Critique de film
Le film
Affiche du film

Buffalo Bill et les Indiens

(Buffalo Bill and the Indians, or Sitting Bull's History Lesson)

L'histoire

En 1885 William F. Cody, aka Buffalo Bill, incarne déjà aux yeux de tous les américains une légende de la récente conquête de l’ouest. Une légende qu’il imprime lui-même grâce à son Buffalo Bill’s Wild West, un spectacle en plein air qui met en scène des épisodes iconiques des guerres indiennes, comme la défaite héroïque de Custer à Little Big Horn, ainsi que des performances de célébrités, tel que les exploits de tir de précision d’Annie Oakley. Quand le film commence Cody et sa troupe sont en émoi, ils ont réussi à négocier avec l’armée la libération du chef indien Sitting Bull et à le convaincre de participer au show. Mais celui-ci s’avère plus récalcitrant et retors qu’espéré. Au fil d’une succession d’épisodes tragi-comiques se confirme l’incapacité de l'Amérique, triomphante et imbue d’elle-même, à regarder la réalité en face.

Analyse et critique

Attention, ceci n’est pas un western. Si la plupart des cinéphiles sont déjà prévenus il est bon mettre en garde ceux qui ne connaitraient du film que son titre et son casting, car le producteur lui-même, Dino De Laurentiis, se trompait sur ce qu’il était en train de produire… En effet Buffalo Bill et les indiens est avant tout un film sur le spectacle, sur la vie d’une troupe, leurs ambitions, leurs turpitudes et leur entreprise de réécriture de l’histoire. Plus précisément le film essaie de raconter comment l’Amérique a inventé ses propres mythes sur les cendres encore fumantes de ses nombreuses victimes amérindiennes. Il représente le versant satirique de la tendance Hollywoodienne à mettre en scène avec emphase et enthousiasme les coulisses de la fabrication du spectacle. Une tendance qui s’incarne principalement dans le genre de la comédie musicale (et ses nombreux « backstage musical ») ou des films sur Hollywood même (Chantons sous la pluie, Une étoile est née), mais qui, dans les années 50/60, s’intéressa également à l’univers du cirque à travers deux grosses productions que furent Sous le plus grand chapiteau du monde (DeMille, 1952) et Le plus grand cirque du monde (Hathaway, 1964). Des films dont les sujets sont la célébrité, l'égo des artistes, la difficulté à combiner la passion artistique avec les contraintes économiques. 

Buffalo Bill, quant à lui, avait déjà été le héros de plusieurs films. Principalement des westerns aussi fantaisistes qu’hagiographiques [1], mais le seul à l’avoir, jusque-là, représenté sous son chapeau d’entertainer était Annie, reine du cirque (1950), réalisée par George Sidney d’après le musical homonyme monté à Broadway en 1946. Y est raconté le recrutement de la tireuse Annie Oakley dans le Buffalo Bill’s Wild West et montre un Cody vieillissant, très préoccupé par la rentabilité économique de son entreprise, mais de bon sens et affectueusement paternaliste. Le film d’Altman ne sera pas plus biographique que les œuvres précédentes, mais il choisira d’en faire cette fois-ci un anti-héros total, tirant son film vers la farce et le jeu de massacre. Son film ressemble en réalité beaucoup à ce que pouvait offrir un certain cinéma d’auteur européen dans la décennie précédente. C’est en particulier aux films de Federico Fellini que l’on peut penser, et plus précisément à Huit et demi (1963), dont la figure centrale est également un créateur et leader de troupe aux penchants mégalomanes.

