DVDClassik entame en cette nouvelle année une série d'entretiens autour de la cinéphilie et la vie de spectateur de personnalités du cinéma. Entre les souvenirs et les pratiques de visionnage, une sorte de portrait inédit, en biais, à partir des goûts et des affinités...
SOMMAIRE :
1. La découverte du cinéma, souvenirs d’une jeunesse provinciale
2. Etudiant à l’IDHEC, Paris, défense du cinéma populaire
3. Apprendre en regardant des films
4. Le réalisateur spectateur, aller au cinéma aujourd’hui, durée et director’s cut
5. De Panique de Duvivier à Monsieur Hire
6. Echanges & rencontres avec des réalisateurs admirés
7. Revoir les films que l’on aime, découvertes, surprises et déceptions
8. Musique de film, comédie musicale et le biopic
9. Cinéma d’action, cascades, romance et dérision
10. Regarder des films à la maison
11. Editions et restaurations de ses propres films
12. Regarder et fabriquer des bonus, éloge du making of
13. Recommandations et souhaits d’édition
1. LA DéCOUVERTE DU CINéMA, SOUVENIRS D’UNE JEUNESSE PROVINCIALE
DVDClassik : Comment découvrez-vous le cinéma ?
Patrice Leconte : D’une façon extrêmement simple, provinciale, à Tours. Mon père était médecin, une profession qui n’avait rien à voir avec le cinéma, mais c’était son loisir favori, en plus de la lecture. Il m’emmenait souvent au ciné-club. Les salles art & essai commençaient à montrer le bout de leur nez. J’allais voir aussi des films grand public, populaires. Et des films sans lui, des Jerry Lewis, etc.
Vers quel âge cela a-t-il commencé ?
Je devais avoir 13-14 ans, peut-être même avant. A Tours, il y avait surtout un festival du court métrage, extrêmement célèbre, qui d’une certaine manière représentait pour le court métrage ce que Cannes était pour le long métrage. Mon père se libérait de ses rendez-vous professionnels pendant 4 jours pour pouvoir se rendre à ce festival. Mieux que cela, il nous faisait un mot, à mon frère aîné et moi, pour être absents de certains cours au lycée et que nous puissions l’accompagner. J’ai donc découvert le cinéma grâce à mon père, je l’aurais peut-être découvert tout seul, je ne sais pas. Mais j’ai en tout cas partagé sa passion très vite. Le monde du cinéma me semblait rêvé, confusément, mais l’éventualité que ce rêve devienne réalité a été assez précipitée par ce festival du court métrage où, d’un seul coup, on voyait des films plus appréhendables. Il y avait parfois une seule idée, brillante, bouclée en 4 minutes. Je ne me disais pas que je pouvais en faire autant, mais cela me semblait plus atteignable.
Écriviez-vous déjà, à cette époque ?
Oui, je dessinais, j’écrivais de la poésie, des scénettes de théâtre. Des choses qui ne devenaient rien. Même si on est plus torturé que joyeux au moment de la puberté, ce sont quand même des années compliquées. Si j’ai pu écrire des choses très sombres, ce qui était assez amusant c’est que j’écrivais ou dessinais surtout des choses d’humour.
Votre père vous guidait-il vers certains types de films, certaines œuvres en particulier ?
Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite mais je crois que ce qu’il m’a transmis, involontairement, c’est l’absence de tout sectarisme. Il me disait : « Tous les films sont intéressants s’ils sont réussis ». Jerry Lewis ou Citizen Kane n’avaient pas la même importance pour lui mais il était capable de communiquer son enthousiasme pour les deux. Ce que j’ai hérité de lui, ce qui se ressent finalement jusque dans ma propre filmographie, c’est une curiosité et une ouverture d’esprit.
Est-ce que vous regardiez les films à la télévision ? Quelle était la fréquence des films vus en salles ?
Mes parents avaient décidé qu’on ne ferait plus rien au lycée s’il y avait la télévision à la maison. Donc il n’y avait pas la télévision, pour être sûrs que les enfants travaillent et ne soient pas distraits. On ne travaillait pas plus que cela pour autant mais bon… Lycéen j’allais au cinéma le week-end, après avoir fini les devoirs. Quand je suis arrivé à Paris, ça scintillait de partout ! On pouvait passer des journées entières à la Cinémathèque. On allait voir 3 fois Baisers volés dans la journée. On était gourmands, quoi.
Des films vous ont-ils marqué, enfant ou adolescent ?
La Nouvelle Vague commençait à exister, j’étais subjugué lorsque je voyais A bout de souffle. Cela me semblait être un cinéma plus envisageable. Mais un film en particulier m’a beaucoup marqué. Il y avait le Ciné-club de Touraine, animé par Jean Collet, un type charmant. Il est arrivé un jour pour la séance mensuelle en nous annonçant qu’il n’avait pu obtenir la copie du film annoncé, mais qu’il était venu à la place avec un cinéaste et son premier film, qui n’était pas encore terminé, pas encore mixé : c’était Adieu Philippine de Jacques Rozier. J’ai vu le film avec le sentiment du privilège incroyable de le voir avant tout le monde. Par son ton, sa liberté, le film était très Nouvelle Vague, on était très loin d’Autant-Lara et Gilles Grangier quand même. Je ne sais pas si c’est précisément ce film qui m’a définitivement donné l’envie de faire du cinéma, mais quand je l’ai vu je me suis dit : « Décidément, c’est bien ce que j’ai envie de faire ».
2. éTUDIANT A L’IHDEC, arrivée à PARIS, DéFENSE DU CINéMA POPULAIRE
Vous montez ensuite à Paris et intégrez l’IDHEC, une école de cinéma, ancêtre de la FEMIS. Quelle était alors votre cinéphilie par rapport à celle des autres étudiants ? Vous sentiez-vous à part ?
J’avais une cinéphilie absolument pas élitiste alors que la plupart de mes camarades étaient très versés dans un cinéma pas forcément plus pointu, mais en tout cas plus intellectuel. Même en ayant été reçu à l’IDHEC, je restais un peu frondeur, je continuais à avoir un goût pour le cinéma populaire, ce que je considérais être une qualité.
Je me souviens qu’à la fin de la première année, il fallait établir une fiche très détaillée sur un film de notre choix, qui restait ensuite dans les archives de l’IDHEC. Comme il n’y avait pas encore de DVD qui permettait de revenir en arrière, on devait voir le film en salle, entrer à la séance de 14h, prendre des notes et partir à la fin de la séance de 22h. Et recommencer le lendemain pour se dire : « Là, je ne regarde que les décors, là que les costumes », etc. Des copains faisaient une fiche sur un Bergman, par exemple. Mais, malgré l’admiration que j’avais pour ce cinéaste, je n’avais pas la force de voir un Bergman 6 fois de suite, pendant 2 jours. J’aurais eu le moral à zéro… J’ai donc choisi Soupe au canard de Leo McCarey, avec les Marx Brothers, qui se jouait au cinéma Le Racine. Cela tombait bien car il durait 1h20 à tout casser : donc à regarder 6 fois, c’était parfait. Et le voir en ne se focalisant que sur ce que faisait Groucho, mon idole, ou Margaret Dumont. Que du bonheur !
Vous êtes fan des Marx Brothers au point que vous en aviez même fait un spectacle au théâtre...
Chaque été se tient le Festival de la correspondance, à Grignan, dans la Drôme. En 2008, le thème était le cinéma et l’organisateur, également maire de Grignan, que je connais bien, me dit : « Patrice, il faut absolument nous faire une mise en espace. La correspondance de Fassbinder est passionnante, ainsi que celle de Pasolini. Ce serait formidable que vous fassiez cela… ». Je lui réponds : « Je veux bien faire une soirée correspondance, mais dans ce cas, ce sera celle de Groucho Marx ». Et c'est ce qu'on a fait ! Groucho Marx était joué par Jean-Pierre Marielle, et Pierre Vernier faisait tous les autres correspondants. On s’est marrés, c’était formidable, au point qu'on l’a repris ensuite pendant 2 mois au théâtre de l’Atelier, à Paris. Le public était ravi.
Revenons à vos années d'étude. En arrivant à Paris, vous découvrez une abondance de salles. Comment l’avez-vous vécu ?
C’est comme si je ne buvais jusqu’à présent qu’un demi verre de vin blanc et que j’avais d’un seul coup un Jéroboam à ma disposition. Ce n’était pas l’enivrement mais l’émerveillement de pouvoir voir autant de films, sur les Champs-Elysées, dans le quartier Montparnasse ou sur les Grands Boulevards. Et puis il y avait la Cinémathèque ! A l'époque au Palais de Chaillot et rue d’Ulm...
Je suis monté à Paris en 1966 pour faire un cours préparatoire à l’IDHEC, j’ai intégré l’école à la rentrée 67. Et là patatras, il y a eu mai 68 qui a cassé mon rêve en 1000 morceaux. J’ai détesté mai 68 à cause de cela : on confisquait l’IDHEC dont je rêvais depuis toujours. C’était un rêve assez stupide, au final, puisque cette année d’études n’a finalement pas correspondu à mon rêve et que je n’ai pas du tout aimé ce qu’on y faisait. Je n’étais pas mauvais élève mais je faisais semblant de m’intéresser. Cela ne m’a rien apporté, sauf une bonne raison d’être à Paris, ce qui reste le plus important.
