Interview avec Nicolas Pariser qui nous raconte en détails son parcours cinéphile, des productions Amblin aux Cahiers du cinéma, en passant par ses « gourous » de l’école Mac-Mahonienne, culminant dans sa collaboration avec Pierre Rissient. Il décrit avec une grande lucidité ce qu’il considère être sa place dans le cinéma français, sa « petite boutique » et son scepticisme vis-à-vis des productions à grand spectacle récentes. C’est en tout cas une cinéphilie passionnée qu’il partage dans cet entretien, en témoigne la collection de Blu-Rays qu’il décrit lui-même comme « monstrueuse » et qu’il continue de faire grandir !
Repères biographiques : Né en 1974, Nicolas Pariser réalise trois court-métrages entre 2008 et 2013. En 2015 arrive dans les salles Le grand jeu, qui remporte le prix Louis Delluc du meilleur premier film. Suivent Alice et le maire en 2019 et Le Parfum vert en 2022. Il a également réalisé des épisodes de la 1ère saison de la série En Thérapie. Il prépare actuellement son quatrième long-métrage.
SOMMAIRE
1. Découverte du cinéma, les productions Amblin et la Dernière séance
2. Adolescence, Nouvelle vague et le dictionnaire de Jacques Lourcelles
3. L’école Mac-Mahonienne et les gourous critiques
4. Importance de la mise en scène, la place du réalisateur
5. Critique à SOFA et assistant de Pierre Rissient
6. Devenir réalisateur et ouvrir sa « petite boutique »
7. De la difficulté du cinéma français à fonctionner en dehors du cinéma d’auteur
8. De la politique du Bien contre le Mal
9. Vie de spectateur, aller au cinéma aujourd’hui
11. Choix techniques, la pellicule plutôt que le numérique
12. Collection de DVD/Blu-rays, rapport aux bonus
13. Souhait d’édition
1. DÉCOUVERTE DU CINÉMA, LES PRODUCTIONS AMBLIN ET LA DERNIÈRE SÉANCE
DVDClassik : Vos premiers souvenirs de cinéma, était-ce la salle, la télévision ?
Nicolas Pariser : Ce que j'allais voir au cinéma, à Chartres avec mon père, quand j'étais enfant, à partir de mes 3-4 ans, c'était des Walt Disney. Comme il n'y avait pas encore la vidéo et qu’ils ne passaient jamais à la télévision, ils ressortaient en salles tous les ans. Ce qui a permis à Disney de se faire beaucoup d’argent parce que les générations d’enfants se succédaient et ne pouvaient les découvrir que comme cela. Je crois que je préférais les dessins animés japonais, Albator par exemple, parce que je m'identifiais davantage à des héros adultes qu'à des héros enfants. Mon premier souvenir de film qui m'a transporté, je devais avoir 6 ans, c'était L'Empire contre-attaque, vu en salle avec mon père à l’hiver 1980. J’ai un souvenir de la première scène d'attaque avec les quadripodes dans la neige, je pense que cela m'avait quand même beaucoup impressionné. Et puis la fin, avec le duel entre Dark Vador et Luke Skywalker, je n’avais pas été traumatisé mais cela m'avait fait peur.
La dernière séance a été quelque chose de très important pour les gens de ma génération. Je devais être en CE1 ou en CE2 quand cela a commencé. Il y avait un film à 20h50 qui était en VF et un film à 22h30, après Le Soir 3, qui était en VO. À partir de ce moment, j'ai commencé à voir des très bons films, mais sans forcément m'en rendre compte. J'ai vu Rio Bravo, des films de Raoul Walsh, de Michael Curtiz… Grâce à ce rendez-vous, j'ai vraiment commencé à m'intéresser au cinéma, un peu plus que mes amis. J'ai eu la chance que mon père achète un magnétoscope très tôt, et le dimanche matin je regardais des films qu’il m'enregistrait. Comme il y avait peu de chaînes, à l'époque, et que la plupart des films n'étaient pas pour enfants, il m'enregistrait ceux de La dernière séance ainsi que les films sur la Deuxième Guerre Mondiale. Le film que j'ai le plus vu quand j'étais enfant était Tora ! Tora ! Tora ! Je l'ai revu il n'y a pas très longtemps et une chose m’a frappé : c'est un film de bureau, il y a très peu de scènes de batailles. Pendant au moins 2 heures, ce sont des officiers aux cheveux gris qui ont des discussions hyper ennuyeuses. Mais à l'époque, j'avais 6-7 ans, j'adorais ça. J'aimais aussi beaucoup la science-fiction : il y avait une émission qui s'appelait L’Avenir du futur, le lundi soir sur TF1. Je me souviens y avoir vu la version cinéma de la série Galactica.
Regardiez-vous le second film en VO de La dernière séance ?
Je pense que j'ai commencé à regarder le deuxième film en VO beaucoup plus tard, ils étaient moins destinés aux enfants. Un jour, je devais être en CE2, mon père m'a demandé s'il m'enregistrerait Nimitz, retour vers l'enfer ou Le Retour de Frank James de Fritz Lang, à La dernière séance. J'avais choisi Nimitz alors que, la semaine précédente, j'avais beaucoup aimé le film d’Henry King, Le Brigand bien-aimé [dont Le retour de Frank James est la suite, ndlr]. Par rapport à ce que les enfants peuvent voir aujourd’hui à la télévision, je me rends compte que j'avais quand même accès à de très bons films et au cinéma classique américain, des années 40 jusqu'aux années 60-70. Je voyais plus rarement des films français, genre Les Disparus de Saint-Agil ou La Guerre des boutons, des choses comme cela. Quand j'avais 8 ans, il y a eu quand même un film important : E.T. L’extraterrestre, que j'ai adoré, vu au cinéma avec mon père. À partir de E.T., il y a eu l'émergence d'un cinéma pour petits garçons de 10-11 ans et j'étais pile dans cet âge. E.T., Retour vers le futur, Les Goonies, Explorers, Gremlins, les productions Spielberg et des films qui surfaient sur la même vague. J'ai donc tout de suite eu un pied dans le cinéma en salles, sur l'actualité, essentiellement des films Amblin et quand même ce rendez-vous du dimanche matin où j'ai continué jusqu'à l'adolescence à regarder des films à 7h du matin. Quand j'étais un peu plus âgé, mon père m’enregistrait des films comme Les Parapluies de Cherbourg. Pour mon âge, j'ai quand même eu une culture cinématographique un peu large.
Par ailleurs des cousins cinéphiles, qui avaient 10 ans de plus que moi, avaient parlé à mon père du magazine Première, qui à l’époque proposait chaque mois 8 fiches à collectionner : je trouvais cela vraiment génial. À partir d'avril 1983, je m’en souviens très bien, c’était Édith et Marcel de Claude Lelouch en couverture, j'ai lu Première tous les mois. À partir de 8-9 ans, je connaissais toutes les sorties, les films qui faisaient des entrées en France, ceux qui faisaient des entrées aux États-Unis, les films en projet ou en tournage... Ce qui veut dire que, quand Le chat qui fume sort aujourd’hui un polar français complètement obscur de 1986, je connais le film. Je ne l’ai évidemment pas vu parce que c'était trop violent pour un enfant, mais j'ai eu une connaissance pratiquement exhaustive de l'actualité du cinéma. Tous les aspects me passionnaient, je suivais très tôt le Festival de Cannes ou les Césars. J’étais très fan de Gérard Depardieu à l’époque, et je me souviens que j'avais mal au ventre à l’idée qu’il perde. Cela me stressait beaucoup, les Césars... Les vidéoclubs ouvraient à ce moment-là, mais comme j'étais spielbergien hardcore et adorais les films classiques américains, je n’ai pas eu tout de suite toute cette culture des films de genre, de kung fu, d'horreur, etc. Cela ne m'attirait pas. Je me souviens qu’un copain avait loué en VHS un film de course poursuite à Hong Kong, un sous-Jackie Chan, et cela ne m'intéressait pas du tout. Pour moi, il fallait que cela ressemble à L'empire contre-attaque ou aux Aventuriers de l’arche perdue. J'étais Lucas-Spielberg à mort entre 7 et 12 ans, avec un intérêt pour le cinéma classique américain, que je plaçais quand même en dessous. J'aimais bien les westerns avec John Wayne, j'ai dû voir La Prisonnière du désert ou des choses comme cela quand j'étais jeune, mais je préférais quand même voir un Spielberg ou un Lucas.
Quand avez-vous commencé à voir au cinéma autre chose que des films pour petits garçons ?
J'allais un peu au cinéma à Chartres, j'ai même le souvenir de la première fois où j'étais au cinéma tout seul : c'était pour Dark Crystal, avec des copains de classe. J’avais eu très peur. Comme mes parents avaient de la famille à Paris, j'y allais une ou deux fois par semaine, et donc au cinéma. J’allais pas mal au cinéma avec mes parents, mon père m'emmenait voir des films pour enfants, et je pouvais les accompagner quand ils allaient voir des films un peu plus adultes, pas toujours pour enfants : j'ai vu Zelig de Woody Allen, à 9 ans. Ou Édith et Marcel de Lelouch, un des pires souvenirs de ma vie. J'aime bien Claude Lelouch et certains de ses films, c'est quelqu'un d'intéressant, mais j'avais 9 ans et le film me semblait durer 1000 ans, c'était horrible. À partir de 1984, je voyais un film par semaine au cinéma, et comme il n'y avait pas un Indiana Jones tous les mercredis, j'ai vu pas mal de reprises : des James Bond, des Frank Capra... J'ai quand même été très éduqué par les américains.
Partagiez-vous votre passion avec des amis ? Commenciez-vous à réfléchir à faire du cinéma votre profession ?
À ce point-là non, j'étais le seul à lire Première. Mais, par contre, mes amis allaient au cinéma plus souvent que d'habitude parce que je les y emmenais. Le tournant n'a pas forcément été l'adolescence parce que j'ai conservé ces goûts-là assez longtemps. J'ai commencé peut-être à m'intéresser un petit peu à Truffaut et à la Nouvelle vague au lycée.
2. ADOLESCENCE, NOUVELLE VAGUE ET LE DICTIONNAIRE DE JACQUES LOURCELLES
Quel a été le déclencheur qui vous a ouvert à ce cinéma plus intellectuel ?
J’ai vu Baisers Volés 5 fois, je devais avoir 15-16 ans. Enregistré à la télévision. Donc Truffaut m'a intéressé. J’allais voir les films de Chabrol avec mes parents, cela me plaisait, mais je ne pense pas que cela me passionnait plus que ça, à l’époque. J’ai longtemps détesté Rohmer et je ne comprenais rien à Godard. Au lycée, j'étais toujours dans une espèce de lancée Spielberg, James Cameron, c'est la grande époque de Schwarzenegger. Je me souviens très bien avoir vu Total Recall au cinéma, à Chartres. Jusqu'en première, je n'allais pas tellement voir des films d'auteurs ou intellos. Je préférais Les Incorruptibles de De Palma. Le seul Scorsese que j’ai adoré (parce que c’est un cinéaste dont je me sens très éloigné aujourd’hui), c'est son plus mauvais film : La Couleur de l'argent. Vers 13-14 ans, je l'ai regardé en boucle à cause des mouvements d'appareil. C'est la première fois que je remarquais qu'on pouvait avoir un plaisir lié à autre chose que l'histoire ou les comédiens/comédiennes. Je trouvais qu'il filmait bien les boules de billard.