ROBERT ALTMAN AU MITAN DES 70’s, SUCCÈS DE NASHVILLE ET NOUVEL ÉLAN

A la fin de l’année 1975 Robert Altman a enfin retrouvé la saveur du succès, succès qui lui échappait depuis le carton historique de M.A.S.H en 1970. L’impressionnant film musical choral qu’est Nashville a bien fonctionné dans les salles et se retrouve nommé dans plusieurs catégories aux oscars. Sollicité de toute part, Altman jongle entre de très nombreux projets, le plus conséquent d’entre eux étant l’adaptation de Ragtime, roman historique fleuve d’E.L. Doctorow. Les droits sont alors entre les mains du mogul italien Dino de Laurentiis, lequel n’a pas encore réussi à rassembler les moyens nécessaires pour cette production très ambitieuse. En attendant De Laurentiis propose à Altman de réaliser l’adaptation d’une autre œuvre dont il a les droits et qu’il est prêt à financer immédiatement, Indians une pièce de théatre d’Arthur Kopit écrite en 1969. Altman refuse tout d’abord mais, exaspéré par les développements qui s’éternisent ou tombent à l’eau, finit par accepter, embarquant avec lui une grande partie de l’équipe et des comédiens de Nashville.

La pièce d’Arthur Kopit était essentiellement une charge contre la politique américaine au Vietnam, associant les indiens au peuple Vietnamien et Buffalo Bill à une armée américaine obéissante et aveugle, persuadée de servir le bien malgré les morts et la destruction dont elle se rend coupable. Elle se déployait sur plusieurs périodes et mettait en scène l’évolution de William F. Cody : du jeune chasseur de buffle candide à l’homme de spectacle confondant sa personne avec son personnage. Altman choisit de mettre de côté la référence au Vietnam (un conflit qu’il avait déjà abondamment traité dans M.A.S.H) au profit de la réflexion sur le spectacle et la fabrication d’une illusion : « Notre version portait en réalité sur les débuts du show business. Buffalo Bill fut le premier héros américain fabriqué. C'était un bon tireur et un éclaireur en territoire indien. Dans le Far West, c’est à peu près aussi excitant et important que d'être un chauffeur de taxi à New York. C’est un pauvre type qui pensait vouloir devenir un héros et qui, une fois qu'il y est parvenu, n’a aucune idée de comment se comporter.» [2]

Avec son ancien assistant-réalisateur, Alan Rudolph[3], Altman adapte la pièce très librement, ne reprenant que les personnages principaux et certains éléments de l’intrigue. Il s’agit à nouveau d’un film d’ensemble, avec un astre en son centre, Buffalo Bill, autour duquel gravitent une dizaine de personnages, acteur ou spectateurs de son show. Chacun incarnant une facette du monde du spectacle et de la société américaine. Pour interpréter le légendaire Buffalo Bill Altman recrute celui qui était peut-être la plus grande star masculine du moment, Paul Newman, deux ans après l’énorme succès de La tour infernale. Face à lui, dans le rôle du romancier désabusé Ned Buntline, celui qui rendit William Cody célèbre en racontant ses exploits dans des feuilletons, on retrouve une star de la génération précédente, Burt Lancaster. Autour d’eux plusieurs habitués du cinéma d’Altman ; Géraldine Chaplin dans le rôle de la tireuse d’élite Annie Oakley ; John Considine dans le rôle de son manager et mari ; ou encore Shelley Duvall dans le rôle de la femme du président des USA. Parmi les petits nouveaux qui complètent le casting on compte : Harvey Keitel, qui vient de terminer le tournage de Taxi Driver et qui interprète le neveu soumis de Buffalo Bill ; Joel Grey, récemment oscarisé pour son rôle de maître de cérémonie dans Cabaret, qui prend le rôle du metteur en scène Nate Salesbury ; Will Sampson, qui sort du succès de Vol au-dessus d’un nid de coucou dans le rôle de l’interprète indien ; tandis que Frank Kaquitts, dont il s’agit de l’unique apparition au cinéma, incarne le personnage quasi muet du chef Sitting Bull.