Quel genre de film alliez-vous voir ? Qu’est-ce qui vous guidait ?
Quand on allait à la Cinémathèque, je me rendais compte que le cinéma trop vieux me barbait. Le cinéma muet, en l’occurrence. Quand il n’y avait aucun accompagnement musical et qu’on entendait seulement le ronronnement du projecteur, dans la cabine, je ne tenais pas longtemps. Il m’est arrivé de beaucoup dormir devant des Carl Dreyer, moins devant les burlesques, bien sûr. Buster Keaton m’enchantait parce que, encore une fois, c’était plus populaire. Les films que j’allais voir restaient des films grand public. En arrivant à Paris, j’allais voir les films de Truffaut, Godard, Chabrol, bien sûr, mais j’allais aussi voir les films de Jean-Pierre Melville, même si j’étais moins emballé. Ou les films de Philippe de Broca, ça c’était merveilleux ! J’allais voir des Lautner, des Henri Verneuil. Et aussi la découverte de films charmants et enchanteurs de Milos Forman ou des pays de l’est. Aujourd’hui j’ai changé mais, à l’époque, je n’étais pas très films japonais.
3. APPRENDRE EN REGARDANT DES FILMS
Vous avez dit avoir plus appris au cinéma, à regarder des films, qu’à suivre les cours de l’IDHEC. Quel genre de choses avez-vous appris ?
J’apprenais tout le temps en voyant des films, avant d’en faire moi-même. J’ai aussi beaucoup appris en tournant des courts métrages, des petits films fabriqués pour 3 francs 6 sous, qui me permettaient de m’exprimer par l’image, pour prendre une formule un peu pompeuse. J’ai appris beaucoup en termes de rythme, de cadre, pourquoi cela marche ou pas, etc. Car, quand on fait ce genre de petit film, ce n’est pas très grave de se tromper. A condition d’avoir conscience de ses erreurs. Quand je tournais des champ-contrechamp entre quelqu’un assis et une personne debout, je filmais en plongée celui qui était assis et en contre-plongée celui qui était debout. Ce qui est franchement complètement con, d’autant que cela donne des cadres moches. Mais cela me semblait incontournable. Je vois donc Le Parrain, chef d’oeuvre, et une scène entre Robert Duvall assis et, Marlon Brando debout de l’autre côté du bureau. Coppola filme au niveau du regard, les acteurs levant ou baissant les yeux selon qu’ils sont assis ou debout. Et il avait raison. Depuis, quand je dois filmer un champ-contrechamp entre un type debout et un autre assis, je pense à Coppola. C’est un exemple classique. On apprend tout le temps, et des choses parfois beaucoup moins classiques, beaucoup plus libres. Comme chez Godard, par exemple, où il y a des raccords qu’on n’aurait jamais osé tenter et que lui se permettait de faire. Il a été tellement novateur avec la grammaire cinématographique, c’est inouï. Son travail a pu m’inspirer au niveau du montage, comme couper à l’intérieur d’un plan trop long. Godard, lui, ne se posait pas de question, il nous a ouvert des tas de voies. En termes de mixage sonore, certaines de ses musiques sont coupées « cut », net, sur un bruitage, un claquement de porte ou quelque chose comme cela. Ou des musiques utilisées d’une manière très fragmentaire, d’un seul coup.
Autre exemple : dans Ridicule, Mathilde (jouée par Judith Godrèche) marche dans un parterre de fleurs pour recueillir du pollen sur le bas de sa robe. C’est une conversation avec Charles Berling, qui marche à ses côtés. J’ai une idée un peu culottée qui ne prendra pas de temps dans le planning de tournage, et qu’on ne sera pas obligé de garder si cela ne fonctionne pas. J’ai l’idée de filmer le point de vue de la robe, ce qui n’est pas très raisonnable. Comme je suis cadreur sur mes films, je prends la caméra à bout de bras et je l’avance parmi les fleurs, sans comédien. Et non seulement ça marche et on l’inclue dans le montage, mais personne ne m’a jamais fait aucune remarque. Sur ce film et quelques autres, comme La Fille sur le pont, nous nous sommes permis des espèces de libertés, des choses gonflées qui à l’arrivée ont réduit à la cuisson. Des choses très gonflées passent très bien et nous évitent certains classicismes assommants. Je pense que cette espèce de permission virtuelle de faire des choses culottées vient entre autres de Godard.
L’œil du spectateur a aussi beaucoup évolué au fil des années, de plus en plus réceptif à ce genre d’innovations...
C’est vrai, à force de voir des tas de choses différentes. Si on revoit certains films anciens, on constate qu’en termes de narration il fallait bien expliquer et prévenir, montrer le nom des rues, etc. Aujourd’hui, c’est expliqué en deux plans, on n’a plus de temps à perdre. On raconte de manière beaucoup plus rapide.
On parle des audaces qui interviennent dans certains de vos films, mais dès vos premières comédies on perçoit déjà une élégance, une précision dans les mouvements d’appareil, dans le découpage de séquences à l’action complexe, qui témoignent d’un certain sens du classicisme…
Sur le fond, il m’est arrivé de raconter des histoires hirsutes, bizarres, inhabituelles, mais en termes de forme, j’admire les cinéastes qui sont capables de se débarrasser de cette espèce de manteau un peu classique. Malgré quelques petites audaces, sur la pointe des pieds, parfois, je n’arrive pas à lâcher complètement les choses. Par exemple, Voir la mer, que personne n’a vu, a été tourné avec une toute petite équipe : j’aurais pu être beaucoup plus audacieux dans la manière de filmer, cela aurait été facile. Mais même quand je me « pousse au cul » pour sortir de ce classicisme relatif qui me colle un peu aux basques, je n’y arrive pas. Cela n’abîme pas les films à l’arrivée, cela ne me pèse pas, mais c’est encombrant. Mes films seraient-ils meilleurs s’ils étaient tournés d’une manière moins préparée ? Je ne sais pas. Je travaille beaucoup en amont, je réfléchis le plus possible à la façon dont je vais filmer les scènes. Je vais sur le décor, je prends des notes, je me mets ici, je regarde là… Quand j’arrive sur le plateau, très tôt le matin, qu’on fait une mise en place avec les acteurs, je sais déjà très précisément ce que je vais faire. Et à force de savoir très précisément ce que l’on va faire, c’est comme être sur des rails, je n’arrive plus à en sortir. Parce que cela fait déjà des mois que j’y pense et que ce n’est pas au dernier moment que je vais faire autre chose.
Des exemples admirés chez d’autres cinéastes qui ont pu sortir du cadre, justement ?
On peut citer John Cassavetes et par extension Jean-François Stévenin, par exemple. Ils sortent des rails parce que j’ai quand même l’impression, sinon la certitude, qu’ils arrivent sur le tournage en ayant moins préparé ce qu’ils vont faire. Je ne dis pas que ce sont des paresseux et qu’ils n’ont pas travaillé, évidemment, mais ils sont plus à l’affût de ce qu’il va se passer, la captation d’un éventuel imprévu, sur le jeu de l’acteur par exemple, ou sur la façon dont ils vont le filmer, la longueur des plans. Ils sont comme des éponges inspirées. Il y a dans leurs films quelque chose qui est plus immédiat, moins calculé, plus aléatoire, et du coup plus risqué, aussi. Je ne sais pas faire cela. Je n’en souffre pas et ne m’en excuse pas mais mes films sont toujours très écrits. Même Les Bronzés. Les gens du Splendid étaient très professionnels, pas une virgule ne changeait de place. Dès le début, j’ai été habitué à faire des films très écrits, j’ai continué.
Vous avez l’air de dire cela avec un certain regret. Auriez-vous vraiment aimé faire un film à la Cassavetes ?
J’ai eu un projet de ce genre, il y a 4 ou 5 ans, que je devais tourner en Jordanie avec Benoît Poelvoorde. Il aurait été un compagnon de travail formidable pour sortir des rails. Il aimait le projet, l’histoire me plaisait beaucoup. On aurait tourné avec une équipe minimale, quand même pas à l’iPhone, mais presque. Un projet que je ne voulais justement pas préparer. Le film ne s’est malheureusement jamais fait. Vous avez raison de dire cela car je m’offrais l’occasion de voir si j’étais capable de le faire.
Y a-t-il des genres que vous n’aimiez pas, que vous évitiez ? Les westerns, les films catastrophe...