Je pense qu'il y a eu vraiment deux événements importants quand j'étais en première et terminale, c'est qu'à un moment donné mon père, toujours lui, est revenu à la maison avec les Cahiers du cinéma. C’était le numéro avec Né un 4 juillet en couverture. À l'époque, je lisais Première et Studio magazine. Je crois que je préférais Studio, mais il y avait les fiches dans Première donc je ne pouvais pas m'arrêter de le lire, sinon ma collection s'arrêtait.
Les numéros de février 1990 de Première, Studio et des Cahiers du cinéma
Les Cahiers du cinéma ouvre énormément mon éventail. Ce qui était vraiment génial à l'époque, et je pense que c’est encore le cas un peu maintenant, c'est que la revue mettait sur le même plan les films d'action et les films d'auteur. Cette idée que, par exemple, John McTiernan est aussi bien qu'Abbas Kiarostami, qu’il n'y a pas de différences. Historiquement, c'est l'endroit où Truffaut disait qu'Hitchcock était aussi bien que Rossellini. Donc, quand je voyais À la poursuite d'Octobre rouge et que je trouvais cela génial, les Cahiers du cinéma validaient mon plaisir en même temps qu’ils me suggéraient aussi Où est la maison de mon ami ? de Kiarostami. Comme j'avais confiance dans mon goût pour le cinéma hollywoodien, puisque c’était quand même mon premier amour, j'ai commencé à avoir confiance en eux, d'abord sur Kiarostami, Pialat, je me suis mis à adorer Clint Eastwood comme eux adoraient Eastwood... Mon goût a changé à ce moment-là, je me suis « dé-spielberg-isé ». Avec le recul, il faut aussi dire que les années 80 ont probablement été les pires années de Spielberg : La Couleur pourpre, Always, tous ces trucs-là n'étaient vraiment pas terribles. J’avais arrêté de jouer à La Guerre des Étoiles, donc cela m'était un peu sorti de la tête.
J’ai donc grandi avec les Cahiers. Je me souviens très bien être allé voir à Chartres en 1990, avec un ami de lycée, Bouge pas, meurs, ressuscite de Vitali Kanevski, ce qui aurait été impensable quelques années auparavant. Je pense que La dernière séance s'était arrêtée, donc je me suis mis à suivre le Ciné-Club de Jean-Philippe, le vendredi soir sur Antenne 2, qui avait un côté cinéma d'auteur, plus Bergman, Antonioni, Nouvelle Vague, etc., que le Cinéma de minuit de Patrick Brion qui était plus hollywoodien et Positif (la revue). En première et terminale, j'ai commencé à enregistrer des films du Ciné-Club, et me suis mis à être obsédé par les Cahiers du cinéma et la Nouvelle Vague, notamment par les critiques devenus réalisateurs. Je me disais que j'aurais bien aimé être réalisateur, mais c'était très abstrait et mes parents qui ne connaissaient personne me disaient plutôt d’être avocat. Je me suis mis dans la tête, entre la première et la terminale, qu'il fallait que je devienne cinéphile pour éventuellement, un jour, être critique, et assurément, un jour, être réalisateur. Il fallait que je devienne cinéphile donc j'ai arrêté Première et Studio magazine parce que cela parlait de trop peu de choses, et les textes n'apportaient rien de spécial.
Il y a eu un autre événement extrêmement important, quand j'étais en terminale : la sortie du Dictionnaire de Jacques Lourcelles. J'avais le Tulard, que j'aimais bien à l'époque, qui était très utile, qui comprenait plein de films, des étoiles, mais je sentais que c'était un objet un peu bizarre et inégal. J'avais un peu honte parce qu’à 16 ans je n'avais jamais vu de film de Bergman. Je jette un œil au dictionnaire de Lourcelles et regarde quels sont les Bergman cités. Je vois qu'il n'y en a pas tant que cela, dont un certain nombre qu’il ne trouve pas terribles. Je me dis : mais qu'est-ce que c'est que ce dictionnaire ? Et lorsque j'ai commencé à le feuilleter, je me suis rendu compte que je ne connaissais aucun film, alors qu’il s’agissait pourtant de films hollywoodiens des années 40-50. Et tout d'un coup, je trouve les notules de 14 films de Sacha Guitry alors que Georges Sadoul pensait que c'était nul… Ce Dictionnaire m'a tout de suite passionné.
Quand j'ai passé mon bac, j’ai vu dans l’émission Océaniques, sur FR3, une interview de Serge Daney par Régis Debray qui a été un choc intellectuel, vraiment au-delà du cinéma. Après mon bac, à 18 ans, je suis arrivé à Paris dans l'idée de devenir un cinéphile hardcore, avec le Lourcelles comme guide pour les films de répertoire et les Cahiers du cinéma comme guide pour les films qui sortaient, probablement en rapport, quand même, avec la Nouvelle vague. J’avais dans l'idée que si je voulais faire des films, c'était plutôt du côté des Cahiers que cela se passait. La grande faiblesse de Positif, c’est qu’aucune signature de la revue n’a ensuite fait des films. Je suis arrivé à Paris en connaissant très bien le cinéma hollywoodien des années 80-90, pas tellement le cinéma français et pas du tout les autres cinémas.
Est-ce à cette période que vous avez rattrapé ce retard vis-à-vis du cinéma français et mondial ?
Je n’ai pas fait grand-chose pendant quelques années de droit, je n'avais pas la télévision et plus de VHS. Donc j'allais au cinéma tout le temps. Je voyais quand même 2-3 nouveautés par semaine, avec toujours un peu cette idée des Cahiers que le cinéma dit quelque chose de l'état du monde et qu’il faut donc voir les films qui sortent. Je regardais aussi les premiers films français, à l'époque, pour voir un peu ce qui se passait. La première année, j'allais rues des écoles, le Grand Action, l'Action École, le Champo, le Reflet Médicis, le Saint-André des Arts. Un petit quartier de Paris où j'ai passé ma vie pendant quatre ans, où j'allais au cinéma en moyenne, je pense, plus d'une fois par jour.
Il faut préciser que les billets n’étaient pas chers au Grand Action…
La séance de midi était à 10 Francs, et le reste de la journée, avec le tarif étudiant, était à 20 Francs. Pas très cher, en effet. Je n’aurais jamais pu faire cela avec le prix d’un multiplexe parisien à 28 euros la place. Donc, j'ai commencé à voir beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de films à partir de 18 ans. J'étais trop intimidé par la Cinémathèque, donc je n'y allais pas. J'ai commencé à y aller au bout d'un an, et la première rétrospective que j'ai vue était consacrée à Sacha Guitry, à Chaillot, en 1993.
Mon père avait raison de Sacha Guitry / L'Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi
Et là, coup de foudre pour Sacha Guitry ?
Non, le coup de foudre avait eu lieu avant, lors d’une rétrospective au Reflet Médicis ou au Champo, je me me rappelle plus. J'avais vu Mon Père avait raison, sur les conseils de Lourcelles. Car le cinéphile est un petit peu fanatisé, il faut des gourous : j'étais « gourou-tisé » par Lourcelles, beaucoup moins par les Cahiers. Je vois donc Mon Père avait raison, et là, pour le coup, j'ai un coup de foudre pour le film ET pour Guitry. Avec quand même un étonnement que cela ne soit pas plus réputé que cela. Très vite, je vois ensuite 5 ou 6 films de Guitry réalisés dans les années 30, et je me dis que c'est un bon cinéaste : c’est bien joué, hyper bien écrit, la mise en scène est éblouissante. L'autre vrai choc pour moi de ces années-là, c'est Mizoguchi. Au cours d’une rétrospective, je découvre sa mise en scène, le cadre, l'utilisation du son, etc. Un vrai coup de foudre.
Quand je vais à la Cinémathèque en 1993, je vois les mêmes personnes tous les jours, mais je ne leur parle pas. J’étais, à cette époque, un cinéphile ultra solitaire : je lisais les Cahiers dans mon coin, je regardais les films dans mon coin. Pendant très longtemps. J'ai commencé à leur parler bien après, en 2001. Il y a des gens aujourd'hui, par exemple des critiques, des cinéastes ou des producteurs, qui étaient les cinéphiles de l'époque, que je croisais sans le savoir. Comme Saïd Ben Saïd, que j’apercevais tout le temps à la Cinémathèque. Je le confondais même avec Olivier Père, c'était deux grands à lunettes.
3. L’ÉCOLE MAC-MAHONIENNE ET LES GOUROUS CRITIQUES
Comment définiriez-vous l’école critique de Jacques Lourcelles ?
Je ne m’en rendais pas trop compte, à l'époque, mais Lourcelles est objectivement un néo-Mac-Mahonien. Il parle de « La mise en scène comme langage » de Michel Mourlet, un livre qui a l'air d'être très important pour lui et que j'ai acheté. J'ai compris que le gourou de mon gourou, pour le dire un peu comme cela, était en fait Michel Mourlet. Il avait une espèce de doctrine, de théorie du cinéma. Il avait été chef d'un mouvement qui s'appelait les Mac-Mahoniens, avec un carré d'as : Raoul Walsh, Fritz Lang, Joseph Losey et Otto Preminger. Le livre m'a fait m'intéresser au mouvement et à la vie cinéphile des années 50-60. Je connaissais assez bien cela, notamment par des articles dans les Cahiers, même dans Positif, et par le livre d'Antoine de Baecque sur l'histoire des Cahiers, qui parle un peu de ces années-là. Je pense que vers 20-21 ans, j'avais la chance de savoir qui était qui aux Cahiers, à quel moment, qui avait pris la place de qui, les putschs, etc.
Lourcelles influençait-il vos goûts ? S’il parlait négativement d'un auteur, vous le détestiez également ?
Absolument. Il aimait beaucoup les premiers Bergman, donc j'aimais beaucoup les premiers Bergman. Il n’aimait pas les Bergman des années 60-70, donc je n'aimais pas les Bergman des années 60-70. Et je le pense encore… Il a sorti ensuite une nouvelle édition où il dit finalement que Bergman c'est très bien, notamment le dernier qui est sublime. J'ai vu son dernier film, que j'avais pourtant vu au cinéma à l'époque, que j'avais aimé sans plus, et effectivement je le trouve sublime. Je pense que j'ai un côté un petit peu religieux dans le cinéma. Je répète ce que dit le curé ou le rabbin. Par exemple, à l'époque, je rejette Antonioni ou Resnais, il y a tout un tas de cinéastes que je n'aime pas parce que Lourcelles n’aime pas... Par contre, j'ai quand même un tabou : je prends le parti de Godard contre Lourcelles. Quand j'ai 19-20 ans, j'adore Godard contre Lourcelles. Lourcelles dit carrément que le film le plus nul de son dictionnaire, c'est Le Rayon Vert alors qu’Éric Rohmer est mon cinéaste français préféré. En fait, Lourcelles a raison jusque dans les années 60, en gros, et il a tort à partir des années 60. C'est-à-dire qu'il ne voit pas ce qu’il se passe après. Par contre avant les années 60, c'est un critique génial. Donc je me vois un peu comme Mac-Mahonien. Disons, moitié Nouvelle Vague et moitié Mac-Mahonien.
