Critique de film
Le film
Affiche du film

Aujourd'hui, demain et après-demain

(Oggi, domani, dopodomani)

L'histoire

L'Uomo dei 5 palloni
Industriel spécialisé dans la conception de ballons gonflables, Mario est obsédé par la question du point de rupture, à savoir la quantité d’air pouvant être introduite dans un ballon avant son éclatement. Au risque d’en négliger sa jeune fiancée, Giovanna.

L'Ora di punta
Après plusieurs années d’absence, le professeur Michele Profili est de retour en Italie pour recevoir un prix récompensant son travail. Il est accueilli dans le grand appartement d’un ami d’enfance, Arturo. Mais Michele est très vite surpris par la drôle de relation qu’Arturo entretient avec son épouse, Dorothea.

La Moglie bionda
Le banquier Mario Gasparri est marié à une ravissante jeune femme blonde, Pepita, oisive et dépensière. Voyant un jour défiler les quarante compagnes, blondes, du prince arabe Ali Ben Ali, Mario se dit qu’il pourrait faire une très bonne affaire en revendant son épouse.

Analyse et critique

Plus qu’ailleurs, il existe dans le cinéma italien une véritable tradition du "film à sketches" que l’on peut étendre, a minima, de l’immédiate après-guerre (par exemple les six épisodes composant Paisa (Roberto Rossellini, 1946) au cinéma contemporain (après tout, Journal intime de Nanni Moretti correspond à la définition), mais dont le sommet, qualitatif comme quantitatif, est à situer incontestablement au cœur de la période 1953-76, à l’apogée de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui "la comédie à l’italienne". Forme aujourd’hui négligée, voire dévalorisée, le film à sketches avait alors représenté un moyen idéal pour exprimer la grande diversité culturelle, géographique, sociologique d’un pays en pleine reconstruction. Et loin de brider les élans créatifs des cinéastes, il leur offrait une liberté structurelle certaine autant qu’il exigeait de leur part une grande concentration narrative ; comme le dit l’historien Jean A. Gili, spécialiste notoire du cinéma italien, certains cinéastes qui auraient pu à l’occasion de films à épisodes se contenter de "parenthèses" entre deux longs métrages plus ambitieux y ont en réalité atteint des sommets de leur filmographie : selon lui, Fellini (dans Boccace 70 ou dans Histoires extraordinaires) mais aussi Pasolini (dans Ro.Go.Pa.G, dans Les Sorcières ou dans Caprice à l’italienne) tournèrent dans ce cadre des œuvres « magistrales ».

Plus important encore pour une industrie cinématographique alors florissante (en 1955, l’Italie est au deuxième rang mondial en terme de spectateurs), le film à sketches séduit le public qui en aime la liberté de ton et qui aime surtout y retrouver ses stars favorites. Compte tenu de tout cela, il n’est guère surprenant que l’un des plus grands producteurs de l’époque, Carlo Ponti, invite en 1962 l’un de ses cinéastes les plus célèbres, Vittorio De Sica (depuis quelques années reconverti en serviteur docile des studios), à mettre en scène un film à épisodes réunissant deux des plus grandes vedettes de l’époque : Marcello Mastroianni et l’épouse de Ponti, Sophia Loren.

On sait que Mastroianni et Sophia Loren ont au fil des décennies entretenu une grande amitié (« J’éprouvais pour elle de la tendresse et de l’affection. Rien de plus, et rien de moins » dira d’ailleurs le comédien pour faire taire les fantasmes) et que leur complicité à l’écran donnera au cinéma italien certaines de ses plus belles heures, de Quelques pas dans la vie à Une journée particulière. Mais la splendide comédienne éprouvait un attachement au moins égal à Vittorio De Sica, comme elle enfant de Naples, qui l’avait imposée en remplacement de Gina Lollobrigida dans le troisième volet de la trilogie Pain, amour..., qui l’avait déjà dirigée dans L’Or de Naples ou dans La Paysanne aux pieds nus, et qui avait notamment incarné son père dans Dommage que tu sois une canaille (dans lequel, ensemble, ils embobinaient le pauvre Marcello). La prestigieuse collaboration de ce trio aboutira donc à Hier, aujourd’hui et demain, lequel sera un tel succès (triomphe public et Oscar du meilleur film étranger) que Carlo Ponti mettra d’ailleurs une "suite" en chantier deux ans plus tard, sans Sophia Loren (tournée vers l’international) et sans Vittorio De Sica (remplacé par trois cinéastes différents), mais toujours avec Marcello Mastroianni. Pour tout dire, et malgré l’efficacité - notamment commerciale - de son titre, on peine à comprendre en quoi Aujourd’hui, demain et après-demain serait véritablement la "suite" du film de De Sica ; il s’agit d’un "autre" film à épisodes mettant en scène les déboires variés de Marcello avec la gent féminine, il va sans dire pour notre plus grand plaisir...

