les meilleures scènes tournées. Et je pense que dans La Confession, j'ai aussi coupé l’une des meilleures scènes. En termes de mise en scène, de fluidité, le jeu d'acteur, la lumière, tout était top. Mais cela ne « rentrait » pas. Au début, quand on tourne ses premiers films, on résiste quand le monteur vous attaque. Il voudrait enlever cette scène et vous répondez : « Tu es fou, jamais ! ». Parce qu'on aime trop ce que l'on a fait, on l’aime en bloc. Et plus on fait de films, moins on a de scrupules à couper des scènes entières, aussi réussies soient-elles.
N'avez-vous pas envie que les gens voient quand même cette scène ?
Non, parce que je n'ai pas envie que les gens se disent : « Mais pourquoi l’a-t-il coupée ? »
Que pensez-vous des versions longues ?
Cela dépend lesquelles. Apocalypse Now reste peut-être mon film préféré. J’ai dû réellement voir une trentaine de fois la première version en son temps. Ce film agissait sur moi comme une drogue, plus encore que les autres. Quand j'ai découvert la version Redux, je me suis dit que je n’aimais plus Apocalypse Now autant que je l'avais aimé. Il y avait des choses qui n’allaient pas, le film était comme en faux-rythme. Puis, quand j'ai vu la dernière version, le Final Cut, je l'ai re-adoré mais en regrettant que Coppola ait viré la scène des bunny-girls. Dans la version Redux, la scène de la plantation était beaucoup trop longue, elle tuait le film. Dans la version Final Cut, elle a pris sa bonne longueur. Une autre bonne décision était d’enlever le plan de jour de Marlon Brando, qui était dans la version Redux, parce que Brando ne peut pas être de jour dans ce film : son personnage de Colonel Kurtz est magnifique parce qu'on ne le voit que de nuit, il est une créature d’ombres : une vraie illustration du vrai colonel Kurtz, tel que l’a décrit Conrad dans sa nouvelle, il me semble. Il y avait des vraies erreurs dans la Redux, comme si Coppola avait monté tous ses rushes, c’était beaucoup trop long. Donc, la version idéale d'Apocalypse Now serait la version Final Cut avec les bunny-girls (qui ont sans doute été coupées par puritanisme, je le crains). Mais on ne l’aura jamais !
Affiches originales des trois différents montages d'Apocalypse Now
Avez-vous vu la nouvelle version du Parrain 3, par exemple ? Renommée « Coda »...
Non, mais Coppola déconne complètement avec ses films. Le ré-étalonnage de la trilogie du Parrain qu’il a fait pour la remasterisation en DVD des années 2000 est abominable. J’ai d'ailleurs compris un truc très curieux de son ré-étalonnage du 2 : Pacino est désormais comme tout gribouillé à l’image. Coppola tue son regard très régulièrement, comme s’il avait pris une position « anti-Pacino » à l’étalonnage. Quand j'ai constaté cela, je me suis demandé pourquoi. J’ai été fouiller dans les anecdotes sur le tournage et cela n’a pas loupé : Pacino était infernal sur Le Parrain 2, lui faisait réécrire des dialogues, ne se laissait pas diriger facilement, cela s'est très mal passé entre eux. Alors que Coppola considérait que c’était grâce lui qu’il en était arrivé là dans sa carrière. C’est donc un peu comme si, consciemment ou pas, il s’était vengé des années plus tard en retravaillant sur l’image.
Il y a aussi son Coup de cœur, qu’il a remonté d’une très mauvaise façon : il a voulu accélérer le rythme de manière très artificielle, détruisant ainsi la musicalité de son film qui était pourtant très équilibrée, très harmonieuse. Coppola a fait du révisionnisme sur son propre travail. Comme Vittorio Storaro sur le premier film de Dario Argento, L'Oiseau au plumage de cristal, dont il a refait l'étalonnage, il y a une dizaine d’années. Même ce qu’Argento a fait sur son Suspiria n'est pas beau.