Le Rayon vert (1986)
Pouvez-vous définir ce qu’est un Mac-Mahonien ?
Deux élèves se rencontrent au lycée : Michel Mourlet et Pierre Rissient. Mourlet va écrire des théories « sophistiquées » sur le cinéma. Pierre Rissient est un intellectuel, moins écrivain que Mourlet, mais qui a par contre un sens de la stratégie, du concret, qui est formidable. Alors qu'il a 19 ou 20 ans, il reprend lui-même la programmation du cinéma le Mac-Mahon. Autour de ces deux figures va se créer un groupe qui se fait appeler les Mac-Mahoniens et qui défend la conception que le cinéma est, avant tout, la mise en scène, l’organisation de l'espace, du déplacement des comédiens, qu’il ne faut pas juger un film à son scénario ou son sujet, etc. Disons que le Mac-Mahonisme, c'est l'aboutissement de la politique des auteurs des Cahiers du cinéma des années 50, des Hitchcocko-hawksiens (Rivette, Rohmer, Truffaut) qui disaient déjà à l'époque que l'auteur d'un film, c'est le metteur en scène parce que l'écriture cinématographique, c'est la mise en scène, et pas le scénario. Ceux qui vont le plus loin dans cette défense de la mise en scène sont les Mac-Mahoniens. Il se trouve que Pierre Rissient part faire son service militaire et devient assistant de Godard. Mourlet s’en va, Lourcelles reprend Présence du cinéma, la revue des Mac-Mahoniens, et devient le chef des néo Mac-Mahoniens.
Ce qu’il se passe c'est que, à partir de 1958, les critiques des Cahiers du cinéma préparent des films et n'ont plus le temps de s'occuper de la revue. Ils font donc venir de nouvelles personnes, avec parmi elles les Mac-Mahoniens Michel Mourlet et Marc Bernard, qui sont les premiers à avoir écrit sur Joseph Losey, dont les films américains étaient totalement inconnus en France. Ils ont été les premiers à dire que Raoul Walsh était aussi bien que John Ford, alors qu'à l'époque Walsh était considéré comme un bon cinéaste d'action, sans plus. Fritz Lang était évidemment adulé comme cinéaste au moment du muet, mais ses films américains ne faisaient pas l'événement. À ce moment-là, Rivette a fait un putsch en virant les Mac-Mahoniens et Rohmer qu'il trouvait trop sympa avec eux, les accusant d'être de droite, voire d'extrême droite. Il a purgé les Cahiers et a pris la place de rédacteur en chef, aussi parce qu'il était au chômage car son film n'avait pas marché et qu'il ne pouvait pas en faire de deuxième à ce moment-là. Toutes ces histoires de groupuscules cinéphiles se délitent au cours des années 60.
Cette école des Mac-Mahoniens, de la mise en scène qui prime sur le récit : quand vous êtes cinéphile, y êtes-vous à plein ? Ne vous y opposiez-vous jamais ?
Je ne veux pas trop rentrer dans les détails, mais la critique de cinéma est quand même une science très relative. Lourcelles déteste Rohmer, mais Michel Mourlet adore Ma Nuit chez Maud. Je ne suis pas non plus complètement fou, donc il y a un moment où je dis qu’il y a à prendre et à laisser. Par exemple, les Mac-Mahoniens détestent Robert Bresson. Il y a une période de Bresson que je n’aime pas trop, dans la deuxième partie des années 60, mais cela me paraît compliqué de rejeter le reste d'un revers de la main. Par contre, je vois L'Avventura à 19 ans, je trouve cela nul : pour moi, le cas Antonioni est réglé, je veux plus en voir. Je fais quand même des impasses sur certains cinéastes qui étaient détestés : j'aime beaucoup Resnais à partir des années 80, en gros quand il rencontre Sabine Azéma. Mais, encore aujourd'hui, il faut me forcer pour voir L'Année dernière à Marienbad ou Hiroshima, mon amour. Après, j'adore Smoking / No Smoking, qui est génial, et Cœurs, l’un des plus beaux films français de ces 30 dernières années.
Smoking/No Smoking (1993) - Coeurs (2005)
Il me reste quand même des impressions tenaces. Je trouve certains films d’aujourd’hui très mal mis en scène, selon la théorie de la mise en scène Mac-Mahonienne. Pour être beaucoup plus général et ne vexer personne, j'ai beaucoup de mal à regarder des séries TV. Je regarde en ce moment Shogun : le sujet m'intéresse, c'est bien écrit, c'est intéressant, c'est bien joué, il y a les décors... Mais selon les critères Mac-Mahoniens, c'est tellement mal mis en scène, tellement fait en dépit du bon sens, selon moi, que je regarde presque en ayant honte…
4. IMPORTANCE DE LA MISE EN SCENE, LA PLACE DU RÉALISATEUR
Comment pouvez-vous définir ces critères de mise en scène ? Qu’est-ce qui manque à la réalisation d’une série comme celle-ci ?
Pour une raison toute bête. Selon la conception de la mise en scène Mac-Mahonienne, l'espace doit être lisible et le spectateur doit avoir une place précise dans le plan. Le plan, c'est un endroit d'où l’on regarde. Le cinéaste est comme un architecte, il construit une mise en scène à partir d'endroits où l’on se place. Dans les grands films de Fritz Lang, la précision de ce que l'on doit regarder à tel moment, d'où on le regarde, comment on le regarde, est exprimée par l'angle. C’est à dire la place de la caméra mais aussi la focale, l'objectif, la lumière, comment on fait jouer l'acteur, comment on représente la violence, les pulsions, quelqu'un qui réfléchit. Tout un tas de choses. Mais la mise en scène doit avoir une logique, c'est quelque chose qui se construit logiquement. Or, il me paraît évident que dans une série TV, c'est quelque chose dont on se fiche éperdument. La seule chose qui compte, c'est la façon dont on raconte l'histoire. Donc si on doit la raconter du point de vue d'un moustique ou d'une feuille morte qui tombe, cela n'a aucune espèce d'importance. Au bout d'un moment, cela me tombe des yeux. Voilà.
Et vous ne pouvez pas admettre que des réalisateurs de séries TV, qui n’ont peut-être pas ce travail de la mise en scène-là, ont d'autres capacités à saisir des choses à travers l'écriture du récit ?
Non, cela reviendrait à dire qu'il peut y avoir un bon film sans metteur en scène. Si l’on prend des grands cinéastes très différents, comme Rohmer et Pialat (je pense que Pialat détestait Rohmer, et que Rohmer ne s'intéresse pas beaucoup à Pialat), c'est filmé d'une manière extrêmement différente, cela parle de choses extrêmement différentes, ils ont des visions de la vie extrêmement différentes. Les deux construisent leurs espaces de manières extrêmement différentes, mais ils construisent leurs espaces. C'est comme si vous nous disiez que Picasso et Matisse ne peignent pas du tout de la même manière. Mais ils ont tous les deux une conception de la peinture ! Un peintre qui n'a aucune conception de la peinture, est-ce que ce qu'il peint est intéressant ? Est-ce que c'est bien ? Non, ce n'est pas bien. Il y a bizarrement des films sans cinéastes qui sont bien, parce qu’il y a quand même une conception de l'espace, de la mise en scène.
Je pense qu'il y a certains comédiens, comme Alain Delon, dont la présence induit une mise en scène. Donc, à moins d'être complètement nul, on ne peut pas faire n'importe quoi avec Delon dans un film. Et cela nécessite de se demander où l’on met la caméra. Le premier jour de tournage, sur mon premier film, je ne savais pas trop comment découper exactement parce que je n'avais pas vu le décor. André Dussollier arrive, il fait trois pas dans le décor et me demande si cela me va s’il se déplace de cette façon. La manière dont il se déplaçait m'a tout de suite donné la mise en scène et le découpage. Donc, la mise en scène n’est pas forcément quelque chose que le metteur en scène va produire lui-même, ou maîtriser à 100%. C'est quelque chose qui va se construire, parfois avec un comédien, parfois avec un chef opérateur très talentueux.
Pour prendre l’exemple d’un grand auteur qui a une personnalité moins grande de metteur en scène, c'est Woody Allen. En fonction du chef opérateur avec qui il collabore, ce n’est pas mis en scène de la même façon. Il a à chaque fois des immenses chefs opérateur, donc la mise en scène est in fine toujours très bonne, même si entre un film photographié par Gordon Willis ou par Carlo Di Palma, on n'a pas l'impression qu’il s’agisse du même réalisateur. J’ai vu Intérieurs hier, et cela n'a absolument rien à voir en termes de mise en scène avec Wonder Wheel. C'est le contraire, en termes de couleur, de mouvements d'appareil, d'ombres, de tout ce qu'on veut. Mais, dans les deux films, en tout cas, il y a une réflexion là-dessus.
Je pense donc que les séries ont souvent une logique purement narrative. Le principe de la série est de ne pas savoir exactement où l’on va parce qu’on ne sait pas combien de temps cela va durer (une saison, deux saisons, etc.). Je pense que cela se ressent un peu par une absence de choix. Après, il y a des exceptions, des séries qui sont mieux mises en scène que d'autres, mais c'est loin de concerner la majorité.
Intérieurs de Woody Allen (1978)
5. CRITIQUE A SOFA ET ASSISTANT DE PIERRE RISSIENT
Comment passez-vous du cinéphile solitaire à la réalisation des premiers courts métrages ? Vous avez finalement suivi le modèle des critiques des Cahiers du cinéma…
À la fin des années 90, j'ai rencontré, Franck Annese parmi un groupe d'amis qui voulait créer une revue culturelle genre les Inrocks. Elle s’appellera Sofa. Franck Annese est celui qui lancera So Foot, Society, etc. Pour ce projet Sofa, il a besoin de quelques rédacteurs et me propose d’y participer. Je vais en projection de presse, puis à Cannes. Pendant quelques années, je deviens critique de cinéma (pas très bon, mais c'est un autre problème). Pour la première fois, je parle avec des cinéphiles de mon âge qui ont vu les mêmes films et qui connaissent Lourcelles.
Au début des années 2000, un ami médecin me parle d’un de ses patients à l’hôpital qui prétend travailler dans le cinéma : Pierre Rissient, le logisticien du Mac-Mahon, mon idole ! Il était ami avec Fritz Lang, avec Raoul Walsh, c’est grâce à lui que Clint Eastwood est devenu un auteur, il a découvert Lino Brocka, Tarantino. Pour moi, c'est énorme ! Mon ami médecin lui parle de moi et je finis par le rencontrer. Fin 2001, il prend sa retraite chez Pathé mais continue d’y avoir un bureau. Comme il ne sait absolument pas se servir d'un ordinateur, ni envoyer un fax, il me demande de devenir son assistant et, en contrepartie de certaines choses ennuyeuses à faire (taper des choses à la machine), me dit que je rencontrerai ses amis cinéastes et des critiques de cinéma. Lorsque j'ai commencé à être son assistant, en décembre 2001, j'étais pion le matin dans un lycée à Clamart. J'allais tous les après-midi rue Lincoln, dans les bureaux de Pathé, où je croisais Claude Berri.