Les films catastrophe, qu’on n’appelait pas encore des blockbusters, cela me plaisait car ça donnait à voir. Les films policiers, j’adorais, comme les westerns de Hawks, de Ford, Raoul Walsh. Formidable. Ce qui m’a toujours profondément déplu, c’était les films qui faisaient peur, et à plus forte raison les films d’horreur. Jamais. Je ne peux pas. Quand je suis spectateur et que je vois une scène avec une jambe lacérée ou je ne sais quoi, j’ai beau être du bâtiment, savoir que c’est bidon, que c’est un effet spécial et que l’acteur ne souffre pas, je ne peux pas m’empêcher de me cacher les yeux en attendant que cela soit fini. Par exemple, quand Rambo se recoud le biceps, je suis sous le fauteuil, vraiment. Je dis cela mais, d’un autre côté, on va trouver toutes les exceptions du monde. Il y a par exemple Seule dans la nuit de Terence Young, avec Audrey Hepburn. Un chef d’œuvre absolu. Une jeune femme aveugle, dans une maison qu’elle connaît par cœur, est menacée par des méchants. Elle comprend que, pour arriver à leur échapper, la seule solution est de couper la lumière. C’est à dire que plus l’écran est noir longtemps, plus on est tranquilles pour elle. C’est fou d’arriver à faire un film où on espère qu’il n’y ait pas d’images. C’est vraiment génial !
Pour un réalisateur, pensez vous que cela soit utile, voire nécessaire, d'avoir une culture cinématographique étendue ? Voyez-vous une différence entre les cinéastes qui regardent beaucoup de films et ceux qui en voient très peu ?
Aucun réalisateur n’est obligé d’avoir une culture cinématographique étendue, et il est possible qu’Orson Welles n’ait pas vu des centaines de films quand il a tourné Citizen Kane (ce qui reste à vérifier, malgré tout). Mais pour Orson Welles, cela ne compte pas, il était un génie. Plus sérieusement, je ne peux pas imaginer un cinéaste qui ne connaîtrait pas les films des autres, qui n’aurait pas vu Casque d’or ou La Règle du jeu, n’aurait jamais entendu parler de Duvivier ou de Grémillon. Peut-on envisager un romancier qui n’aurait jamais ouvert un livre, ou un peintre qui ne connaîtrait pas le travail de Monet, de Matisse ou de Marquet ?... Il est donc, à mon sens, absolument nécessaire d’avoir vu plein de films avant d’en tourner soi-même.
4. LE RéALISATEUR SPECTATEUR, ALLER AU CINéMA AUJOUR’HUI, DURéEs ET DIRECTOR’S CUT
Lorsque vous commencez à travailler et réaliser des films, est-ce que votre fréquentation des salles diminue ? Qu’est-ce que cela change à vos habitudes de spectateur ?
La fréquentation diminue forcément un peu par rapport à mon arrivée à Paris où on allait tout le temps au cinéma, du matin au soir. Et quand, ensuite, on a un peu moins de temps libre, on y va un peu moins, bien sûr. Mais je continuais à aller beaucoup au cinéma. En ce moment, je suis en attente de choses, donc j’ai du temps et je vois beaucoup de films. Par contre, ce n’est pas très glorieux à dire, mais ce qui a beaucoup changé c’est que je quitte souvent les films avant la fin, parce qu’ils ne me plaisent pas. On est depuis une demi-heure devant un film qu’on n’aime pas, l’expérience montre que les dix dernières minutes ne rattraperont jamais le coup. Jamais. Pourquoi tenir encore 1h15 devant ce film qui n’est pas fait pour moi ? Je pars sans faire de bruit, sur la pointe des pieds, comme une petite souris, et cela ne vexe personne. Alors qu’au théâtre je ne pourrais pas ! (rires) Donc j’en profite...
Vous avez évoqué vos coups de cœur de jeunesse. Depuis, y a-t-il eu des œuvres qui vous sont restées en tête ?
Je sais que Truffaut sélectionnait 2 ou 3 films comme des coups de diapason pour des films qu’il allait faire, qu’il montrait à son équipe comme on ferait un mood board. Je n’ai jamais fait ça. Je me souviens qu’avant d’écrire Le Mari de la coiffeuse avec Claude Klotz, allez comprendre pourquoi, j’avais besoin de revoir Radio Days de Woody Allen. Le film avait une technique de narration qui m’a libéré pour écrire mon film, alors que les deux n’ont pas grand-chose à voir. Si je devais donner un exemple précis, ce serait les frères Coen dont je vois tous les films. Quand vous voyez Miller’s Crossing ou Barton Fink, et même le premier, Blood Simple, il y a des choses à apprendre. Il y a plus à apprendre chez eux que chez Stanley Kubrick, par exemple. Peut-être parce que les deux frères sont plus proches de nous. De la même manière, quand je vois les films de Jane Campion, je me demande pourquoi je n’arrive pas à faire ce cinéma-là. Quand on sort de ses films, on devient un nain. On sort de La leçon de piano en se disant qu’on n’arrivera jamais à la moitié de la cheville de Jane Campion. Ce n’est pas pour m’auto-flageller mais quand le talent est aussi magnifique et aveuglant, je sors démoralisé et enthousiasmé. Les deux à la fois. En revanche, quand je vois un très mauvais film, je ne suis que démoralisé. (rires)
Lorsque vous tournez un film d’un certain genre, regardez-vous d’autres films du même genre ? Par exemple Rue des plaisirs est sur la prostitution, vous allez voir des films sur le sujet...
J’ai cité Radio Days parce que je m’en souvenais mais cela ne m’est jamais arrivé de voir précisément des films avant d’en tourner un, comme des espèces de guide. De même que je n’ai pas revu les Maigret ou des films se passant au 18e siècle. Je préfère m’en tenir à mes idées et mes envies.
Comment choisissez-vous les films que vous allez voir ?
Parfois, pour suivre un cinéaste : on va voir le dernier Woody Allen, pour prendre un exemple emblématique, mais ce n’est pas le seul. Ou un copain qui me dit qu’il a vu Le Théorème de Marguerite, un petit film absolument charmant, réussi et original. Hop, je me précipite et j’y vais. Ou pour un papier de François Forestier dans l'Obs. Là, par exemple, nous allons voir demain Winter Break d’Alexander Payne, parce que j’ai lu des choses encourageantes. Le réalisateur a fait des films que j’avais aimés. Cela peut aussi être au petit bonheur la chance. Et quand je me trompe, je ne reste pas. Mais quand je lis un roman qui ne me plaît pas, je vais jusqu’au bout. J’ai encore cette espèce de respect du livre alors que je pense avoir également du respect pour les films. Mais pas le même respect. A la louche, je pense qu’il y a un tiers des films que je ne vois pas en entier. Par exemple, sur le Napoléon de Ridley Scott, je suis parti après la bataille d’Austerlitz et j’ai raté Waterloo. Il paraît que c’était formidable, mais ça m’a suffi ! J’avais vu 1h30, il y avait encore 1h12 à tenir. J’ai aussi failli partir au Scorsese… C’est fou, il faudrait qu’on se pose la question de cette nouvelle durée des films.
C’est peut-être l’influence des séries, on habitue le public à des récits en longueur…
Je ne pense pas.
Pour Martin Scorsese et Ridley Scott, les films sont produits par des plateformes qui savent que leurs spectateurs peuvent les voir en deux fois, trois fois, ou plus. Ils donnent peut-être aussi moins de contraintes qu’un studio classique ?
Oui mais enfin La règle du jeu, Casque d’or, Citizen Kane sont des films qui ne dépassent pas deux heures ! Et ils n’étaient pas contraints.
Autant en emporte le vent, c’est 4h00…
Oui, bien sûr, et puis Ben-Hur, Le Tour du monde en 80 jours. (rires) Mais il y a un nombre de films absolument formidables qui font partie de notre panthéon cinématographique et émotionnel et qui ne durent pas plus qu'une heure et demie. D’ailleurs, je ne sais pas d’où vient cette sacro sainte durée de 90 minutes.
Combien de temps dure votre film le plus long ?
Il fait 1h40, ça va. Et le plus court fait 1h18. Je n’ai pratiquement jamais fait de films de plus d’une heure et demie. Parfois, des gens bien intentionnés me demandent : « Pourquoi ne fais-tu pas de série, tout le monde fait des séries ? » Mais cela va m’apporter quoi ? « Tu vas avoir 12 heures pour t’exprimer ! » Sauf qu’au-delà d’1h30 je ne sais plus quoi faire ! C’est pour cela que j’ai adoré faire autant de films publicitaires, j’ai toujours adoré m’apprendre à m’en tenir à l’essentiel. C’est facile de faire court, mais si c’est sec comme un coup de trique, ce n’est pas intéressant. Mais s’exprimer sur une durée limitée en arrivant à transmettre ce qu’on a envie, c’est fort.
Avez-vous des regrets sur le montage d’un de vos films, des restrictions qu’on a pu vous imposer, des scènes laissées sur le banc de montage ? Pourriez-vous proposer un Director’s cut ?
Franchement non. J’ai laissé une fois les scènes coupées en bonus DVD, des scènes qui n’étaient pas trop mauvaises. Mais, généralement, lorsqu’on coupe des scènes, c’est qu’on n’en est pas content, parce qu’elles ne sont pas utiles au film. Maintenant, je refuse systématiquement de montrer les scènes coupées. Il y a un contre-exemple qui est la première version montée des Bronzés font du ski, qui faisait 2h. Un montage serré, pas une espèce d’ours, et avec de très bonnes scènes. On avait écrit trop long, on a dû couper pour ramener le film à 1h32, je crois. A l’époque, une comédie de 2h, c’était trop.