Hier, aujourd’hui et demain se compose donc de trois sketches, censés caractériser l’Italie contemporaine avec un prisme temporel assez étroit (le sketch Hier se déroule en 1954, celui Demain peut être daté vers le milieu des années 60) (1) mais une certaine diversité géographique : chacun des épisodes s’ouvre par de larges panoramiques sur les toits d’une ville immédiatement reconnaissable (en tout cas pour le public italien) comme pour mieux l’y faire prendre racine. Il faut préciser l’importance, en Italie, de toute forme d’ancrage régional tant il existe, depuis le milieu des années 50 en particulier, d’infinies différences entre le Sud et le Nord du pays, aussi bien socialement que culturellement, politiquement ou économiquement... Ainsi, le simple fait qu’un sketch se déroule à Naples et un autre à Milan offre la garantie, par cette localisation même, de différences fondamentales dans le ton, la lumière, les personnages, etc. Evidemment, cela vient autant d’une incontestable réalité que d’une forme de licence poétique qui aura permis, pendant des années, au cinéma italien de jouer avec ces codes régionalistes et ces folklores - parfois même jusqu’à l’excès populiste. Ainsi, dans Hier, aujourd’hui et demain, Vittorio De Sica joue avec ces conventions pour pousser le contraste jusqu’à la caricature, de la même manière que Sophia Loren exagère son chuintement dialectique napolitain dans un cas, et fait preuve d’une distinction glaciale outrée dans l’autre. Quant au troisième épisode, il se déroule dans un appartement romain surplombant la Piazza Navona, et rejoint, par le type même de figures populaires qu’il présente, le premier épisode napolitain par sa vitalité et sa chaleur.

AUJOURD'HUI, DEMAIN ET APRES-DEMAIN

L’Uomo dei 5 palloni (29 minutes)


L’une des principales différences entre Hier, aujourd’hui et demain et Aujourd’hui, demain et après-demain, outre l’abandon clair et net de la composante chronologique (ce qui enlève, au passage, toute pertinence au titre du film), réside dans le fait que les trois sketches qui le composent ont été réalisés par des cinéastes différents, et qu’on peine dès lors à y percevoir un fil conducteur, une cohérence esthétique comme thématique (les trois films n’ont pas non plus de scénariste en commun, rôle que Cesare Zavattini endossait sur Hier, aujourd’hui et demain). Ceci est particulièrement sensible sur ce premier épisode, co-écrit par Marco Ferreri avec un auteur espagnol, Rafael Azcona, et qui dénote particulièrement dans cette anthologie de sketches s’inscrivant globalement, nous l’avons dit, dans la lignée du "néo-réalisme rose". On en est ici assez loin, et le film s’avère au contraire très "ferrerien" dans sa déconstruction d’un support réaliste voguant vers l’absurde ou dans sa description de comportements sociaux aberrants. Plus symbolique que signifiant, le film offre un travail formel très intéressant (il se démarque d’ailleurs en étant le seul du lot en noir et blanc) mais, tel quel, déroute et ne semble surtout pas "à sa place" dans un tel film. La raison en est très simple : Ferreri avec commencé cette œuvre en l’envisageant comme un long métrage unique, et Carlo Ponti lui avait donné les moyens de son ambition. Pour autant, une fois le film achevé, Ponti en est très mécontent et refuse de le distribuer tel quel. Il le remonte (plus de la moitié du film disparaît sous ses ciseaux) et le colle artificiellement, contre l’avis de Ferreri et sans justification aucune, à deux autres films courts : c’est de ce geste barbare de producteur qu’est ainsi né Aujourd’hui, demain et après-demain.