Pierre Rissient était officiellement producteur : il avait un carnet d'adresse exceptionnel et essayait de faire venir des projets chez Pathé. Il était aussi producteur artistique, il faisait des remarques sur le scénario, sur les rushes, sur le montage. C’était un très grand monteur. Je l’ai vu au travail sur certains films : sur les raccords, il coupait quelques images avant ce qu’on aurait fait d'habitude, sans que cela soit trop tôt. Pierre était très fort, il n'y avait que lui qui montait de cette façon. Dans L'Empire des Sens, il y a 5 ou 6 coupes comme celles-là : je reconnais les raccords de Pierre, je suis sûr qu’elles sont de lui.
Pierre Rissient à la fin des années 70
Avez-vous des souvenirs de films sur lesquels il a travaillé, où il a apporté quelque chose ?
Pendant que je travaillais avec lui, il a remonté complètement Ivre de Femmes et de Peinture de Im Kwon-taek. Le film devait durer 2h30. Il est allé en Corée, l’a réduit à 1h55 et l'a envoyé à Cannes où il a reçu le Prix de la mise en scène. Cela a été pendant des années le plus grand succès d'un film d’auteur asiatique. Il faisait aussi beaucoup de sous-titrages, c'est lui qui a inventé le sous-titrage moderne. Avant, on traduisait les dialogues en fonction du nombre de caractères. Pierre a été le premier à faire ce qu'on appelle une simulation, c'est-à-dire à exiger d'être là et faire des essais sur l'image, pour voir s'il n'y avait pas une faute, un faux ami. Imaginons, par exemple, que dans une langue comme le japonais ou le chinois, « chaise » et « fauteuil » soient à peu près synonymes, et que quelqu'un dit « assieds-toi sur la chaise », alors qu'en fait c'est un fauteuil. Et bien avant, on ne pouvait pas voir à l'écran en direct la traduction. De nombreuses erreurs ou d'imprécisions ont été corrigées par ce système. J'ai sous-titré avec lui beaucoup de films d'Hong Sang-soo, et tous les Eastwood jusqu’à Million Dollar Baby. Il considérait qu’un sous-titrage était aussi important que la traduction d'un livre.
J’ai travaillé avec Pierre Rissient à peu près jusqu’en 2005, et durant ces années-là je suis retourné souvent à la Cinémathèque. Je me suis lié avec des cinéphiles qui ont fait des films plus tard. J'ai fait une licence de cinéma à Paris 1 avec Nicole Brenez, une immense professeure. Même si je ne partageais pas du tout ses goûts, c'est la meilleure professeure que j'ai eu de ma vie, toute matière confondue.
Au moment où vous rentrez à la Faculté, vous pensez pouvoir être critique ? Essayer de vivre de la pratique du cinéma ?
Je sais que je ne serai jamais suffisamment bon pour être critique du cinéma et en vivre. Et je n'ai pas cette qualité d'entregent, à l'époque. Je ne me crois pas non plus capable de faire des films un jour, car c'est beaucoup trop compliqué. Je pense tout simplement que je suis dans la merde. Je suis pion, donc il y a peut-être l'idée de passer le concours pour devenir conseiller d'éducation.
C'est donc un coup de hasard et de chance qui vous met sur la route de Pierre Rissient ?
Oui, sauf que quand je travaille pour Pierre Rissient c'est génial, mais ce n'est pas un métier d'avenir. J'ai conscience que je ne vais pas faire cela pendant 10 ans et que je ne serai pas engagé par Pathé après. Et comme Rissient travaille tout seul, il ne peut pas me pistonner ailleurs.
6. DEVENIR RÉALISATEUR ET OUVRIR SA « PETITE BOUTIQUE »
Parlons des deux courts métrages par lesquels vous avez débuté à la réalisation. Ces films sont très contemporains, avec beaucoup d'échanges entre des personnes au travail. Qu'est-ce qu'on y retrouve de votre cinéphilie ? Qu'est-ce qui vous animait comme désir cinéma ?
Je travaillais pour Pierre Rissient depuis 4 ans, c'était passionnant, mais je souhaitais passer à autre chose et j’ai eu envie d’écrire un court métrage. Je suis tombé sur la série À la Maison Blanche, créée par l’immense scénariste Aaron Sorkin. J’ai adoré l'écriture et le sujet m'a beaucoup intéressé. C'était l'été, je ne travaillais pas, j’ai écrit un scénario qui « copiait » cette série télé, avec la double exigence de ne pas coûter cher et que ce soit compatible avec la France. C’est ce qui m’a donné l’idée de La République, mon premier court métrage. Le travail de Sorkin a débloqué quelque chose dans ma tête qui a fait que j'ai su écrire un scénario de court métrage alors que je ne savais pas en faire.
Même quand j’étais critique de cinéma, je savais que je voulais faire des films. Mais quoi ? Je ne voulais pas faire des films à la Pialat, alors qu’à l’époque une majorité de films français faisait des variations autour de Pialat. Le cinéma de genre français ne me convainquait pas du tout, j'avais même une réaction de rejet par rapport à ça, dans ces années-là. Et j'ai vu Triple Agent de Rohmer, son avant-dernier film : j'ai connu une épiphanie. Le film m'a fait penser aux romans d’espionnage de Joseph Conrad et un petit peu à John le Carré, qui s’était lointainement inspiré de Sous les yeux de l’occident. J'ai su tout à coup ce que je voulais faire : des films très romanesques, avec si possible un sujet politique et historique. J’ai mis 5 ou 6 ans ans à écrire le scénario de mon premier film, Le grand jeu. J'adore Renoir, Guitry, John Ford, Mizogushi ou Ozu, mais ils ne m’inspirent aucune idée de film. Par contre, un livre ou un film, à un moment donné, peuvent déclencher quelque chose.
Que vous a inspiré Triple Agent ?
Le fait qu’on pouvait faire des films où l'action était dans la parole, et parler de sujets politiques, d'espionnage, des relations homme-femme, que l'on n'était pas dans un naturalisme mais très clairement du côté du romanesque. Que le romanesque pouvait avoir une dimension politique. Mon goût, au départ, a évidemment une incidence sur ma manière de faire des films et de diriger des comédiens, quand je parle à mon chef opérateur. Il y a une transparence de la mise en scène qui m'intéresse chez les Mac-Mahoniens, que j'essaie de retranscrire dans mes films. Mais aujourd'hui, alors que je pense avoir des goûts plus éclectiques qu'auparavant, la plupart des films que je vois ne m'influencent pas du tout. Spectateur et réalisateur sont vraiment deux activités très différentes. Le seul qui m'ait aidé concrètement dans ce que je fais, c'est Rohmer…
Triple agent / Le grand jeu
Alors qu’il était honni chez Lourcelles, dont vous avez longtemps suivi les conseils à la lettre. En quoi vous reconnaissez-vous dans le style ou dans la mise-en-scène de Rohmer ?
C’est plus compliqué que cela car Rohmer a fait entrer les Mac Mahoniens aux Cahiers. Et par ailleurs Rissient aimait Rohmer, et avait coproduit avec Pathé L’anglaise et le Duc. C’est juste Lourcelles qui le détestait et cela ne m’a pas empêché de dormir ! Mais ce que j'aime chez Rohmer, c'est que la modernité ne vient pas forcément de signes extérieurs de modernité. Raconter une histoire classique peut avoir une complexité, une subtilité, une modernité cachée, supérieure à une modernité affichée, comme dans Persona, par exemple. Ou dans L'Avventura. Antonioni m'intéresse beaucoup mais je préfère Ma Nuit chez Maud. Par exemple, Conte d'hiver raconte une histoire extrêmement classique où les motivations du personnage principal sont absolument indéchiffrables. Il y a donc quelque chose de très moderne, je trouve. Conte d'été est un film plus moderne que L’Année dernière à Marienbad, à mon avis. Rohmer devait penser que la modernité ne venait pas nécessairement de signes ostentatoires de modernité.
Vous dites aussi ne pas aimer la prétention affichée, la mise en scène clinquante…
Ce sont des choses qui sont compliquées à faire aujourd’hui. Je suis dans le cinéma d'auteur français qui fonctionne économiquement sur les festivals, la critique, sur tout un tas de choses où l’on doit avoir un élément reconnaissable, personnel. À mes débuts je disais « je fais des films sur la politique ». Or la politique m'intéresse, mais en fait pas plus que cela. Ce qui m'intéresse, quand je fais des films, sont soit des choses plus amples que la politique, soit le cinéma. Savoir que je fais un film sur un maire ou sur un ministre ne dit pas grand-chose de mon intérêt pour le cinéma. Mais il y a un truc où on doit chacun avoir sa petite boutique.
Wichita de Jacques Tourneur (1955)
Vous voulez dire une patte, un univers ?
Vous êtes gentils quand vous dites ça, moi je dis une petite boutique. On a chacun un petit magasin. Par exemple Pathé a un super grand magasin. Moi, j'ai une petite boutique. Sophie Letourneur a une petite boutique. Justine Triet avait jusqu'à présent une petite boutique, maintenant, c'est un grand magasin. Elle a un étage. On a tous notre petite boutique où l’on vend notre petit truc. C'est comme cela que ça marche. Après tout, pourquoi pas ? Mais moi mon idéal, c'est Wichita de Jacques Tourneur. Or quelle est la spécificité de Jacques Tourneur dans ce film sublime ? C'est très difficile de voir la différence entre Wichita et un western banal de la même époque. Pourtant il y a quelque chose de secret, de bouleversant chez les films de Jacques Tourneur, par leur anonymat. Idem chez Grémillon, un cinéaste sublime. Il est facile de savoir ce qui est génial chez Guitry, on pourrait en écrire des pages parce que son génie se voit à 350 km. Mais pour définir par exemple, un film que j’ai revu il n’y a pas longtemps, L’Étrange M. Victor : qu'est-ce qui fait que ce film-là est absolument génial ? Il faut se lever de bonheur pour le dire. La Règle du jeu, c'est une bombe atomique, évidemment, c'est génial de A à Z, hyper personnel, Renoir joue dedans, tout le monde est bizarre et cela crie son génie à chaque seconde. Grémillon, c'est plus compliqué. J'aurais bien aimé pouvoir faire quelque chose d'apparemment anonyme, d'apparemment profil bas. En réalité, dans mon économie, ce n'est pas possible : il faut que j’aie des thèmes, une « vision du monde ». Mais je ne m'en plains pas.
Pour autant avec Le Parfum Vert, vous avez quand même réussi à financer un film qui ressemble peu aux précédents, même s'il y a aussi des enjeux politiques importants qui arrivent au fur et à mesure dans l'intrigue. Vos protagonistes en sont détachés, ce sont des comédiens, ils évoluent dans l’univers du théâtre. Il y a aussi des références cinéphiles très affichées qui donnent l’impression que le film ne se situe pas vraiment dans notre réalité quotidienne.