Reste-t-il des traces de cette version ?
Non, cela m’a été souvent demandé. A l’époque, on était sur pellicule, c’était très encombrant de conserver tous les rushes, les négatifs, etc. Les laboratoires entreposent les bobines pendant un temps donné. Mais, au bout d’un certain temps, tout en conservant le négatif original et l’internégatif, ils peuvent détruire les bobines moins utiles comme des éléments en double, des scènes coupées, etc.
Quand Studiocanal a restauré Les Bronzés en 4K, il y a quelques années, ils n’ont pas retrouvé d’éléments ?
Ils m’avaient demandé mais je leur ai dit : « Ne cherchez pas, vous ne trouverez pas, cela n’existe plus ».
5. DE PANIQUE à MONSIEUR HIRE
Revenons à votre vie de spectateur. Grand admirateur de Julien Duvivier, avez-vous été à l’origine du projet de Monsieur Hire ?
J’aimais beaucoup Panique de Duvivier, un cinéaste de l’ancien temps que j’adore, qui a fait des films formidables. Je disais à qui voulait l’entendre que j’en ferais un jour un remake. Pour le coup, c’était de la dérision. Mais un jour, le producteur Philippe Carcassonne, avec qui j’avais fait Tandem, me dit : « Pourquoi ne ferais-tu pas une nouvelle adaptation de Panique ? - Comment ça, une nouvelle adaptation ? - C’est un roman de Simenon. » Je n’avais visiblement pas assez bien lu le générique de Panique. (rires) Je suis allé immédiatement acheter Les fiançailles de Monsieur Hire, je le lis le soir-même. Le lendemain, j’appelle Carcassonne en disant qu’on fait le film mais ce que ce ne sera pas un remake car les matériaux sont très différents et n’explorent pas du tout les mêmes pistes émotionnelles. Le projet est né comme cela. Il faut assez souvent qu’on me souffle des idées, que quelqu’un me dise : « Tu ne crois pas que ce serait intéressant de... ? »
Cela vous faisait quoi de travailler sur une histoire filmée par Duvivier, que vous adoriez ? Est-ce que c’était comme se retrouver dans un film qu’on avait aimé ?
Cela ne m’a fait aucun effet parce que savais qu’on partait dans une direction qui n’avait rien à voir avec celle de Duvivier. Monsieur Hire est davantage une histoire de désir amoureux. En plus, chez Duvivier, il est marqué « salope » sur le front de Viviane Romance dès la première image : on sait qu’on ne peut pas se fier à cette femme-là, qu’elle est vénéneuse. Alors que Sandrine Bonnaire ne l’est pas du tout. Ce qu’elle fait pour condamner Monsieur Hire, le montrer du doigt, c’est par amour pour un autre, presque par inadvertance. Dans le film de Duvivier, Monsieur Hire s’appelle en réalité Hirovitch. Le film reposait vraiment sur l’idée du délit de sale gueule, tout le monde voulait sa peau, comme une forme d’extermination parce qu’il était juif. Ce n’est pas du tout évoqué dans Monsieur Hire, d’autant que l’histoire n’est pas du tout datée, délibérément : on ne sait pas précisément vers quelle période cela se passe.
6. éCHANGES & RENCONTRES AVEC DES RéALISATEURS ADMIRéS
Avez-vous eu un jour l’occasion d’exprimer votre admiration à un réalisateur ou un acteur que vous appréciiez ?
Quand je vois un film qui me laisse émerveillé, je me débrouille pour obtenir les coordonnées du réalisateur ou de la réalisatrice. J’ai vu Les Pires, il y a 2 ou 3 ans, tourné dans le Nord par deux réalisatrices, anciennes directrices de casting. Ou plus récemment Chien de la casse. Je me procure l’adresse, je leur écris illico presto, et ils me répondent, bien sûr. C’est tellement agréable de dire à quelqu’un qu’on a adoré son film ! J’écris dès que j’ai des coups de cœur, et que ce sont des personnalités françaises.
Et quand ce sont des personnalités internationales ? Peut-être au hasard de festivals ?
Quand j’étais à Los Angeles pour la sélection de Ridicule aux Oscars du meilleur film étranger, il y avait un grand brunch organisé par le distributeur. A l’autre bout de la salle, j’aperçois les frères Coen et toute leur famille. Je ne pouvais pas être dans la même pièce que les frères Coen sans aller leur dire 2 mots, même s’ils ne savent pas qui je suis. Je me suis motivé avec quelques coupes de champagne, j’ai traversé la salle et, avec mon charmant accent français, leur ai dit que j’avais beaucoup d’admiration pour eux, que je voyais The Big Lebowski une fois par an. Ils ont fait un « ok » désintéressé et ont regardé ailleurs, comme si j’étais un vieux kleenex dont ils se débarrassaient. Je suis retourné dans mon coin, me consolant par dépit d’une nouvelle coupe de champagne. Mais au final je m’en moquais, de leur attitude pas chaleureuse, parce que je m’en serais voulu de ne pas y avoir été. Et puis je continue de les aimer.
Vous aviez aussi rencontré Billy Wilder lors de ces Oscars. Comment cela se passe-t-il quand on croise Billy Wilder ?
C’était un très très très vieux monsieur et, même chose que pour les frères Coen, cela me faisait plaisir de lui dire que j’adorais ses films. Après un autre grand brunch organisé avec un tas de réalisateurs américains, je vois Billy Wilder qui s’en va, d’une démarche faible. Je me mets face à lui et lui explique que ses films font partie pour toujours de mon disque dur. Et à la fin, comme un con, je lui dis que je suis un réalisateur français, en ajoutant : « Nobody’s perfect ». Je pense qu’on a dû le lui sortir 3500 fois, comme on dirait à Jean-Pierre Foucault : « C’est votre dernier mot ? ». Billy Wilder m’a souri d’un pauvre sourire triste et vieux, puis il est parti. Je n’aurais peut-être pas dû lui dire cela, c’est tellement banal…
Juste avant cela, il y avait eu un énorme déjeuner avec une vingtaine de cinéastes américains, et pas des moindres, ainsi que les quatre cinéastes étrangers nominés pour l’Oscar. En attendant que les plats arrivent, Norman Jewison, qui présidait le repas, nous a suggéré de raconter chacun notre tour un souvenir de tournage, précis et fort. Ce fût au tour de William Friedkin, qui dit : « Messieurs, nous avons tous tourné dans des villes différentes, sur des plateaux différents, à Bombay ou Philadelphie. Avez-vous remarqué que, sur tous les plateaux, on retrouve toujours la même odeur ? Vous ne savez pas ce qu’est cette odeur ? Pourtant vous la connaissez bien : c’est l’odeur de la peur. » J’ai trouvé ça génial ! Je me suis dit que William Friedkin, malgré son expérience, arrivait encore sur un plateau avec la trouille. J’ai adoré ça.
7. REVOIR LES FILMS QUE L’ON AIME, DéCOUVERTES, SURPRISES ET DéCEPTIONS
Vous dites revoir The Big Lebowski régulièrement, que c’est l’un de vos films favoris. C’est un choc que vous vivez en tant que réalisateur en exercice. Avez-vous tout de suite perçu qu’il resterait ancré dans votre cinéphilie ?
Après l’avoir vu, je me suis tout de suite dit que j’aurais envie de le revoir. Ce fût la même chose pour Un Jour sans fin, Dunkerque ou 1917. Je savais que j’aurais envie de les revoir régulièrement. Et c’est le cas. Ou quand j’ai vu Océans de Jacques Perrin : je me suis dit : « Quand est-ce que je pourrai revoir le film pour la 3e fois ? » Il y a plein de films qu’on revoit et qui nous emportent de la même manière.
Les années passant, quelle que soit votre expérience accumulée de cinéaste, êtes-vous resté sensible aux films de la même manière ?
Non, justement, c’est cela qui est curieux. Il y a des films qu’on peut voir de nombreuses fois, qui tiennent le coup à chaque visionnage. D’autres films s’abîment beaucoup, que votre souvenir a peut-être enjolivé. J’ai du mal à dire cela, ce n’est pas très aimable, mais j’ai eu une expérience assez malheureuse. Dans ma maison, à la campagne, j’ai réalisé un rêve d’enfant en installant une pièce dédiée et un home cinéma, avec un vidéoprojecteur. Chaque été, on revoit des films régulièrement, on va à la médiathèque. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu des films de Truffaut. On en a revu un certain nombre. Il y a eu de sacrées déceptions… La Mariée était en noir, L’Homme qui aimait les femmes, je n’ai pas aimé du tout. Ce sont des films que je n’aurais pas dû revoir. Alors que Baisers volés et Tirez sur le pianiste j’adore, chefs d’oeuvre ! Jules et Jim aussi. La Peau douce est le film qui me transperce d’émotion plus que tout. Vivement dimanche, c’est franchement pas mal. Mais d’autres films sont moins bons. Domicile conjugal est quand même moins bien que Baisers volés, etc. J’ai eu de grosses déconvenues avec Truffaut. Quand je parle de déception truffaldienne, expression intéressante, c’est que ces films que je n’ai pas aimés l’été dernier, je les avais vraiment adorés à la sortie.