Êtes-vous sûr que vous ne ferez jamais cela pour vos films ? Si on vous donnait l’occasion de revenir sur l’un des premiers...
Oh non, jamais. Parce que je trouve qu'il y a quelque chose, dans le cinéma, qui est de l’ordre de l'artisanat éternel, dans la mesure où vous êtes obligés de tourner un film dans un temps donné, 6 semaines par exemple, avec une équipe qui est ce qu’elle est. Avec des bons éléments, et d’autres qui vous déçoivent ou sont carrément mauvais. Vous avez pris quelqu’un, acteur ou technicien, qui enrichit votre travail, et vous découvrez qu’un autre est une brêle et va vous compliquer la tâche, nuire au film. Je trouve que c'est vain et très prétentieux de se dire que l’on peut corriger les erreurs passées. Il y a dans Blade Runner, par exemple, une « imperfection » qui m’émeut énormément. À la fin, quand Harrison Ford et Rutger Hauer sont en train de se poursuivre dans l'immeuble en ruines, pendant un orage, Ford avance sous la pluie dans cet univers graphiquement stupéfiant. C’est le climax, on est à fond dans le film, il y a tout à coup un grand éclair… et l’on voit alors parfaitement sur un mur l’ombre du Steadycamer et du machino qui l’aide à reculer. Je trouve cela merveilleux. C'est ça, le cinéma. Si demain Ridley Scott décide d’effacer cette ombre du steadycamer, il a le droit, c’est son œuvre, mais je trouverais cela dommage. Parce que l’imperfection fait intrinsèquement partie du cinéma. Vouloir revenir dessus, c’est un peu pour moi marcher à reculons, les yeux rivés sur la splendeur de son œuvre passée. Et c’est assez prétentieux.
Blade Runner (1982) et l'ombre furtive du steadycamer
Quel rapport avez-vous au montage ?
C'est le moment où l’on ne peut plus faire de mal au film. On ne peut lui faire que du bien, si l’on reste suffisamment exigeant et concentré. C’est là que le film s’écrit définitivement, là où l’on prend réellement conscience de sa nature profonde et c’est passionnant… Mais ce que je préfère, c’est le montage son et le mixage car on ajoute alors une dimension nouvelle à toutes ces écritures successives que sont le scénario, le tournage et le montage. Au tournage, on entend la prise de son direct, avec les sons de la ville et tous ces bruits parasites qu’il faudra filtrer. Et quand vous arrivez au mixage, tout devient enfin fluide et d’un coup, votre film décolle ! Comme les auditoriums de mixage ont une restitution du son merveilleuse, c'est le moment où vous voyez votre film avec le meilleur son possible. Et l’entendez tel que vous ne l’entendrez plus jamais de votre vie.
17. SOUHAITS D’ÉDITION
Pour finir, quels films aimeriez-vous voir réédités ou restaurés ?