Le Parfum Vert vient après le très gros succès d'Alice et le Maire, donc je sais que je peux faire ce que je veux. Et les moments dans une carrière où on peut faire ce que l'on veut n'arrivent pas tous les jours. J'avais la possibilité de faire quelque chose d'un peu nouveau. J'essaie de ne pas être là où l’on m'attend et j'avais envie de sortir du film pour adultes. Par exemple, Le grand jeu a un côté disons néo-polar, un peu à la Manchette, qui parle de gauchistes. Alice et le maire, c'est plus compliqué que cela, mais il peut se lire comme un éloge de la démocratie représentative, même si elle est imparfaite aujourd'hui. C'est un film moins « anar » que le premier. Surtout, je ne voulais pas que cela ressemble à un film d'auteur français. C'était surtout ça. Je voulais que cela ne ressemble à rien de connu, à rien d'identifiable, sans être une parodie ni un pastiche. En même temps, on voit bien qu'il y a plein de références. Cela semble parler de quelque chose mais cela va parler d’une chose complètement inattendue aux deux tiers du film. C'est le genre de risque qu'on peut prendre, à mon avis que l'on doit prendre, à des moments de sa carrière où cela va plutôt bien.
Le Parfum vert (2022)
Je pense que Le Parfum vert a été plus difficile à appréhender que les autres parce que, bizarrement, il est plus difficile que les autres. Non pas qu'il soit plus intello, parce qu'il l’est même plutôt moins, mais parce que j'ai essayé que ma petite boutique vende quelque chose d'un peu inattendu. Parce que, à mon avis, ce qui est mortifère quand on fait des films, c'est la tendance qu'on peut avoir de faire un peu toujours la même chose, de faire presque comme un couturier de prêt-à-porter. Le nombre de propositions que j'ai eues pour réaliser des histoires de ministre ou de campagne électorale... J'ai dit non, on va faire complètement autre chose.
Y a-t-il a des films français d'auteur, dans ce qui est sorti dernièrement, qui vous ont marqué et que vous avez apprécié ?
Il y a un film d'auteur que j'ai adoré récemment, qui est Énorme de Sophie Letourneur. J'aime beaucoup Voyage en Italie, mais c’est vraiment un film de Sophie Letourneur, comme elle fait d'habitude. Alors que Énorme est une comédie populaire, avec un casting de comédie populaire, sauf qu’elle dynamise cela de l'intérieur, de manière... Je pense que c'est le meilleur film français de ces cinq, six, sept dernières années. Parce que, justement, cela n'y paraît pas. On dit : un film avec Marina Foïs et Jonathan Cohen, le mec a remplacé la pilule contraceptive de sa femme par une autre pilule, elle est enceinte, elle ne s’en rend pas compte, et c'est une comédie. Cela pourrait presque avoir été fait avec Christian Clavier et Marie-Anne Chazel, il y a trente ans. Sauf que le film est fou. Dès le premier champ/contre-champ, il y a un geste de mise en scène très fort. Et puis il y a une scène d'accouchement, peut-être la meilleure scène d'accouchement de l'histoire du cinéma. Donc pour moi, c'est la classe ultime : faire un film qui ressemble à une comédie lambda mais qui, en fait, est complètement au-delà. J'ai énormément d'admiration pour tout un tas de films d'auteurs français, évidemment, mais j'ai une petite préférence pour les petits projets. Par exemple, j'adore aussi les films d’Emmanuel Mouret parce que cela semble être des choses moins ambitieuses que d'autres films français. J'essaie d'être toujours du côté du cinéaste qui fait profil bas dans l'industrie, mais dont la personnalité fait exploser le film de l'intérieur. Sophie Letourneur a cela, ainsi qu’Emmanuel Mouret qui a commencé lui aussi avec des comédies sentimentales. Je veux dire qu’il ne fait pas des films pour qu'on dise que c'est le plus grand cinéaste du monde, et pourtant il fait des films absolument magnifiques. Je m'y identifie plus. Je dirais maintenant que mon cinéaste préféré de la Nouvelle Vague est Chabrol, parce qu'il a un génie qui est presque invisible. Par contre, Chabrol, lui, a fait profil bas et a joué le jeu de la petite boutique. Il avait une boutique, il débitait du polar provincial. Avec le recul, en fait, c'est mieux que Truffaut. J'aime beaucoup Truffaut, il a plus d'ambition, c'est plus un auteur international, mais c'est moins précis, moins rigoureux. Parfois c'est plus inspiré, mais c'est plus mineur, c'est moins bien, moins profond, peut-être plus dans la séduction, mais moins intéressant.
Énorme de Sophie Letourneur (2019)
N'est-ce pas aussi plus généralement votre goût qui s'exprime ? Avec Letourneur, Mouret, Chabrol, Rohmer vous étiez effectivement des cinéastes presque de la modestie, travaillant dans une réelle économie technique...
J’adore aussi Abel Gance et Coppola, mais par exemple prenons Kubrick. Ce n’est pas un mauvais cinéaste, j’adore certains de ses films. C’est le côté « chaque film doit être une espèce de pavé dans la marre définitif », et après on attend six ans. Cela a fait beaucoup de mal au cinéma d'auteur, à mon avis. Je préfère les œuvres qui ont l'air d’un petit caillou.
Pour autant, vous semblez ne pas trop vouloir servir votre boutique, en essayant d’amener autre chose à chaque fois, ou de trouver un équilibre...
J'essaie quand même de faire des films qui ne se ressemblent pas trop. Des films moins évidents que ce qu'ils paraissent être. Ils ont un sujet, un manifeste ou une affiche un petit peu différente. Même Alice et le Maire, qui est mon film le plus évident, dans lequel les gens apparemment s’y sont retrouvés, par rapport à leurs attentes, etc. n’est pas vraiment un film sur le maire d'une grande ville. On ne le voit pas travailler en réalité.
7. DE LA DIFFICULTÉ DU CINÉMA FRANÇAIS A FONCTIONNER EN DEHORS DU CINÉMA D’AUTEUR
Mais est-ce que Alice et le maire n’est pas un film qui s'inscrit dans une forme de modèle à la Nelly et Mr. Arnaud, où c'est le personnage plus jeune, plus dynamique, qui vient bouleverser la routine d'un personnage plus âgé ? C'est presque un genre du cinéma français de comédie, ou parfois de drame, dans lequel vous avez creusé votre sillon.
Je dis des choses qui sont peut-être un petit peu incohérentes ou incompatibles. Mais en même temps, je pense que le cinéma français est peut-être le dernier cinéma au monde, ou un des derniers cinémas qui existe encore en tant que corpus. Il n'y a pas juste un bon film français, comme il peut y avoir un bon film turc. Mais il y a un cinéma français encore aujourd'hui alors que, même s’il y a des bons films dans chaque pays, je pense qu'il n'y a plus de cinéma américain aujourd'hui. Ni de cinéma italien. J’ai conscience de m'inscrire dans le cinéma français et je pense que l'on ne peut pas faire n'importe quoi. Quand vous dites que cela ressemble un peu à Nelly et Mr. Arnaud, c'est qu'en fait il n'y a pas une infinité de formes. Le cinéma français est restreint à certaines limites.
Alice et le maire (2019)
Par exemple, je crois qu’on ne peut pas faire du cinéma de genre. On peut faire un polar comme Tirez sur le pianiste. Un flic de Melville, c'est aussi un polar, même s’il est super bizarre. Les films de Chabrol, des années 70, par exemple : Juste avant la nuit, là encore un polar hyper bizarre. Ce qu'ont fait les Italiens dans les années 70, c'est-à-dire des polars urbains, violents et normés sur le modèle américain, genre un French Connection à l'italienne, cela marche magnifiquement. Mais je pense qu'en France, il ne faut pas essayer de le faire. Cela ne nous empêche pas de faire un film fantastique, de faire un film policier, cela ne nous empêche rien. Mais on n'y arrivera pas en essayant de copier car nous n’avons pas cette tradition-là. En fait, la tradition du polar italien vient de Rossellini, de Rome, ville ouverte, dans lequel il y a un aspect film d'action tout en étant aussi un super cinéma d'auteur.
Disons que, au moins depuis la guerre, le meilleur du cinéma français est bizarre. Ce n'est pas le cinéma mainstream, qui est comparativement faible. Je ne veux pas dire que Deray, Verneuil ou Gérard Oury n'ont pas fait de bons films. Mais c'est très anecdotique par rapport au cinéma d'auteur. Alors que Dino Risi n'est pas du tout anecdotique par rapport à Antonioni. Et même Blake Edwards n'est pas du tout anecdotique par rapport à Cassavetes.
Il y a pourtant une tradition française du film « mainstream » à grand spectacle, les adaptations de classiques de la littérature par exemple, comme on le retrouve aujourd'hui avec les adaptations de Dumas par Pathé, après avoir eu pléthore de films de cape et d’épée avec Jean Marais ou Gérard Philippe. Pour vous, ce n'est pas le cinéma français qui fonctionne ?
Je pense que c'est une impasse. Après cela peut faire UN bon film par moment, parce que la chance joue pour beaucoup dans la réussite d'un film. Donc, peut-être que Le Comte de Monte-Cristo, ce sera génial et peut-être très réussi. Mais en fait ce sera du hasard. Parce que sur 50 films comme celui-là, il y en aura très peu de bons. Tandis que dans le cinéma d'auteur, peut-être que je défends ma maison, il y aura plus de bons films. Parce que cette tradition-là nous irrigue beaucoup plus.
Comment voyez-vous des cinéastes comme Jean-Pierre Jeunet ou Christophe Gans, qui combinent vraiment des propositions de film populaires à leur univers esthétique personnel. Le Pacte des Loups, par exemple, est un film d’action en costume qui fut un grand succès.
Le Pacte des loups, je l'ai vu à sa sortie, en projection de presse, je ne l'ai pas revu depuis et c'est peut-être vraiment pas mal du tout, voire très bien. Christophe Gans, il faut le dire, est un mythe cinéphile. Comme cinéaste, je ne sais pas, mais comme critique, c'est quelqu'un de très important et très intelligent. Pour le coup, c'est un gourou. Mais ce qui est certain, c'est que Le Pacte des loups est UN film. J'avais écrit un article dessus pour SOFA, à l’époque, parce qu’ on avait trouvé bizarre qu’il n’y ait pas eu d’autres films comme celui-là après un tel succès. Or, quand on y réfléchit, il y a eu plein de films similaires ensuite : Le Petit Poucet, Belphégor et au moins trois ou quatre titres dans ce genre-là qui ont fait dire : « on arrête les conneries ». Car, mis à part Le Pacte des loups, les autres films ont été des échecs. Là où Christophe Gans est très fort, c'est qu'il a fait un peu ce qu'a fait Tarantino, c'est-à-dire un film de cape et d’épée, mais aussi du Mario Bava et du Wu xia pian… Ce n'était pas un film français mais un film extrêmement composite. Donc en one shot, pourquoi pas ? Mais tout le monde n'est pas Tarantino, et tout le monde n'est pas Christophe Gans. Donc les gens qui viennent après Le Pacte des loups pour faire des films du même genre ont moins de curiosité, peut-être moins de talent, et ils font donc comme ils peuvent. Or un film français à grand spectacle qu'on fait comme on peut, ce n’est pas terrible.