Qui sait si vous ne les adorerez pas la prochaine fois…
Ah non, je n’y retournerai pas. Et puis quoi encore. (rires)
Et, a contrario, y a-t-il des films que vous n’appréciiez pas avant et que vous avez redécouvert positivement, peut-être parce que c’était le bon moment ?
J’étais sans doute trop jeune pour certains films que j’allais voir au ciné-club, à Tours, avec mon père. Je n’étais pas assez mûr pour les apprécier. Je me souviens que la première fois que j’ai vu Citizen Kane, je n’ai pas du tout aimé. J’avais 15 ans, quoi. Ou des films de Bergman, dont on parlait tout à l’heure. Il y a certains films qu’on ne doit pas voir trop tôt non plus. Mais je me suis rattrapé.
Certaines personnes évoluent beaucoup dans leurs goûts au point de mettre de côté certains genres. Y a-t-il des films que vous ne voyez plus, au-delà de la déception, alors que vous les adoriez ?
Je ne sais pas. J’ai vu beaucoup de films engagés, politiques, qui me barbaient déjà un peu à l’époque, et avec lesquels j’ai un peu de mal. Je n’aime pas les films donneurs de leçon, trop didactiques et un peu sectaires, trop ouvertement militants, véhiculant cette idée-là et pas cette autre. J’ai l’impression d’être embrigadé dans un truc. Cela dit, il y a Stéphane Brizé, par exemple, qui fait un cinéma politique vraiment formidable. Ou ceux du génial Ken Loach.
Après l’Europe et l’Amérique, avez-vous découvert et apprécié d’autres cinémas avec le temps ?
Je veux bien être réincarné en réalisateur de Bollywood. Franchement, cela me plairait. J’aime bien l’Inde. J’ai pu assister un peu par hasard à des tournages de Bollywood, c’est inouï. Cela déclenche des passions, des émeutes, les acteurs importants (dont je ne connais pas les noms) sont des dieux vivants. Lorsqu’ils sortent de leurs voitures pour aller sur le plateau, il leur faut 3 gardes du corps ! Il y a une ferveur, une effervescence, un enthousiasme incroyable. Ils tournent tellement de films en Inde que la population pourrait être un peu blasée, mais pas du tout. Il y a Lagaan, vraiment réussi, mais le chef d’oeuvre des chefs d’oeuvre c’est Devdas. J’adore les musiques de ces films-là, les chants. Avant que vous arriviez, j’étais en train d’écouter Bharathi. Je suis plongé là-dedans, en ce moment, ça me plaît. Surtout les chorégraphies, les costumes, la façon dont cela bouge… Quand j’ai un petit moral, ce qui ne m’arrive pas trop souvent mais quand même, je me mets des petits bouts de Devdas et je suis subjugué. On parlait de films trop longs tout à l’heure, les indiens ne se gênent pas ! Je suis allé au cinéma en Inde et j’ai compris pourquoi les films étaient si longs : c’est open bar, les spectateurs se lèvent, sortent de la salle, prennent un sandwich et reviennent 15 minutes plus tard. Ils reprennent le fil de l’histoire qui n’a pas trop évolué. La consommation du cinéma en Inde est quelque chose d’incroyable. J’avais vu un film policier d’épouvante musical, les trois à la fois. C’était spécial.
Dans le cinéma indien d'aujourd’hui, il y a beaucoup de cinéma d’action, d’énormes productions aux effets spéciaux démentiels. Est-ce que ces films-là vous intéressent aussi ou préférez-vous les films plus romantiques ?
Ce que j’aime du cinéma indien, c’est essentiellement Bollywood. Il faut que ce soit musical, que j’entende les musiques et les voix que j’adore, il faut que cela danse, qu’il y ait des tissus de dingue. Il faut que ce soit juste un petit peu kitsch, charmant et romantique. J’aurais adoré tourner Slumdog Millionnaire. Ce n’est pas un film indien mais il se passe en Inde, ça chante et ça danse, on a peur pour les personnages, le scénario est vraiment brillantissime.
Et un cinéma indien plus classique, comme celui de Satyajit Ray ?
Je voyais des films de Satyajit Ray à l’époque du ciné-club. Pater Panchali est un film dont il me reste des images. Au Japon, il y a des films de Mizoguchi ou Kurosawa, bien sûr, que j’adore. Vivre me tire les larmes à chaque fois.
9. MUSIQUE DE FILM, COMéDIES MUSICALES ET BIOPICS
Il y a, dans votre bureau, des étagères remplies de CDs de musiques de film. Vous en écoutez souvent ?
Oui, j’en écoute beaucoup. Quand je vois un film et que j’aime la musique, je la cherche et cela me permet de prolonger le plaisir.
Avez-vous un compositeur préféré ?
J’ai une passion sans borne et inextinguible pour Philip Glass, un compositeur qui a fait quelques musiques de films, mais pas seulement. J’écoute tout le temps les trois partitions qu’il a faites pour les films de Godfrey Reggio : Koyaanisqatsi, Powaqqatsi et Naqoyqatsi. Ou pour The Hours. Côté compositeur qui n’a pas fait que des musiques de film, il y a aussi Max Richter. Je voulais qu’il fasse la musique de Maigret, mais on m’a dit qu’il était très incertain, pouvant annuler au dernier moment. Ce n’était pas très confortable, donc c'est finalement Bruno Coulais qui a fait la musique. Il a réalisé un travail formidable.
Patrice Leconte lance un morceau sur sa chaîne Hi-fi...
C’est une reprise d’un titre de Devdas, pour les jours où vous n’avez pas le moral… Il faut le voir dansé par Aishwarya Rai, avec la chorégraphie, le filmage… Quand vous avez envie d’enjamber le balcon, que votre film n’a pas marché, et qu’en plus il pleut… vous mettez ça et finie la déprime ! C’est important, la musique au cinéma.
Ce que vous évoquez sur Devdas, le kitsch, la musique, les mouvements, c’est un trait qu’on peut aussi trouver dans la comédie musicale en général...
J’aime les vraies comédies musicales. Bien que ce soit brillant, j’ai été très déçu par Lalaland parce que c’est de la copie d’ancien en moins bien. Ryan Gosling est absolument charmant, il a été magnifique dans plein de films, mais ce n’est pas Fred Astaire ou Gene Kelly… Mais Tous en scène, Chantons sous la pluie, Brigadoon ! Même dans des films qui ne sont pas des pures comédies musicales, quand on voit la façon de danser de Rita Hayworth, comment elle bouge, le talent, l’élégance, la féminité. Je crois qu’on ne pourra jamais retrouver cela. Chaque fois qu’il y a eu des tentatives, des expériences, comme Lalaland, je trouve que c’est quand même toujours en dessous. Je rêve de faire une comédie musicale, mais pas pour copier ce qui se faisait avant. Si c’est pour faire Les Demoiselles de Rochefort, non plus. Je tourne autour mais je n’arrive pas à trouver la bonne idée. Je pense que c’est aussi difficile de faire une comédie musicale qu’un western. Cela dit, il y existe des westerns actuels brillants, avec les frères Coen ou Jacques Audiard.
Dans Rue des plaisirs, il y a une scène dans une salle de spectacle, avec chorégraphie et chanson. Vous n’êtes jamais allé plus loin que ce passage ?
Les seules fois où je suis allé plus loin, ça chantait mais cela ne dansait pas, c’était dans Le Magasin des suicides, un film d’animation où on voulait rendre un peu plus digeste l’humour qui était très noir. J’ai donc écrit 12 chansons, Etienne Perruchon faisait la musique, je me suis régalé même si c’était une toute petite approche. D’une certaine manière, Dogora, que personne n’a vu et que j’ai tourné au Cambodge, est un film purement musical. Ce sont uniquement des images et de la musique. Mais ce n’est pas une comédie musicale, cela ne raconte aucune histoire.
On fait beaucoup de biopics musicaux en ce moment, parfois prétextes à être rattachés au genre de la comédie musicale. Il y en a beaucoup aux Etats-Unis mais aussi en France, où on a eu Cloclo et Dalida. Est-ce que l’idée d’un bopic vous séduirait ?
J’aime les regarder quand c’est bien fait, comme Gainsbourg, vie héroïque, un film absolument réussi de A à Z, mais le principe du biopic ne me plaît pas et ne m’intéresse pas. Mais cela va plus loin que ça : quand je vois sur une affiche « d’après une histoire vraie », je n’ai pas envie d’y aller parce que je veux qu’on me raconte des histoires fausses. Le biopic étant par définition une histoire vraie… Cela dit, j’ai vu la semaine dernière Maestro, le film consacré à la vie de Leonard Bernstein, réalisé et interprété par Bradley Cooper. C’était parfois un petit peu longuet et bavard, mais c’était formidable. Cela raconte une histoire vraie sauf que le film la raconte d’une manière tellement inspirée… J’ai l’impression, en France en tout cas, qu’une fois qu’on a trouvé l’acteur et le maquillage idéal qui lui fait ressembler pile poil au personnage, on a fait le travail. Alors que tout reste à faire, justement. Ce n’est pas parce que François-Xavier Demaison ressemble à Coluche que cela suffit. Enfin, je trouve.