Deux ans plus tard, Marco Ferreri parvient à convaincre Ponti de reprendre la copie originale, tourne quelques nouvelles séquences et remonte le tout. Ainsi reconstruit, le film sortira à l’international en 1969 sous le titre de Break-up - en France, la MGM le distribuera sous le titre Erotisme et ballons rouges dans une salle spécialisée dans le cinéma pornographique... En Italie, il fallut attendre 1973 pour le découvrir aux Journées du cinéma Italien de Venise, et le film ne bénéficia d’une ressortie qu’en 1979 (il a été également montré dans sa version intégrale au festival de Venise 2009). Il convient donc d’observer cette version charcutée, incomplète et bancale avec les réserves nécessaires. (2) Malgré tout, on peut y déguster l’humour noir et le goût de l’étrange de Marco Ferreri à travers l’obsession absurde et pathétique de cet homme pour ses ballons, qui devient tellement obnubilé par cette extension mammaire de substitution qu’il en néglige sa belle fiancée, interprétée par Catherine Spaak, actrice française ayant effectué une belle carrière de l’autre côté des Alpes (Les Adolescentes, Le Fanfaron, L’Armée Brancaleone, Le Chat à neuf queues...). Les dernières images du film obéissent à une sorte de poétique de l’autodestruction, sombre et drôle à la fois, que l’on retrouvera, évidemment exacerbée, des années plus tard dans l’un des chefs-d’œuvre du cinéaste, La Grande bouffe.

L’Ora di punta (21 minutes)


Le deuxième épisode offre un retour franc et convaincant à la comédie italienne telle qu’elle évolue au milieu des années 60, pleine d’énergie, d’inventivité et de méchanceté. Un peu à la manière d’Adelina, le premier sketch d’Hier, aujourd’hui et demain, le film part d’un postulat crédible mais loufoque pour le pousser jusqu’aux limites de l’absurde, révélant bien cette manière très italienne de "jouer" avec les frontières imposées par la loi. Cette démarche est d’autant plus efficace ici que Marcello Mastroianni y incarne un expatrié, un Italien semblant avoir oublié à quel point son pays était extravagant, et se fait de cette manière l’observateur de la folie douce ambiante. Face à lui, Luciano Salce (par ailleurs réalisateur du troisième sketch, La Moglie bionda) incarne un archétype haut en couleur de l’Italien, fantasque et sanguin, tellement le nez dans son guidon qu’il ne réalise pas l’énormité de ses pratiques matrimoniales.

Rondement mené, le film obéit à un véritable rythme de comédie burlesque, avec des personnages extravagants (les échanges du couple Ross) et ce qu’il faut de retournements de situations et de poursuites échevelées, la mise en scène d’Eduardo De Filippo étant enlevée à souhait. Avant tout reconnu pour son œuvre de dramaturge ou sa poésie, De Filippo était un érudit et un théoricien assez fameux en Italie, régulièrement adapté ou sollicité par le cinéma (L’Or de Naples, La Grande pagaille, Mariage à l’italienne...). Dans cet épisode, l’une de ses rares réalisations pour le cinéma, on le soupçonne fortement d’avoir légèrement incliné vers la parodie hitchcockienne, tant certains motifs (l’escalier en spirale par exemple), certains effets de lumière, la gestion du suspense ou, surtout, la blondeur de la fatale Virna Lisi semblent tout droit issus de la grammaire du maître britannique (après tout, Vertigo, La Mort aux trousses ou Marnie étaient tout frais). Notons enfin la belle ironie du titre, L’Heure de pointe, qui semble dans un premier temps faire référence aux nombreux usagers des transports en commun et qui trouve, au final, une tout autre signification, particulièrement cocasse.