Je vais dire un truc énorme mais on a une telle tradition du cinéma d'auteur en France que n'importe quel Khâgneux ou Khâgneuse que cela intéresse peut essayer et, pourquoi pas, réussir. Il y a de très beaux films français qui se font sur des sujets tout minuscules.
Certains peuvent dire : « il y en a marre, encore un film sur quelqu'un qui a perdu sa grand-mère ! » Et je le comprends parfaitement.
Un beau matin de Mia Hansen-Løve (2022)
On peut effectivement penser par exemple à une cinéaste comme Mia Hansen Love, fille de professeurs de philosophie, dont le dernier film, Un beau matin, sorti en 2022, raconte le quotidien assez banal d’une jeune femme affectée par la fin de vie de son père.
Je pense effectivement que Mia Hansen Love est l’une des meilleures dans ce registre-là. Mais pour le coup, elle s'inscrit dans une tradition très puissante, qui la porte. Christophe Gans n'est pas porté par une tradition, il va même à contre-courant, et il est obligé d'avoir des références internationales énormes avec lui.
Avez-vous essayé de vous inscrire dans cette tradition avec Le Parfum Vert ?
Oui, disons que je ne sais pas à quoi cela ressemble. Il y a un côté peut-être un peu Truffaut, c'est-à-dire de faire un faux Hitchcock. Mais ce n'est pas un film d'espionnage. En fait je prends Hitchcock, je prends la BD franco-belge et j'essaie de faire un collage. Le Pacte des loups c'est aussi un collage, mais Les trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo, ou demain, je n'en sais rien, Joseph Balsamo ou La Reine Margot 2 ne seront pas des collages. Nous n’avons pas cette tradition très ancrée, donc c'est un effort surhumain, comme pour le polar. Prenons l’exemple d’un grand cinéaste français : Claude Sautet. Il a commencé par faire deux polars, l’un est vraiment un très très bon film, Classe tous risques, et l'autre, L’arme à gauche, est moins bon mais quand même pas mal. Normalement, dans n'importe quel pays, aux États-Unis, il aurait essentiellement fait du polar. Plus tard, il aurait pu tenter une fois de faire un mélo… Qu’a-t-il fait très vite, en France, avec Les choses de la vie ? Il a fait du film d'auteur français. On peut le regretter. J'aurais rêvé d'un polar avec Alain Delon et Romy Schneider, en 1975, réalisé par Sautet. Il fera encore Max et les ferrailleurs, mais il arrête après...
Classe tous risques de Claude Sautet (1960)
8. DE LA POLITIQUE AU BIEN CONTRE LE MAL
Nous voulions évoquer avec vous la question du Mal. Dans une présentation que vous faites du Rêve de Cassandre de Woody Allen à la cinémathèque (1), vous expliquez que selon vous le destin tragique des personnages témoigne de l’existence d’un Dieu qui juge la moralité de leurs actions. Tandis que Jean-François Rauger soutient qu’il s’agit plutôt d’une manifestation du hasard et l’affirmation qu’il n’y a pas de jugement transcendant chez Woody Allen. J’ai l’impression que l’on retrouve justement dans votre cinéma cette opposition du Bien et du Mal, dans Le Grand jeu notamment mais aussi dans Le Parfum vert où il y a un personnage maléfique manipulateur, une forme de Mabuse contre lequel luttent les protagonistes.
Je ne me suis jamais posé la question mais vous avez effectivement raison, je crois au Mal. Et quand on croit au Mal, c’est compliqué de faire du cinéma d’auteur français parce que c’est une question qui ne se pose pas dans ce cinéma. C’est un cinéma profondément athée, d’une certaine manière. Sauf chez Chabrol et chez Rohmer. Chez Godard cela ne se pose pas, chez Truffaut non plus…
Qu’est-ce qui vous intéresse plus précisément dans la question du Mal ? Son aspect spectaculaire ? Les personnages qui luttent contre lui ? La tentation qui peut saisir un personnage comme celui du Grand Jeu ? Le désir combatif de ceux du Parfum Vert ?
Le Parfum Vert, je l’ai dit avec des circonvolutions, s’inscrit en fait pour moi dans un genre très bizarre qui est le film de propagande. Un film que le gouvernement ne m’a pas commandé ni sponsorisé, mais qui pourrait rappeler les films anti-nazis d’Hitchcock ou de Lang. L’époque s’y prêtait, je me suis dit que j’allais faire un film sur une puissance qui veut envahir une partie de l’Europe. Le moment où la politique n’est plus la simple confrontation de personnes qui ne sont pas d’accord mais une lutte contre le Mal. C’est spécifique à ces dernières années, ces derniers mois, alors qu’à l’époque du Grand Jeu cela ne l’était pas du tout. Alice et le maire montre la faiblesse de plus en plus grande du débat politique. Plus le débat politique est faible plus la politique devient brutale, et la question du mal se repose : c’est le sujet du Parfum Vert. On est obligé de faire une sorte de James Bond car, à un moment donné, le méchant de James Bond devient la vérité. Et une vérité indépassable car il n’y a pas de complexité. Le meilleur moyen de parler du monde, c’est de faire un serial où une personne ou un groupe veut faire le mal.
Figures maléfiques dans Le Parfum vert
Pensez-vous que cette question se retrouvera dans vos films à venir ?
J’ai un projet qui est plus ou moins sur #MeToo et l’un des angles aveugles de ce phénomène, qui est qu’à un moment donné se pose la question du Mal. C’est systémique. Cela a beau être une question d’éducation et de prégnance du patriarcat, je pense qu’on ne peut pas évacuer la question du Bien et du Mal. Qu’est-ce que bien se comporter ou mal se comporter ? C’est une question politique mais pas seulement. Ce qu’il se passe avec la Russie est à la fois une question politique mais aussi métaphysique, malheureusement. J’aimerais bien vivre dans une époque comme il n’y a pas si longtemps, où chacun avait ses réseaux. J’ai la nostalgie d’une époque où le principal débat était de savoir si on allait imposer les hauts revenus : ce n’était pas un problème de Bien ou de Mal. Aujourd’hui, les questions politiques s’y confrontent plus souvent.
9. VIE DE SPECTATEUR, ALLER AU CINÉMA AUJOURD’HUI
Continuez-vous toujours à aller dans les salles ?
Je vais toujours voir les films qui sortent, qui me font envie, mais j'y vais un peu moins. Je pense aussi que le cinéma hollywoodien est mort. Avant, il y avait toutes les deux semaines un bon film américain. Il y en avait une vingtaine, une trentaine de regardables tous les ans. Aujourd'hui il en reste 5 ou 6, si c'est une bonne année. Le cinéma hollywoodien avec des sujets qui nous intéressent, la musique de John Williams, Jerry Goldsmith. Ou même si le film n’est pas terrible, avec des acteurs géniaux qu'on aime comme Gene Hackman, Robert Duvall, Diane Keaton... Aujourd’hui, c'est fini. Le cinéma français est devenu mon métier, donc je vais voir des films d'amis, c'est un peu différent. Et pour le cinéma international, il y a quand même de moins en moins de films.
Pourtant, il y a plus de 10 films qui sortent chaque semaine dans les salles !
Je sais. Encore un autre problème. Par contre, je trouve qu'il y a depuis 5 ou 6 ans, dans le monde, une vitalité des éditions vidéo qui est géniale. Cela correspond aussi à mon mode de vie : je vieillis, j'ai une petite fille, je sors moins, je suis plus fatigué. Mais je ne peux pas dire que j'aie plus de plaisir à voir un film dans des bonnes conditions aujourd'hui en Blu-Ray, avec un projecteur, qu'en salle.
Comment choisissez-vous ce que vous allez voir en salles ?
Le Blu-ray m’a fait réaliser que j'avais fait l'impasse sur les cinémas japonais et italien. Des éditeurs, notamment anglais, sont très forts sur ces deux cinématographies. En France, le cinéma italien est peu représenté, mais Carlotta fait un très bon travail sur le cinéma japonais. L’été dernier sont ressortis en salles deux Dino Risi, Cher Papa et Fantôme d'amour, que j'ai eu très envie de voir parce que j'adore Risi, qui est pour moi l’un des plus grands réalisateurs de l'histoire du cinéma. Il est très sous-estimé, je le préfère à Fellini : je considère Le Fanfaron meilleur que La Dolce Vita. Quand Cher Papa et Fantôme d'amour sortent en salle, je cherche s’ils ne vont pas sortir en Blu-ray. Ce n’était pas le cas donc j'y suis allé. Si un film japonais ressort avec un distributeur qui ne fait pas de Blu-ray, je me dépêche et j'y vais. J'ai tendance à moins aller voir les films dont s’occupe Carlotta parce que je sais qu’ils sortiront en Blu-ray plus tard, et que je préfère l'acheter en Blu-ray. Par exemple je ne suis pas allé voir en salles les films d’Ozu, j’ai attendu la sortie du coffret pour pouvoir les voir chez moi.
Je vais voir des reprises, ou à la Cinémathèque, quand sort un film que je veux absolument voir parce qu’il est rare et qu’il n'est pas disponible en vidéo physique, ou au mieux avant un ou deux ans. Pour les films qui sortent, je suis un certain nombre de cinéastes comme Clint Eastwood, Pedro Almodovar, James Gray, Kelly Reichardt, Hong Sang-soo (même si j'en rate un sur deux parce qu'il en fait quand même beaucoup trop)… Je suis les grands auteurs, les grands films des festivals, comme celui de Jonathan Glazer, ou quand il y a un gros blockbuster qui n'est pas un film de super-héros, comme Dune ou Avatar. Malheureusement, peut-être que je vieillis, j'ai moins de plaisir qu'avant. Je vais voir Oppenheimer parce qu'il y a une projection 70 mm au Grand Rex, je suis content d'y aller, mais je n’attends plus un film comme je pouvais l'attendre jusqu'à mes 30 ou 40 ans. C'est un plaisir que j'ai perdu. Alors que si vous me dites que Carlotta sort un coffret Blu-ray 4K de La Fille à la valise et Un Été violent, je serai excité comme une puce jusqu'à ce qu’il sorte.
La Fille à la valise de Valerio Zurlini (1961)
Le cinéma français est devenu très gros à l'échelle mondiale, d'abord, parce que je pense qu'on y a mis beaucoup d'argent. On met aussi beaucoup d'argent dans l'éducation au cinéma, dans les écoles de cinéma, pour que des films puissent continuer à être produits. On constate un résultat pendant que les autres pays sont pratiquement en train d'arrêter. Le cinéma français, ce sont des amis qui le font, donc il est moins excitant pour moi. Je peux admirer le film d'un ou d’une ami(e) mais cela ne me mettra pas dans le même état que quand je découvrais Impitoyable, adolescent. Mais c'est aussi une conséquence de la vieillesse. Peut-être que le dernier film où j'ai été extrêmement excité avant d'y aller, puis extrêmement excité en le voyant, et en le revoyant, car je l'ai vu plusieurs fois au cinéma, c'est Once Upon a Time in Hollywood de Tarantino.