10. CINéMA D’ACTION, CASCADES, ROMANCE ET DéRISION
Vous avez dit ne pas aimer les bagarres dans le cinéma d’action…
Je ne suis pas fanatique, en effet, mais cela dépend. Je n’aime pas filmer les bagarres, ça non, et j’en ai fait vraiment très peu, tellement je suis désemparé. Mais dans Les Trois mousquetaires, il y a des combats formidables, réglés comme du papier à musique, c’est magnifique. Une bagarre au cinéma, bien filmée, passe pour moi car je sais qu’il ne va rien arriver de trop grave et qu’ils vont finir par s’en sortir quand on va couper la prise. En revanche, quand vous voyez une vraie bagarre dans la rue ou le métro, entre deux types qui se mettent des beignes, cette violence urbaine n’est pas du tout chorégraphiée. Personne ne sait vraiment se battre, sauf ceux qui ont fait de la boxe, etc. Ils se battent comme des chiffonniers, les coups font mal, on essaye de les séparer, ils y retournent. Et cela, je ne l’ai jamais vraiment vu à l’écran.
L’un de vos plus gros succès est Les Spécialistes qui est un film d’action qui repose beaucoup sur les poursuites à pied, en voiture, avec une fusillade à la fin. Il y a le début de Tango, avec la partie action qui ébouriffe vraiment, avec des choses très belles, très fortes, très impressionnantes dans les chorégraphies avec les voitures, l’avion. Finalement, c’est un genre que vous avez un peu approché. Auriez-vous eu envie d’en faire d’autres, et quels films d’action spectaculaires appréciez-vous ?
J’aime beaucoup les voitures, il y en a dans Les Spécialistes, également dans Tango, en effet, ou dans Une Chance sur deux, avec des cascades, des triples tonneaux. J’aime vraiment ça, c’est marrant à filmer, on a l’impression d’être aux commandes d’un train électrique géant. Par rapport aux voitures, je n’ai pas tellement de modèle dans ce registre-là. Mais quand on voit French Connection, par exemple, et la poursuite hallucinante sous le métro aérien de new York, cela m’enthousiasme parce qu’il y a un vrai parfum de réalisme, contrairement à Fast & Furious dont je n’ai dû voir qu’un seul exemplaire, ou Taxi 1-2-3-12. Dans ces films, c’est comme si on n’était pas dans la vraie vie. Le cinéma n’est pas forcément que le reflet de la vraie vie mais pour des poursuites en voiture, French Connection c’est quand même balèze.
Vous n’êtes pas client du cinéma spectaculaire d’aujourd’hui, les Mission: Impossible, les James Bond ?
Si si, j’y vais. J’ai vu le dernier Mission: impossible et ses inventions périlleuses assez gratinées. Mais d’un autre côté, j’ai quand même souvent vu Tom Cruise faire de la moto. Donc ça va, quoi.
Quand vous avez fait Les Spécialistes, c’était une commande ?
Jusqu’aux Spécialistes, je n’avais fait que des comédies. Délibérément. Christian Fechner, pour qui j’avais fait plusieurs films, me fait venir dans son bureau et me dit : « Avez-vous envie de faire des comédies toute votre vie ? » Je ne m’étais jamais posé la question. Il ajoute : « J’ai un projet, Lanvin, Giraudeau, Côte d’azur, casse du siècle. Cela vous dit ? » Cela a commencé comme cela.
Vous aviez des inspirations ?
Non, justement. Je dis cela assez souvent mais c’est très sincère : j’adore faire des choses que je ne suis pas sûr de savoir réussir. C’est très motivant. Que ce soit une tarte aux pommes ou un film, dès que l’on dit « pas de problème, je connais, je maîtrise », c’est là que l’on se plante. C’est peut-être aussi pour cela que je fais des films assez différents les uns des autres. Cela m’évite de ronronner et m’oblige à être aux aguets tout le temps, pour ne pas faire n’importe quoi et être à la hauteur.
Quand vous faites Les Spécialistes, avez-vous l’impression ou l’envie de dépoussiérer le cinéma français ?
Sincèrement, oui. J’en ai d’ailleurs parlé quelques années plus tard avec Delon et Belmondo qui m’ont avoué en souriant qu’ils avaient adoré Les Spécialistes mais que cela leur avait donné un coup de vieux. Mais de la même manière, l’humour du Splendid avait donné un coup de vieux à Gérard Oury et Robert Lamoureux. C’est générationnel.
Christian Fechner était un producteur qui tentait des choses. Depuis, est-ce qu’on a retrouvé des producteurs de ce genre dans le cinéma français ?
Comme Fechner ? Ah, il n’y en a plus. Il y avait Fechner, Berri, et quelques autres. Il reste quand même Alain Attal, qui est assez entreprenant et imaginatif. J’ai fait pas mal de films avec Christian Fechner, il était capable de toutes les audaces. Et quand il y allait, il y allait vraiment. Je l’aimais beaucoup. De tous les producteurs avec lesquels j’ai travaillé, c’est sans doute celui qui m’a apporté le plus. Il était vraiment réglo.
Vous avez fait des films très différents les uns des autres, mais néanmoins avec une constante : la question du sentiment amoureux. Avez-vous eu des projets de films où la question amoureuse était absente ?
Inconsciemment, je pense que cela vient de moi. Avec toutes les couleurs possibles de l’arc en ciel, c’est ce qui m’intéresse peut-être le plus. Je ne m’étais jamais vraiment posé la question mais je pense que vous avez raison. Même Tandem, qui n’est pas une histoire d’amour, montre une relation affective.
Est-ce pour cette raison que vous n’avez pas tourné de westerns ou de films de guerre, des films plus virils où l’enjeu est la survie, l’honneur, la bravoure ?
Des films de guerre, il y en a des fameux, des chefs d’œuvre absolus. La ligne rouge de Terence Malick, par exemple, ou bien sûr Apocalypse Now. Je peux avoir de l’admiration pour les films de guerre, que j’appelle « les films à la mâchoire serrée », mais je ne saurais pas le faire. Je serais obligé de me mordre l’intérieur des joues pour ne pas rire.
Vous ne sauriez pas faire un cinéma très premier degré, dans le rapport au danger ? Faut-il absolument qu’il y ait un peu de comédie, comme dans Les Spécialistes ou Tango ?
Eh oui. Je n’ai pas systématiquement l’esprit de dérision, je fais mon travail très sérieusement, mais je me prends rarement au sérieux absolu. Je crois que je ne pourrais pas faire des films très premier degré, je ne saurais pas faire ça. Certains cinéastes sont très doués pour cela. C’est une question de nature.
11. REGARDER DES FILMS à LA MAISON
Vous regardez des films en salles, en regardez-vous aussi chez vous ?
Oui, je vais beaucoup dans les salles parce que j’adore le grand écran, le son. A Paris, dans l’appartement familial, il n’y a pas de télévision ou de grand écran, on ne regarde pas de films. L’été, à la campagne, nous avons un home cinema et nous regardons beaucoup de films : l’écran est grand, le son est formidable, c’est très agréable. J’ai vu Power of The Dog de Jane Campion sur une télévision, cela ne m’a pas empêché d’adorer le film mais j’ai trouvé dommage de voir ce chef d’oeuvre sur un si petit écran.
Etes-vous attaché au support physique ? Collectionnez-vous des DVD ou des Blu-rays ?
J’y suis attaché mais je n’en collectionne pas. J’en reçois parfois. J’achète très peu, c’est l’occasion qui fait le larron. Nous avons parlé tout à l'heure des frères Coen : j’ai acheté l’essentiel de leurs films, parce que j’aime bien les avoir sous la main, pouvoir les voir à tout moment. Tout cela est à la campagne, où je peux les voir dans de bonnes conditions et me dire à chaque instant : « Tiens, je vais revoir Miller’s Crossing ».
Avez-vous des filmographies de plusieurs réalisateurs ?
Non pas tant que cela. J’ai beaucoup de Woody Allen. Mais les frères Coen est l’exemple le plus emblématique. Sinon nous allons à la médiathèque de la petite ville d’à côté. Je prends différentes choses, je fais des cycles…
Avez-vous acheté de la Home Vidéo dès le début ?
Je ne sais plus trop. On était équipé en VHS à la maison à Paris. Puis la VHS a été vite caduque et c’est vrai que, quand est arrivé le DVD, le lecteur ne coûtait pas très cher et était facile à brancher sur la télévision. L’usage était tellement commode… J’ai eu le même enthousiasme quand j’ai pu virer les vinyles et les remplacer par des CDs.
Êtes-vous attentif à l’évolution de ces technologies, le passage de la SD à la HD puis au 4K ?