La Moglie bionda (42 minutes)


Le film s’achève sur ce dernier épisode, plus long, réalisé donc par Luciano Salce (dont le principal fait d’armes est d’avoir, dans les années 70, initié la série des Fantozzi) et co-écrit par le duo, assez populaire à l’époque, Castellano et Pipolo. De loin le plus rocambolesque des trois épisodes - quel grand écart, d’ailleurs, entre cet épisode et celui de Marco Ferreri - La Moglie bionda fait en quelque sorte office de révélateur d’une comédie italienne clamant son irrévérence jusqu’à l’excès. Esprit libertin tendance paillarde lui permettant de montrer de belles femmes dénudées ; vision caricaturale, cocasse mais peu légère, de l’étranger ; anticonformisme moral qui arbore les tabous comme des preuves de son insolence... La Moglie bionda n’est pas désagréable, mais il a tendance à foncer dans son sujet tête baissée, avec une fertilité scénaristique inversement proportionnelle à sa subtilité. Œuvre dont l’ambition d’avantage dictée par un cahier des charges de production, et donc une volonté affirmée d’offrir au public ce qu’il attend - et après le strip-tease de Sophia Loren dans Hier, aujourd’hui et demain, les attentes étaient probablement élevées - La Moglie bionda fait, pour résumer, dans le quantitatif plus que dans le qualitatif. D’aucuns seront comblés par un menu particulièrement roboratif, d’autres trouveront à n’en pas douter ce dernier épisode trop long et à la limite de l’indigeste.

A la carte, donc, des femmes, blondes et pulpeuses, que de riches cheikhs lubriques arborent comme des trophées et négocient comme des marchandises, au premier rang desquelles Pepita, incarnée par Pamela Tiffin. La comédienne avait été révélée en 1961 pour l’énergie débordante qu’elle déployait dans l’échevelé One, Two, Three de Billy Wilder. Cantonnée ensuite à des rôles de potiches romantiques ou d’icônes sexuelles, on ne la vit plus que dans des comédies érotiques ou dans les pages des magazines spécialisés, arrêtant sa carrière en 1974, à 32 ans... Son talent est d’ailleurs, dans La Moglie bionda, bien moins sollicité que sa plastique ; et si le retournement final atténue la vague misogynie du projet (quoique, d’ailleurs...), on serait bien en peine d’aller, dans l’excès inverse, parler de fable féministe. En somme, le film joue sur un clivage classique, opposant l’homme lâche et menteur à la femme séduisante et matérialiste. Rien de bien neuf sous le soleil d’Arabie. C’est en tant que comédie débridée aux accents grivois que La Moglie bionda risque de séduire le plus ; en ne lésinant pas sur les moyens (notamment concernant les décors), le film opte pour l’abondance, en particulier au niveau des gags. A défaut d’être originaux ou inattendus, ceux-ci font régulièrement mouche ; on aime ainsi particulièrement la description du camp du cheikh, Rolls Royce, piscine et bateau dans le désert, ou la belle efficacité de la situation des maris aux balcons, au début du film. Précisons enfin qu’à titre personnel, nous accordons une infinie bienveillance à Marcello Mastroianni, qui est brillant et magnifique même quand il cabotine de façon éhontée, ce qui est souvent le cas ici.

Esthétiquement, enfin, le film est un intéressant témoignage du style foisonnant et coloré du milieu des années 60, en particulier pour la séquence du photo-shoot de Pepita ou pour la garde-robe de celle-ci tout au long du film. De belles tenues et de grosses voitures, de belles femmes et de gros gags, voilà le programme d’un dernier film populaire qui assume ses objectifs - et les remplit aisément.

(1) En tout cas trop étroit pour prétendre que le film ait une quelconque ambition à comparer le passé, le présent et l’avenir du pays. Pour tout dire, les époques attribués à chacun des épisodes pourraient presque être permutées sans que le film ne s’en trouve affecté... Cette caractérisation purement temporelle ne nous semble donc qu’un prétexte, et ne mérite donc guère qu’on s’y attarde.
(2) Des images des séquences tournées mais non utilisées servent à composer, en partie, le maladroit prologue sous forme d’instantanés qui ouvre le film.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 6 octobre 2009