Parce qu’il est aussi nostalgique que vous ?
Non, je ne pense pas. C'est la dernière fois que j'ai éprouvé le sentiment que je pouvais avoir quand j'avais 14 ans et qu’il y avait un nouveau Spielberg, ou quand j'avais 25 ans et qu'il y avait un nouveau Kiarostami, ou en 1990 avec Nanni Moretti. Tout cela m'est passé, je suis moins enthousiaste, avec l'âge. Le dernier Tarantino, je ne sais pas pourquoi, j'étais hyper excité avant d'y aller. Même Spielberg a eu des hauts et des bas, il y a des films que j'adore, notamment ceux des années 2000 et même 2010. J'aurais bien aimé être ultra enthousiaste pour ses derniers comme West Side Story ou The Fablemans, mais je n’ai pas réussi. J'arrive moins à m'enthousiasmer. Mais c'est probablement qu’à partir du moment où je fais des films, cela me paraît moins exceptionnel.
Votre regard a-t-il changé sur les films qui vous ont fait aimer le cinéma quand vous étiez jeune ?
Les goûts que j'avais enfant me sont aujourd’hui indifférents. Il y a des films que j'adorais quand j'étais enfant, que je continue à adorer comme Les Dents de la Mer, que j’ai revu il n'y a pas longtemps et qui est un chef-d'œuvre. Mais il y a des films comme La Guerre des Étoiles qui ne m'intéressent vraiment plus du tout. Je n'ai même pas de plaisir nostalgique à revoir L’empire contre-attaque, cela me barbe. Par contre la dernière heure de La Revanche des Sith est extraordinaire. Quand il devient Dark Vador et tue tout le monde, c'est d’une noirceur incroyable pour un blockbuster. La musique, tout, c'est vraiment génial. Pour le reste...
La Revanche des Siths (2005)
J'adore Jean-Luc Godard. J'ai revu en 4K Le Mépris, qui est un film que j'adorais quand j'avais 18 ans. C'est sublimement filmé, il y a évidemment des choses magnifiques mais sur le récit, sur les rapports entre les personnages, je trouve ça extrêmement balourd. Les regards de chiens battus de Bardot, l'indifférence surjoué de Piccoli, tout ça, je trouve ça trop souligné, très faible sur le plan psychologique. Bon, ce n'est pas une découverte que l'histoire et la psychologie, ce n'est pas le fort de Godard... Je n’ai plus la nostalgie du moment où je l’ai découvert à 18 ans. Quand je n'aime plus, je n'aime plus.
Et inversement, y a-t-il des œuvres que vous n'aimiez pas jeune, que vous appréciez aujourd’hui ?
Antonioni est un cinéaste qui m'intéresse énormément aujourd'hui. Je pensais vraiment que L'avventura était l’une des choses les plus drôles que j'avais vues de ma vie, tellement c'était nul. J’avais 19 ans. Et aujourd'hui, je trouve que Identification d'une femme est l’un des plus beaux films de l'histoire du cinéma. Vraiment immense. Profession reporter est un film passionnant. Donc oui, il y a des films que je repêche aujourd'hui. Il y a tout un tas de films italiens qui sont probablement sur-représentés dans la vidéo physique, les gialli, les westerns spaghetti, les polars italiens, que j'aurais vraiment trouvé archi nuls auparavant. Par exemple, Sergio Corbucci à 20 ans, je pense que cela me serait tombé des yeux, j'aurais arrêté Django au bout de 5 minutes. Alors que quand je vois des Sergio Corbucci aujourd'hui, cela m'intéresse beaucoup. J'avais vu Les Frissons de l'angoisse chez un ami, dans les années 2000, cela ne m'avait pas passionné. Alors que c'est quand même quelque chose. Je remarque aujourd’hui que Argento a été important pendant une dizaine d'années. Même Fulci, j'aurais trouvé ça vraiment irregardable alors que cela m'intéresse aujourd’hui.
Mais on redécouvre tous ce cinéma-là, aujourd’hui. 40 ans ont passé et notre regard a changé...
Il y a une injustice, en fait. Si des gens montraient le cinéma soviétique des années 50 avec la même ferveur que ceux qui montrent le cinéma de genre italien des années 60-70, on verrait que le cinéma soviétique est supérieur. Sauf que personne ne le fait. Le cinéma, c'était la force des ciné-clubs, c'est aujourd’hui la force des éditeurs.
La Maison aux fenêtre qui rient de Pupi Avati (1976)
Nous sommes toujours dans ce schéma des gourous…
En tout cas, des gens qui montrent. À un moment donné, c'est très important que les films soient des objets d'amour, et que cet amour-là soit partagé. C'est horrible, mais il est évident que le cinéma muet n'est pas suffisamment défendu aujourd'hui. Parce que les gens qui aiment le cinéma muet ne sont pas assez nombreux et audibles. Quand des éditeurs comme Le Chat qui fume sortent des films italiens qui étaient considérés comme des nanars, un certain nombre sont en fait de très beaux films. Mais quand ils essayent de faire la même chose avec le cinéma français, cela ne marche pas, à mon avis. Il y a du bon cinéma populaire en Italie, au Japon, mais on aura beau chercher dans tous les sens, il n'y a pas un corpus de 50 films populaires français qui seront méconnus et bons. Le truc, c'est qu'ils défrichent dans un genre qu'ils aiment. C'est génial, ils m'ont fait découvrir des choses. Je suis très impatient de voir La Maison aux fenêtres qui rient, qui m'excite beaucoup. Mais le problème de la vidéo physique et des éditeurs, c'est que c'est aussi soumis au marché et à ce qui peut fonctionner. Quand Henri Langlois montrait 50 films muets scandinaves, c'était hors économie. Le chat qui fume ne peut pas faire un coffret avec 50 films muets de Sjöström, Stiller, etc, parce que cela ne se vendra pas, ou pas assez.
Mais un cinéma qui devient invisible finit par être oublié...
Quand on dit que le temps a fait son tri, en fait ce n'est pas vrai. Il a fait UN tri. Par exemple, les films de Phil Karlson sont probablement meilleurs que ceux d’Umberto Lenzi. Mais aujourd'hui, Umberto Lenzi est plus connu que Phil Karlson parce qu'il y a un public probablement plus actif là-dessus. Les films sur la jeunesse réalisés par Delmer Daves dans les années 60 ne ressortent pas et tombent dans l'oubli, alors que le moindre film de samouraï, qui n'est pas forcément génial, va ressortir chez les éditeurs anglais.
La soif de la jeunesse de Delmer Daves (1961)
11. CHOIX TECHNIQUES, LA PELLICULE PLUTôT QUE LE NUMÉRIQUE
Vous dites que les évolutions techniques comptaient pour vous. En tant que spectateur, les suivez-vous ? Etes-vous équipé ?
Oui, je me suis équipé en 4K, etc. Je me suis quand même donné des limites financières mais je crois avoir une installation qui n'est pas trop mauvaise. Je vois la différence entre un Blu-ray et un Blu-ray 4K. Donc oui, je suis l'évolution. Et d'ailleurs, comme tous les crétins dans mon genre qui suivent l'évolution, j'ai hâte que mon projecteur tombe en panne pour pouvoir en acheter un autre, un peu meilleur en qualité. Je l'ai acheté chez Cobra juste avant le second confinement, c’est un Optoma. J'ai un lecteur multizone LG.
Et par rapport à vos films ?
J'ai tourné mes 2 derniers films en 35 mm. Ce n'est pas étranger à mon intérêt pour le Blu-ray, qui m’a habitué à voir des films en 35 mm, restaurés. Jusqu'à présent, j'ai toujours voulu faire mes films en 35 mm. Quand je ne l'ai pas fait, c’est parce qu'il n'y avait pas assez d'argent. Je pense que la matière-même de l’image ne peut intéresser des cinéastes qui verraient des films en DVD ou en streaming. Je suis attaché à la texture argentique et aux possibilités du 35 mm, à ce que ne peut pas le numérique. Lorsque j'ai montré à ma fille le dernier Blu-ray 4K de Titanic, qui vient de sortir, j’ai trouvé le résultat effarant. C'est James Cameron qui l’a voulu ainsi, on ne va pas le mettre en prison, mais on a l'impression que cela a été tourné en numérique. Je ne peux pas dire que cela soit moche mais c'est du révisionnisme. Le Titanic qui est sorti en 4K n'est pas du tout le film qu'on a vu en salles. Je trouve le résultat beaucoup plus violent que lorsque Coppola coupe une scène par-ci, ou en met une autre par-là.
Qu’est-ce qui change pour vous dans l’esthétique, entre le tournage 35mm et le tournage numérique ?
Pour moi, cela ne change pas grand-chose parce que, quand je tourne en numérique (c’était le cas de mes épisodes de la série En thérapie), je fais comme si c'était du 35mm : je ne laisse pas tourner la caméra, etc. Mais je sais que j'ai des amis qui ne pourraient pas tourner en argentique parce qu'ils sont habitués à faire les 30-35 prises que le numérique permet. C'est un coût de temps, pas de support. J'ai appris à découper un film grâce aux cours que donnait Rohmer à l'Institut d'art et d'archéologie, quand j’étais étudiant. C'était l'année de L'Anglaise et le duc, qu’il a tourné en vidéo et dont il expliquait le montage, la post-production, les effets spéciaux, etc. Les rushes de L’Anglaise et le duc étaient, à mon avis, identiques à ceux de Ma nuit chez Maud : Rohmer ne s'est pas mis à faire du Cassavetes ou du Kechiche sous prétexte qu'il avait changé de format.
Ma Nuit chez Maud - L'Anglaise et le duc
Vous disiez que la pellicule permet des choses que le numérique ne permet pas. Pensez-vous à un rendu de l'image ?
Je trouve que le numérique est souvent très froid, très clinique. Et quand il n’est pas travaillé, tous les films se ressemblent.
Même pour des films étrangers ?
Cela dépend. Je vais simplifier à l'extrême, et je veux que personne ne se vexe. En gros, en France, il y a beaucoup d'argent pour faire des films. Mais par film, il n'y a pas beaucoup d'argent. Les producteurs ont donc tendance à retirer des jours de tournage, du matériel, des membres de l'équipe, retirer, retirer, retirer pour faire leur marge, ce qui est compréhensible. Quand on tourne en numérique, cela leur coûte un peu moins cher en support, et cela leur coûte vraiment moins cher en lumière. Donc un producteur qui va tourner une scène à 14 heures au parc Montsouris n’aura pas besoin de projecteurs. On tourne dans un appartement l'après-midi, au mois de juin : pas besoin de lumière. Aux États-Unis, comme les sommes sont ridicules par rapport aux coûts des effets spéciaux, des cachets des comédiens, de la lumière, de la location du matériel, en fait ils s'en moquent. Quand on tourne en numérique là-bas, les dépenses en lumière sont les mêmes qu'en 35 mm. Sauf qu’il y a ensuite d’énormes dépenses en post-production sur le traitement de l'image, l'étalonnage. Ce sont presque des effets spéciaux et cela peut durer 3, 4, 5 mois. Pas en France. Mon chef d'opérateur me racontait que les progrès en vidéo numérique ont été développés par l'armée. Or que veut l'armée ? Pouvoir voir la nuit un avion espion ou un satellite, et voir très très très très net. Ce qui, dans le cinéma, n'a aucun intérêt. Sauf qu’on se retrouve avec des caméras qui voient la nuit et très très net...