Non sincèrement je ne suis pas du tout technicien, je suis même un peu empoté avec ça et ne suis pas à la pointe du progrès. Les films que je regarde ailleurs que dans la salle c’est parce que j’ai le DVD ou que je l’emprunte, le loue.
Mais achetez-vous des Blu-rays plutôt qu’un DVD, si vous le pouvez ?
Si le Blu-ray existe je préfère l'acheter. Je sais que la qualité est meilleure et les appareils dont je dispose passent les deux. Et cela ne coûte pas 10 fois plus cher. C’est juste un peu plus cher, mais c’est dix fois meilleur... Enfin, c’est meilleur !
11. éDITIONS ET RESTAURATIONS DE SES PROPRES FILMS
Êtes-vous attentifs à la qualité des images sur ces supports ? Par exemple pour les restaurations de films anciens ?
Quand Pathé, UGC, Gaumont, font un travail patrimonial et qu’ils reprennent, rééditent, remasterisent, réétalonnent… c’est un travail exceptionnel. Personne ne les oblige à faire cela, c’est simplement l’envie que ces films revivent. Je trouve cela chic d’investir là-dedans, ce sont des films qui font partie de leur catalogue quand ils rachètent des catalogues à des producteurs. Ce n’est même pas pour leurs propres productions qu’ils font cela, c’est pour la survie du cinéma. Au début, quand un laboratoire qui s’occupait d’une remasterisation me demandait si je voulais venir voir, donner des consignes, j’y allais. Cela me permettait surtout de féliciter les gens qui faisaient ce travail exceptionnel car je me suis rendu compte que je ne servais à rien. Parce que les gens des laboratoires font cela avec un tel amour de l’image et du son, de l’image surtout, que je n’ai pas besoin d’être par-dessus leur épaule. Mais, par exemple, mon ami Jean-Pierre Jeunet est, lui, très très attentif, pointilleux, précis, sur les bonus, sur tout ! Il y consacre énormément de temps, je l’admire ! Moi je préfère faire confiance et j’ai jamais été déçu.
Avez-vous tout de même participé aux restaurations de certains de vos films ?
J'étais présent sur Monsieur Hire, ils m’ont appelé plusieurs fois. Sur Tandem aussi. Le film a été fait en Super 35, avec une pellicule qu’on a vraiment poussé, donc avec une montée de grain qui me plaisait beaucoup, qui me convenait. Ils me disaient qu’avec les méthodes modernes on pouvait diminuer le grain mais j’ai dit : « Non, non, ne faites pas cela ! » C’était bien que je sois là, que je donne mes directives, pour être le plus proche possible des intentions d’origine.
Vous souvenez-vous du rendu, des teintes de l’époque ?
Même si je ne m'en souviens pas, je sais quand même a priori mieux que les techniciens ce que j’ai envie de voir. L’exemple de Tandem est bon car si un technicien n’a pas vu le film à la sortie, il n’a pas pu se rendre compte de ce qu’on a voulu faire avec l’image. S’il avait envie de contrebalancer cela avec quelque chose de plus léché, cela ne me conviendrait pas.
Que pensez-vous des éditions de vos films, en général, passées et actuelles ?
Je trouve que j’ai été bien loti. Il y a des éditions Blu-ray qui sont formidables. Pour Le Parfum d’Yvonne et Les Grands Ducs, il y avait eu une très mauvaise édition en DVD parce que le producteur avait cédé les droits. C’était passé par la Belgique, par je ne sais quel réseau bizarre. D’un côté du disque, il y avait Le Parfum d’Yvonne, de l’autre Les Grands Ducs. C'était compressé, dégueulasse… Mais cela a été changé, repris, les films ont été réédités par une personne charmante de TF1 Vidéo et Rimini, le résultat est très très réussi.
Tous vos films ont-ils été édités ?
Oui, tous mes films ont été édités en DVD, certains sont épuisés. D'autres, que personne n’était allé voir en salle, ne sont pas épuisés du tout parce que personne ne les a achetés ! Mais ils sont tous édités.
Cela vous est-il arrivé de pousser de vous-même des producteurs ou éditeurs pour une nouvelle édition vidéo ?
Cela m’est arrivé plusieurs fois de râler un peu parce qu’il y avait des films, comme Tandem ou Monsieur Hire, qui étaient devenus introuvables, ou seulement sur le Bon coin ou eBay, à des prix dingos. Un jour, un ami est passé devant la boutique d'un soldeur et m’a appelé pour me dire : « Je suis devant 3 exemplaires de Tandem ». Je lui ai dit : « Achète, achète ! » Pour en avoir un peu, quoi, parce que quand on prête, on sait que DVD prêté égale DVD perdu ! (rires) Cela me fendait le cœur de savoir que c’étaient des films que des gens auraient adoré avoir mais qu’ils ne pouvaient plus les acheter. Donc j’ai essayé de m’adresser aux personnes concernées pour demander s’ils ne pouvaient pas les rééditer. J’espère que cela a servi, mais comment savoir… Au fond de moi-même je me dis que j’ai bien fait d’insister !
Aviez-vous démarché auprès de Pathé ?
Non. Pathé a un service dédié au patrimoine, ce sont eux qui choisissent les films, c'est leur décision à eux. Je n’ai pas eu besoin d’intervenir, ils ont fait un très bon travail. Les éditeurs ne me demandent pas si je suis d’accord pour une nouvelle édition, car de toutes façons je suis d’accord ! Ils me disent : « On vient de rééditer tel film dans une très belle édition, on vous fera livrer x exemplaires par coursier. Je réponds : « Oh avec plaisir, merci beaucoup ».
Êtes-vous sollicité à chaque fois que Les Bronzés est réédité ?
Pour Les Bronzés et Les Bronzés font du ski, c'est amusant parce qu'ils cherchent tout le temps ce qu’on va pouvoir faire dans une nouvelle édition qui n’a pas été fait avant. Donc, ils rajoutent quelques goodies, des choses comme ça. Mais c’est un peu illusoire. Parfois ils me sollicitent, et je leur dis : « Je fais ce que vous voulez, si cela peut assurer la promotion d’une nouvelle édition ».
N'y a-t-il pas un peu de frustration pour vos films qui n’ont pas eu le même succès ?
Non, parce que les autres ne sont pas non plus vraiment délaissés. Et puis Les Bronzés c’est tellement particulier, emblématique. Sans le vouloir, on a l’impression d’avoir inventé le film inusable. 40 ans plus tard, on continue à le regarder… Le seul petit truc, et là on en revient à la salle, c’est de penser qu’il y a quand même plusieurs générations qui ne connaissent Les Bronzés qu’à la télévision. Même en étant 2, 3 ou 12 sur un canapé, ce n’est pas pareil qu’en salle. J'ai été invité à un festival de la comédie à Vevey pour présenter les deux films, je trouvais cela super. J’ai demandé aux gens du public qui avait déjà vu le film en salle : il y en avait trois, c'était ceux qui avaient mon âge. Mais c’est normal ! Je suis resté pendant la projection et d’un seul coup, de redécouvrir le film avec une salle entière qui se gondole, cela change un peu tout quand même...
Il devient difficile, pour certains films, de les découvrir en salle...
Il va falloir s’en contenter. Je ne dis pas que les salles sont condamnées, mais leur avenir est des plus fragile. Beaucoup vivent essentiellement grâce au cinéma américain ou avec les grandes productions françaises, comme Les Trois Mousquetaires. Ce n’est pas étonnant que le Bretagne ferme à Paris. Les salles ferment plus qu’elles n’ouvrent. Il va falloir qu’on s’habitue à consommer le cinéma ailleurs que dans les salles.
Vous-même allez encore beaucoup en salle mais êtes-vous aussi abonné à des plateformes ?
Oui, j’ai un bouquet numérique, tout le bin’s, les plateformes, « allo Netflix », j’ai tout ! J’aimais bien la télévision, autrefois, quand il n’y avait qu’une seule chaîne. On n'avait pas à choisir… non je plaisante ! Aujourd'hui, il y a trop d’offres. Par exemple mes filles, qui n’ont pas de lecteur DVD chez elles, consomment le cinéma uniquement avec les plateformes ou du téléchargement. Moi, je ne sais pas faire, techniquement.
Savez-vous quel sera le prochain de vos films à ressortir ?
Je crois qu'une nouvelle édition de Ridicule se prépare. Je n'en sais pas davantage.
Y a-t-il un autre film de votre filmographie que vous aimeriez voir restauré ?
La fille sur le pont, forcément. Parce que j’aime beaucoup ce film et qu'il serait dommage que, pour des raisons techniques qui m’échappent, la qualité du noir & blanc s’altère. J’aimerais beaucoup que l’on retrouve, ou que l’on ne perde pas, plutôt, le contraste noir & blanc qui est le contraste du négatif original.
Savez-vous qui en détient les droits ?
C’est produit par Christian Fechner, qui a vendu tout son copieux catalogue à Studiocanal.
12. REGARDER ET FABRIQUER DES BONUS, éLOGE DU MAKING-OF
Regardez-vous les bonus DVD et Blu-ray ?