J’en ai quelques-uns en tête mais comme je n'ai pas un savoir extrême en matière de sorties DVD, comme je vous le disais, je ne sais pas s’ils sont inédits. Je suppose qu'il y en a plein qui existent déjà. La Clepsydre, film polonais de Wojciech Has, est un film que j'adore par exemple, et je suppose qu'il est suffisamment connu pour avoir été édité, même si je préfère le voir en salle, tant sa mise en scène réclame le grand écran… [Nous ne le savions pas encore au moment de l'entretien mais Malavida ressort le film en salle le 8 janvier 2025 - NDLR]
Je rêverais d’une vraie copie restaurée de Los Olvidados de Buñuel parce que, pour l’instant, à ma connaissance, celle qu’on trouve sur le marché est affreuse. Je suppose qu’il y a un problème de droits, car c’est tout de même un classique. C'est l’un de mes films préférés et je souffre à chaque fois de le voir dans de si mauvaises conditions. Sinon, Nightcrawlers de Friedkin, le sketch qu'il avait réalisé en 1985 pour la série La Cinquième dimension, qui durait une demi-heure, m’avait très fortement impressionné. Il était passé sur la 5 à l'époque, je ne l’ai jamais revu et j’aimerais bien qu’il sorte dans une belle édition. Mais peut-être que c’est le cas… La vie est belle (Zivot je lep - 1985) est un film yougoslave très particulier de Boro Draskovic que j’avais découvert par hasard au Marché du film de Milan, et que je n’ai plus jamais revu pointer le bout de son nez. J’en garde un souvenir ébloui, l'histoire d'un train plein à craquer qui s'arrête au milieu d’un no man’s land, où les passagers se retrouvent obligés de vivre dans une espèce de grande bâtisse, juste à côté, où ils tuent le temps avant que deux d’entre eux pètent les plombs et tuent tout le monde ! C’est du moins le souvenir qu’il m’en reste… J'ai retrouvé sa trace sur imdb, il a été noté 7,7 par plus de 600 personnes. Cela prouve que je n'ai pas déliré et qu’il doit être plutôt bon. Je ne pense pas qu'un DVD existe. J’aimerais bien revoir Das zweite Gesicht (1982) aussi, un très joli film allemand de Dominique Graf, celui qui a réalisé L’Année du chat. Une histoire de réincarnation, à mon souvenir, avec pour illustration musicale l’album mythique de Brian Eno et David Byrne, My Life in the Bush of Ghosts. Je rêve aussi de voir un jour le fameux bootleg des Diables de Ken Russell, la version qui n'est jamais sortie et dont tout le monde rêve, qui est je crois bloquée par le studio.
Et puis il y a le Ferdydurke de Jerzy Skolimowski, une adaptation du roman de Witold Gombrowicz, l'un des auteurs polonais les plus originaux qui soit, perturbant à lire, très spécial, mais très puissant. Skolimovski en a fait une version que j'ai vue dans une petite salle du quartier latin, il y a 20 ans. Cela m'avait beaucoup intéressé. Je suis assez fan de Skolimowski, du reste. Son tout récent Eo est réellement l’un des plus beaux films que j'ai vu de ma vie. C'est d’ailleurs très agréable d'avancer en cinéphilie et que nos plus beaux films ne soient pas forcément que ceux qu'on a vus à l’âge de 15 ans ! Que l’éblouissement demeure…
On change de regard en vieillissant, on apprend à apprécier des choses qui n’intéressaient pas…
Tout à fait. Ado, je n'étais pas très antonionien par exemple, car c'était une œuvre trop adulte pour mon âge. La Notte et son histoire de couple en déprime ne pouvait que m’ennuyer. Aujourd'hui, quand je revois le film, les cadres, c'est juste... un chef-d’œuvre. Après, le côté Madeleine de Proust marche parfaitement avec le cinéma je trouve. Il suffit d’un film, d’un extrait, d’une image, pour se souvenir des fois parfaitement du lieu et du moment où on l’a découvert pour la première fois. Surtout quand il s’agissait d’une salle de cinéma. Et même, et c’est très curieux, si on adore un film quand on a quinze ans, et qu’on le trouve vraiment nul en le revoyant à trente, le souvenir qui nous en reste en définitive, avec le temps qui passe à nouveau, c’est celui de ses quinze ans. Comme si ce film s’était viscéralement incrusté dans notre cortex. Que ses images faisaient définitivement partie de notre vie, de nos propres souvenirs. Et cette idée me ravit !
Image "Madeleine" tirée de Mon nom est personne de Tonino Valerii
Propos recueillis le 5 juillet 2024, révisés le 12 décembre 2024.
Merci à Nicolas Boukhrief pour sa verve intarissable et passionnée, et pour le temps qu'il nous a accordé.
Merci à Christophe Lemaire pour son partage de photographies.
lire La Séquence du spectateur - Patrice Leconte
lire La Séquence du spectateur - Emmanuel Mouret