Certains cinéastes sont fascinés par l'esthétique que permettent ces caméras. Un cinéma comme celui de David Fincher se déploie complètement dans la maîtrise absolue...
Si un cinéaste me dit qu'il préfère le numérique, il a raison pour lui. C'est amusant que vous parliez de Fincher car dans le genre « la post-production coûte 1 milliard et dure 18 ans », c'est une caricature. Si on demande à David Fincher de tourner avec une caméra numérique dans les conditions françaises, il ne fait pas le film.
Tournage de The Killer de David Fincher (2023)
12. COLLECTION DE DVD/BLU-RAYS, RAPPORT AUX BONUS
Parlons de votre rapport à la vidéo. Comment vous êtes-vous mis à acheter des DVD ?
L’arrivée du DVD a pas mal changé ma pratique du cinéma. Pendant que je travaillais avec Pierre Rissient, je regardais surtout les films en projections de presse (ce qui me faisait faire des économies substantielles) et à la Cinémathèque. Peu en VHS. Je n’allais plus voir des reprises au Quartier Latin parce que j'avais tout vu. Je commençais à voir un peu de « bis », un peu de cinéma expérimental. Je continuais à voir des grandes rétrospectives de bons cinéastes classiques, genre Samuel Fuller ou Jean Grémillon. Et le DVD arrive. J'ai acheté beaucoup de DVD.
Qu'est-ce qui change avec le DVD alors que vous n’aviez pas l’habitude de la VHS ?
Je pense être un des seuls comme ça, mais pour moi le DVD n'a pas changé grand-chose. C’est lorsque le Blu-ray est arrivé que je me suis mis à voir tous les Blu-rays que j'achetais, alors que je ne regardais pas mes DVD. Comme j'étais critique à Sofa, j'en recevais beaucoup mais je les regardais très peu. Je ne savais pas pourquoi, à l'époque. On s'était tous mis à acheter des DVD parce qu'il y avait quelque chose de très attrayant dans l'objet, et il y avait des bonus. Mais ce qui a tout changé pour moi c’est la fin des projections argentiques et le Blu-ray.
À un moment donné, voir un film sur une petite télé et voir un film sur un écran plat ou un projecteur en HD, cela n'a rien à voir. Et dans un autre mouvement, à partir d’Avatar, quand la projection numérique s'est démocratisée, il n’y a pratiquement plus eu de différence, pour moi, entre une projection en Blu-ray et une projection en salles, en DCP. C'était la même chose. En plus, à l'époque, je ne sais pas si vous vous souvenez, il y avait encore plein de DVD pourris, c'était un petit peu la loterie. Certaines éditions étaient de simples copies de VHS, donc vraiment pas terribles. Et puis il y avait un truc dans la projection en pellicule qui n'avait rien à voir avec la télé. Ce qui a tout changé pour moi, c'est en 2009, quand j'ai acheté un lecteur Blu-ray et un écran plat (maintenant j'ai un projecteur), je me suis mis à regarder essentiellement des films chez moi en Blu-ray. C'est pour cela que je ne comprends pas ceux qui ne voient pas la différence entre un DVD et un Blu-ray. Cela me tue, je pense qu'on a échoué dans la pédagogie, en France particulièrement. C'est dramatique. Aujourd'hui, mon programme de visionnage n'est plus celui des programmateurs de la Cinémathèque ou des distributeurs, ni des revues. Ce sont les éditeurs vidéo qui font mon programme, qui font le line-up de ce que je regarde tous les soirs.
Vous considérez-vous comme un collectionneur ? Allez-vous voir du côté des éditeurs étrangers ?
Je me suis retrouvé dans la commission vidéo du CNC, et cela m'a passionné. On recevait tout ce qui sortait et nous donnions des subventions. Quand ma participation à la commission du CNC s'est arrêtée, j'étais en manque. J'ai acheté ce qui sortait, ce qui m'intéressait, et je me suis aperçu qu'il y avait des éditeurs à l’étranger, anglais, américains... Je me suis alors mis à importer du Arrow, du Criterion, etc. C'était monstrueux. J'ai beaucoup défendu Big Guns de Duccio Tessari, que j’adore. J'étais vraiment parmi ceux qui défendaient sa sortie en Blu-ray, chez Pathé. Arte avait ressorti une nouvelle restauration de L'Empire des sens en DVD alors que la précédente était en Blu-ray : j’ai refusé l’aide à ce DVD. Une nouvelle restauration qui ne sortirait qu’en DVD, aujourd'hui ce n'est pas possible. Soit on croit au physique, soit on n'y croit pas. J'étais même, à la limite, extrémiste, pour qu'on arrête de subventionner le DVD. Je pense qu'il y a plus de titres qui se vendent en Blu-ray qu’en DVD. Et de toutes façons, les Blu-ray sont souvent en tirages très limités, et sont tous vendus. J'ai de nombreux Blu-rays qui valent aujourd'hui 300€ sur Ebay parce qu'il n'y en a plus. Je peux acheter un Blu-ray 50€ parce qu'il est épuisé et ne va pas ressortir.
Avez-vous beaucoup de DVD/Blu-Ray chez vous ?
C'est monstrueux. J’ai mis tous les DVD à la cave, ou donné, beaucoup donné, même des choses qui ne sont pas rééditées, même des trucs un peu rares. Et des Blu-ray, des Blu-ray 4K, j'en ai plusieurs milliers, je ne sais pas. J'en ai... beaucoup.
Avez-vous une salle dédiée ?
Tous mes Blu-rays sont dans mon bureau. Dans le salon, j'ai un écran qui se déploie devant ma bibliothèque, avec un projecteur.
Vous impliquez-vous dans les éditions vidéo de vos films ? Sur les bonus, par exemple ?
Je demande parfois des bonus, mais il y a des problèmes de droit, ou ce genre de choses. Pour Le Parfum vert, j'ai fait un commentaire audio. Je suis très heureux de les avoir dans ma bibliothèque de Blu-rays, mais je pense que le Blu-ray est quand même dédié au patrimoine. Je n'achète pratiquement aucun film récent, même ceux que j'aime. J'ai le Tarantino ou les derniers Spielberg en 4K, West Side Story et The Fabelmans. Je rattrape sur Canal+ les films que j’ai manqués en salles. J'adore le cinéma français mais je n'en ai pratiquement aucun en Blu-ray chez moi. Vous parliez d’Emmanuel Mouret, que j’adore, qui est vraiment l’un de mes cinéastes français préférés, pourtant cela ne me viendrait bizarrement pas à l'idée d'acheter Mademoiselle de Joncquières. Un moins bon film des années 50 ou 70 m'intéresse plus en Blu-ray. J'ai raté la sortie en salles du Règne animal. J'ai vraiment envie de le voir mais je ne vais pas l'acheter en Blu-ray et attendre qu’il soit diffusé sur Canal+. Par contre, je suis prêt à acheter certains westerns spaghetti qui ne vont pas être terribles, je le sais, mais je les prends quand même car j'ai envie de les voir.
Par ailleurs, en tant que cinéphile, je commence vaguement à me rendre compte que je fais moi-même des films. J'ai du mal à réaliser que ce sont mes amis et moi qui faisons des films qui sortent et qui marchent aujourd'hui… Quand des spectateurs me parlent d’Alice et le maire, mon plus gros succès, je trouve cela aberrant, absurde. Comme quand on me disait que j’avais été très bon dans le spectacle du Corbeau et le renard, à l’école primaire… Quand je lis un article sur un ami cinéaste, il faut que je me pince car en fait je le connais.
Le Règne animal de Thomas Cailley (2023)
Regardez-vous les bonus des Blu-rays ?
Je regardais pas mal de bonus quand j'avais une télé, parce qu’avec 20 minutes devant moi, je pouvais regarder une interview, etc. Aujourd’hui, je n’ai plus d’écran plat et je suis assez content de ne plus avoir devant mes yeux un robinet. On regarde la moitié d'un épisode de série puis on regarde l'autre moitié un autre jour, je trouve cela horrible. Je n'aime pas ça, c'est ce que je reproche aux sites de streaming. Aujourd’hui, je dois déplier mon écran pour voir un film, comme un petit rituel : il est 20h30, je déploie mon écran, je mets le film, je le regarde du début à la fin. Par contre, je ne vais pas déplier mon écran pour une interview de Noël Herpe sur Jean Grémillon pendant 10 minutes. Pourtant, j'aime beaucoup Noël Herpe et j'adore Jean Grémillon. Parfois, j'ai la flemme de refermer mon écran, et je me dis « tiens, je vais regarder un bonus de Jean-François Rauger », que j’apprécie beaucoup, notamment lorsqu’il parle des films italiens. Si on me disait qu’on arrêtait les bonus, cela me serait un peu égal. Par contre si on me disait qu’on arrêtait la HD ou le support physique, je serais catastrophé.
Que pensez-vous des making-of ? Lorsqu’il s’agit d’un documentaire sur le tournage d’un Spielberg à la fabrication étonnante, par exemple.
Je n’ai regardé aucun making-of de Laurent Bouzereau. J’ai seulement écouté le commentaire audio du Parrain. Je trouve le bonus super, mais je n’ai pas le temps. A titre personnel, je ne regarderai pas un documentaire sur un tournage, cela ne m'intéressera pas. Ce qui peut m'intéresser, c'est quand un ou une critique que j'aime bien va faire un petit topo sur le film. Mais les interviews de réalisateurs ou d’acteurs, cela ne m'intéresseront pas. Si c'est un court métrage du cinéaste, cela m'intéressera comme film.
13. SOUHAIT D’ÉDITION
Quel film souhaiteriez-vous voir réédité ?
The Lawless de Joseph Losey est mon film préféré. Il est disponible en HD aux États-Unis mais n’est édité ni en DVD ni en Blu-Ray, en France. Pour moi, c’est le plus beau film de l’histoire du cinéma. À chaque fois que j’ai une carte blanche, je demande à ce qu’on le projette. Il y a un DCP donc j’imagine que le matériel existe. Il y a un DVD américain donc il doit exister une chaîne de droits. J’adorerais que Carlotta l’édite. Mais je suis modeste : je ne demande pas une édition Ultra-Collector, mais un beau Blu-Ray avec une belle copie et quelques beaux bonus. Je serais ravi. Je pense que, comme on parle des dons de Mozart pour la musique, Joseph Losey est, dans ces années-là, celui qui a le plus grand don en terme de mise en scène. Comment filmer les comédiens, les faire arriver dans le plan, sortir, les suivre… Il n’y a rien de plus beau, simple et sophistiqué à la fois que le Joseph Losey de ces années-là.
[1] Intervention de Nicolas Pariser à la cinémathèque française dans le cadre d’une carte blanche, le 8 octobre 2020. Dialogue animé par Bernard Benoliel.
Propos recueillis le 15 mars 2024. Tous nos remerciements à Nicolas Pariser pour sa disponibilité et sa passion communicative.
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