Les bêtisiers ne m’intéressent pas, je n’aime pas beaucoup écouter les commentaires audios du réalisateur. A faire, c’est insupportable. Certains cinéastes, je pense toujours à Jean-Pierre Jeunet, préparent ça au petit soin, font des répétitions chez eux, etc. Moi, je ne prépare rien, je fais passer le film et je le fais « tout schuss ». Si j’ai une quinte de toux soudaine, on fera une coupe mais, sinon, on part du générique début et on va jusqu’au générique de fin. C’est très dur à faire parce qu'on a tout le temps des choses à raconter qui sont toujours plus longues que la séquence qu’on regarde. On est pris de vitesse...
Mais le bonus que j’aime par-dessus tout, qui m’intéresse le plus, c’est le making-of. Voir le cinéma en train de se faire, c’est une chose dont je ne me lasserai jamais. Autrefois, il y avait une émission télévisée de Robert Chazal et Frédéric Rossif qui s’appelait « Pour le cinéma », qui passait le dimanche matin, je crois. C’était en noir & blanc, ils allaient sur les tournages. Cela m’électrisait parce que l’on voyait la caméra au bout d’une grue, le clap, les acteurs… La dernière fois que j’en ai eu la possibilité, j‘ai fait faire un making of, je trouve que cela agrémente bien le DVD. Mais produire des making-of se fait de moins en moins car c’est un coût supplémentaire dans le budget de la production.
C’était un argument de vente au moment de l’explosion du DVD, il fallait ajouter des suppléments pour valoriser les éditions.
Y a-t-il des suppléments de vos films dont vous vous souvenez et que vous appréciez particulièrement ?
Oui, absolument. Arnaud Deschamps a fait des making-of vraiment brillants, par exemple. Ce n’est pas lui, hélas, qui a fait celui des Bronzés 3 alors qu’il y avait des choses à se mettre sous l’œil, un truc marrant à faire. Celui qui a été engagé n’était jamais là quand il fallait. On a réussi à sortir un making-of de 5 minutes 30. Enfin, n’en parlons pas... Arnaud Deschamps a fait un making-of de Une Chance sur deux qui est meilleur que le film ! Cela m’a énervé tellement c’était bon ! Je plaisante, ce n’est pas mieux que le film mais c’est formidable. Il a un goût pour les illustrations musicales, il filme lui-même, c’est vraiment réussi.
Dernièrement, il n’y en a pas eu un sur Maigret, par exemple ?
Non, cela fait belle lurette qu’il n’y a plus de making-of sur mes films...
Avez-vous le souvenir d’un bonus ou d’un making-of d’un film réalisé par quelqu’un d’autre, qui vous ait marqué ?
J’ai acheté les DVD du Peuple migrateur et de Océans parce que je voulais vraiment savoir comment ils avaient fait. Par exemple, pour Le Peuple migrateur, ils avaient entraîné des oies sauvages à terre, avec des mobylettes. Cela me plaisait beaucoup de voir tout ça. Océans, je n’ai pas compris comment ils ont pu faire un film pareil. Enfin si, j’ai compris, mais je voulais vraiment savoir quelles méthodes ils avaient employée. Je voulais les revoir, surtout Océans, qui est un film formidable. Je crois que la présence d’un making-of est très rare aujourd’hui.
C’est moins courant, maintenant que le DVD se vend moins. Mais il y en a encore sur les gros films américains. Il faut saluer le travail des éditeurs qui peuvent produire de très bons suppléments pour la sortie en vidéo. Par exemple, on voyait dans un bonus de Coup de tête que Jean-Jacques Annaud avait dans sa propriété une grange remplie de cartons entiers d’archives de ses tournages. Jérôme Wybon, qui prépare actuellement un supplément pour la ressortie du Nom de la Rose, dans quelques mois, est retourné dans cette grange pour ramener des informations sur la réalisation du film. Conservez-vous également des archives sur vos films ?
Non, parce que je ne suis pas collectionneur et que je suis l’archiviste le plus lamentable sur terre, vraiment. Je ne veux pas m’encombrer de trucs, de souvenirs, de feuilles de service. Je ne veux même pas garder les notes que je prends sur le découpage. On en fait quelques exemplaires pour la scripte, le 1er assistant, qui gardent cela précieusement, comme des reliques, alors que dès que la scène est terminée, je déchire le mien et je jette à la poubelle ! J’ai encore des scénarios parce qu’ils sont sur mon ordinateur, mais quand c’était encore des épreuves papiers, je ne conservais aucune version des scénarios. Je ne suis pas fier de cela mais je n’en suis pas non plus honteux. Je ne veux pas me laisser encombrer par les trucs du passé.
N’avez-vous jamais légué des documents à la Cinémathèque, par exemple ?
La Cinémathèque Française m’a sollicité et certains collaborateurs, notamment des scriptes, ont pu nourrir le fonds avec des éléments. Mais moi j’ai rien. J’ai pas mal déménagé et retrouvais parfois des choses, peu importe quoi, de cinéma ou autre, que vous ne saviez plus que vous l’aviez conservé. Et si vous saviez que vous l’aviez gardé, vous aviez oublié l’endroit où vous l’aviez mis. Donc à quoi cela sert-il de garder quelque chose que vous ne savez même pas que vous avez ? Donc je vire tout.
Jean-Jacques Annaud et Jérôme Wybon
en pleine recherche de documents pour un nouveau supplément du Nom de la Rose.
13. RECOMMANDATIONS ET SOUHAITS D’éDITIONS
Y a-t-il un film récent dont on a peu parlé que vous conseilleriez absolument ?
Lillian, du réalisateur autrichien Andreas Horvath, sorti en 2019. C’est un film pratiquement sans dialogues, d’après une histoire vraie mais c’est captivant ! Une fille, sur la côte Est des Etats-Unis, traverse le pays à pied, seule, pour rejoindre sa Russie natale en passant par le détroit de Béring. Et que se passe-t-il ? Rien. Et c’est bouleversant, et tellement intense. Alors là, pour ce qui est du filmage en lâcher prise, c’est une leçon. Il y a des films comme celui-là dont on sort en se disant « j’aurais tellement aimé faire ça ». Parce que, quand on regarde Apocalypse Now, je ne peux pas me dire que j’aurais tellement aimé faire cela parce que je suis incapable de faire Apocalypse Now. Mais ce film-là, Lilian, et quelques autres que j’ai tellement aimés, je ne peux pas dire je peux en faire autant, mais en fait si je peux en faire autant. Je vois comment c’est fait, cela ne m’échappe pas. Quand je regarde Napoléon de Ridley Scott, je sais qu’il lance tout le monde, « Allez-y ! Moteur ! », et qu’il a 12 caméras qui font du reportage. Seulement, il ne peut pas dire : « On va en refaire une et j’aimerais bien que le cheval reparte au départ… »
Et un film ancien dont vous regrettez l’absence d’édition ou de restauration ?
J’avais un souvenir absolument formidable de Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, avec une musique sublime de Antoine Duhamel. Je le cherchais partout et, un jour, je suis allé rencontrer des gens dans une boutique de vidéo. Ils ont proposé de m’offrir un film, je vois le DVD de Méditerranée, qui venait d’être réédité et hop je l’ai pris. Maintenant je l’ai, donc ça compte même pas !
Au festival d’Hyères, j’avais découvert un film de Carmelo Bene, sorti en 1968, qui s’appelait Notre Dame des Turcs. J’avais absolument envie de le revoir aujourd’hui, 40 ans plus tard, pour savoir s’il me faisait toujours le même effet. Carmelo Bene était un metteur en scène de théâtre et d’opéra qui a fait plusieurs films dont, Notre Dame des Turcs et Capricci. Et ce film-là m’avait laissé un sentiment de liberté, de poésie… Cela me donnait des frissons ! J’ai cherché, je ne l’ai pas trouvé, et un ami m’a dit qu’il avait été édité dans une éditions moldo-slovaque, ou je ne sais quoi. Le DVD vaut 600€. Je me suis dit que si c’est pour être déçu à l’arrivée, autant regarder des Truffaut ! (rires)
C'est votre père qui vous a transmis l'amour du cinéma. Pensez-vous l'avoir vous-même transmis à vos filles ? Les avez-vous souvent emmenées au cinéma ?
Nos filles n’ont jamais été contraintes de rien. Je ne les ai pas souvent emmenées au cinéma, comme mon père le faisait avec moi (sans jamais se douter qu’il était en train de m’inoculer une passion). Elles ont découvert et aimé les films seules, sans aucune obligation. Et je ne les ai jamais poussées à entrer dans cette profession. Elles voyaient leur père heureux, et, spontanément, elles ont eu envie d’être heureuses aussi. Ce qu’elles sont.
Propos recueillis le 15 décembre 2023. Nos plus chaleureux remerciements à Patrice Leconte pour sa disponibilité, son franc-parler et sa gentillesse.
lire La Séquence du spectateur - Emmanuel Mouret
lire La Séquence du spectateur - Nicolas Pariser