L'histoire
Les années d'après-guerre. Le P'tit Zouave est un café du quartier de Grenelle dans lequel défilent un petit peuple gouailleur, une clientèle hétérogène du Paris populaire. Armand (Robert Dalban), le bistrotier, pour 'mettre du beurre dans ses épinards', sert parfois de receleur et loue quelques chambres pour la pension ou juste pour le temps d’une passe d’Olga dont le souteneur est un ex-flic. Hélène (Dany Robin), jeune dactylo, est pensionnaire du P’tit Zouave et doit subir les avances de plusieurs clients qu'elle repousse avec fermeté. Elle est pourtant attirée par un nouveau venu, monsieur Denis (François Périer), jeune homme plus distingué que la clientèle habituelle de ce lieu haut en couleurs. Tout ce petit monde est intrigué par un assassin de vieilles filles qui sévit dans le quartier, surnommé ‘l'homme à la bouteille de lait’ par le fait de laisser à manger aux chats de ses victimes. Et en effet la police semble tourner autour du café…
Analyse et critique
Comme je l’ai déjà écrit sur le site lors de précédentes chroniques consacrées à Gilles Grangier, grandement influençable dans les débuts de ma passion pour le cinéma à l’adolescence, aveuglé par mes lectures de revues de cinéma, j’ai été pendant longtemps bêtement persuadé que le réalisateur n’était qu’un vulgaire tâcheron. Je m'amusais gratuitement à le dénigrer, à l’instar de ce que faisaient les réalisateurs de la Nouvelle Vague dans les articles qu’ils écrivaient pour dénoncer la médiocrité de tout un pan du cinéma qu’ils avaient dénommé "la qualité française", dont Grangier était un peu la tête de turc, tout comme le sera par exemple Granier-Deferre les décennies suivantes, pour des journaux suivant une mouvance similaire. Entre-temps, et en y regardant de plus près, j’en suis arrivé à la conclusion que ces deux cinéastes se révélaient être au contraire d’excellents artisans qui se mettaient totalement au service de leurs scénaristes et de leurs comédiens. Lorsque qu’on leur mettait entre les mains de bonnes histoires, le plaisir était très souvent de la partie grâce au soin et à la sûreté technique de leur mise en scène, à leur capacité à restituer une atmosphère, ainsi qu'au choix de leurs comédiens et à la qualité de leur direction d'acteurs. Pour Gilles Grangier, il en est ainsi pour Au p’tit Zouave comme par la suite pour Gas-Oil, Le Sang à la tête, Le Désordre et la nuit, ainsi que pour une dizaine d’autres titres plus ou moins connus. Bref, il serait dommage de bouder notre plaisir pour la seule raison de suivre aveuglément les cinéastes/journalistes de la Nouvelle Vague, dont je suis néanmoins loin de dénigrer l'intelligence et le talent, bien au contraire.
Au p’tit zouave est un bistrot populaire (de fiction) du 15ème arrondissement de Paris, du côté de Grenelle, à proximité des usines Citroën et du métro aérien - ce dernier nous y fera arriver lors du prologue, la caméra étant fixée à l’avant du véhicule. A l’exception de l’épilogue qui nous fera reprendre l’air, tout le reste du film se déroulera intégralement à l’intérieur du café reconstitué en studio. On a du mal à imaginer que Grangier n’ait pas tourné dans un véritable établissement, tellement son décor transpire l’authenticité. Outre le décorateur qui a accompli un travail formidable, on devra également féliciter le réalisateur qui se l’est approprié dans les grandes largeurs avec un talent certain, parvenant à faire en sorte que le spectateur pense au final en connaitre tous les recoins. Dans cette scène presque théâtrale, Grangier et ses deux auteurs plantent tous leurs personnages, une petite communauté d’habitués et de pensionnaires puisque le couple qui tient le café possède également trois chambres qu’ils louent soit à l’heure (pour une prostituée de leur connaissance) soit en pension complète. Ici, sous les yeux des patrons - qui pour arrondir leurs fins de mois servent de receleurs pour de menus larcins – et de leur exubérante et gentille employée (pétulante Annette Poivre), l’on peut donc croiser un truand de bas étage, un jovial réparateur, une prostituée au grand cœur et son souteneur ex-flic, un marchand des quatre saisons misanthrope (grandiose Yves Deniaud), un employé des pompes funèbres fasciné par un tueur qui sévit dans le quartier et qui rêve que ce dernier vienne à en assassiner sa belle-sœur, un veuf lubrique (étonnant Henri Crémieux), une jeune dactylo (Dany Robin) en même temps moderne et naïve, courtisée à la fois par le propriétaire des machines à sous et par un nouveau venu parmi la clientèle de pensionnaires, qui jure avec les autres par sa distinction et sa politesse, rôle tenu par François Périer dans un emploi assez différent des sages jeunes premiers souvent tenus jusqu’à présent.
Les auteurs prennent le temps de nous faire entrer dans l’intimité de cette brochette représentative du petit peuple parisien, et de s’attarder sur chaque protagoniste avec la même richesse d’écriture et de caractérisation, beaucoup d’entre eux allant au fur et à mesure de l'avancée de l'histoire se dévoiler sous leur véritable jour. Outre les parties de belote acharnées et les discussions souvent délectables autour d’un verre de blanc, une romance assez ambiguë mais touchante va voir le jour ainsi qu'une intrigue policière au suspense savamment distillé qui va servir de toile de fond à l’évolution de tout ce beau petit monde. En effet, un tueur en série sévit dans le quartier, assassinant uniquement des vieilles filles et signant ses crimes en laissant sur place une bouteille de lait. Des officiers de police vont ainsi sillonner les environs et certains, aux réactions assez mystérieuses, vont venir fréquenter les habitués du bistrot. Le film, qui pourrait s’apparenter à une comédie policière dans le style parfois grinçant de L’assassin habite au 21 de Clouzot, va ainsi passer par plusieurs tons, y compris dans son dernier quart nous rappeler les grandes heures de l’inspiration Carné-Prévert - qui pourra en gêner certains par sa sur-dramatisation, mais qui grâce à l’excellente interprétation du couple Dany Robin/François Périer, passe plutôt bien, même si on pourrait parfois avoir la curieuse impression d’avoir vu deux films différents montés successivement l’un après l’autre.
Pour résumer, en quelques mots : une mise en scène en huis-clos très soignée qui s’approprie avec un certain génie un décor unique, un scénario plutôt habile avec quelques hallucinantes ellipses temporelles, une ribambelle de truculents comédiens – dont Robert Dalban qui orchestre l’ensemble dans la peau du propriétaire du bar - dirigés de main de maître, de savoureux dialogues de Pierre Laroche et Albert Valentin utilisant avec verve la gouaille du langage de la rue, une approche sociologique à posteriori qui en ravira plus d’un par le fait de dépeindre avec justesse ce microcosme pittoresque de gens modestes et l’atmosphère d’un quartier populaire de la France d’après-guerre. Comme l’écrivait le regretté Bertrand Tavernier en 2010 "Gilles Grangier est tout à fait à l’aise dans cette atmosphère populaire, cette fraternité, ces rivalités de comptoir, et il négocie adroitement les changements de tons." Le douzième film de Gilles Grangier est bien plus réussi par son atmosphère que par son intrigue : ce n’en est pas moins une remarquable chronique de l’époque qui fut saluée comme il se doit par la critique et les spectateurs, le film faisant un triomphe en salles même si par la suite il tombera dans un oubli total. Il est temps de le découvrir ou redécouvrir.