De gauche à droite : Joel Grey / Paul Newman / Harvey Keitel / John Considine / Geraldine Chaplin


Frank Kaquitts et Will Sampson

UN FILM DE TROUPE, UN RÉCIT FLOTTANT AUX PERSONNAGES PEU AIMABLES

Altman et Rudolph abandonnent donc la progression temporelle de la pièce pour se focaliser sur l’époque de l’expansion du Wild West Show. Ils font de l’épisode du recrutement de Sitting Bull, et sa difficile intégration, le très vague fil rouge de l’intrigue. Le film se présente avant tout comme une collection de saynètes faisant intervenir alternativement les différents personnages, bien que Buffalo Bill soit le plus présent à l’écran. Le film se rapproche ainsi de la structure chorale du tout récent Nashville mais rappelle surtout celle de M.A.S.H, avec lequel il partage le concept d’un décor unique, un lieu où les protagonistes vivent et travaillent en communauté. Mais dans Buffalo Bill nous suivons principalement des personnages franchement négatifs, en particulier le héros du titre, auquel il est difficile pour le spectateur d’accorder de l’empathie. Annie Oakley, Sitting Bull et son interprète sont bien les seuls à faire preuve d’un peu d’humanité et de sens commun. Chez tous les autres Altman fait apparaître la cupidité, l’égoïsme et la lâcheté qui président aux comportements dans le monde du show-business.

Le rythme est particulièrement lent et délayé et les enjeux narratifs pratiquement inexistants, il ne faut donc pas s’étonner si l’ennui pointe le bout de son nez. C’est souvent le cas dans le cinéma d’Altman mais c’était généralement compensé, dans des films comme Nous sommes tous des voleurs ou John McCabe, par l’attachement que l’on pouvait éprouver envers ses personnages. Les anti-héros sympathiques et loosers qu’incarnaient Keith Carradine ou Warren Beaty dégageaient une forme de douceur mélancolique qui contrebalançait leurs mauvais penchants, ou ceux de leurs partenaires. Avec Buffalo Bill la langueur se déploie dans une forme de critique acide adressée en permanence à la majorité de ses protagonistes. Pour autant Altman témoigne, comme toujours, d’un certain degré d’indulgence envers des personnages, qui sont toujours victimes d’eux-mêmes et de la société : « Je pense que Buffalo Bill est une victime, plus encore que Sitting Bull. La plupart des méchants sont des victimes et je pense que le vrai auteur du mal c’est la société. Le plus un individu veut plaire à la société, le plus il devient un dur et cela en fait une victime. » [4] Les instants qui révèlent cet aspect des personnages sont rares cependant. Mais le plus notable et le plus beau d’entre eux survient vers la fin du film, après que Sitting Bull a disparu. Buffalo Bill le revoit en rêve et un dialogue fictif s’engage entre eux. Cody, bien que toujours tiraillé par la jalousie et l’amertume, semble pour la première fois prendre conscience de ce qu’il est, ou plutôt de ce qu’il n’est pas.

UN FILM THÉORIQUE ET CRITIQUE, UN SPECTACLE QUI N’EN EST PAS UN

Buffalo Bill et les indiens est donc avant tout un film critique, critique du spectacle, critique de la légende américaine du Far West. De la même manière que Nashville était une critique de l’industrie du spectacle et de la façon qu’a l’Amérique de se mettre en scène dans ses chansons countrys. On y voyait se succéder des numéros musicaux joués en entier tout comme nous voyons ici se succéder des numéros de cavaliers, de cascadeurs et de tireurs. Mais une des forces de Nashville était indubitablement sa composante musicale, la sincérité des artistes interprétant les chansons, la sincère fascination qui se lisait dans les yeux du public. Et Altman se laissait-il sans doute lui-même séduire par ces interprétations, les chansons apparaissant comme des instants suspendus dans des trajets d’artiste par ailleurs imprégnés d’illusions et d’égoïsme (la chanson a d’ailleurs souvent été l’occasion de pause dans la machine critique qu’est le cinéma d’Altman, en particulier dans un film comme Kansas City et ses morceaux de jazz). C’est tout l’inverse qui se produit dans Buffalo Bill dont aucun des numéros ne semble réellement plaire au réalisateur qui n’en voit que l’aspect factice et pathétique. Filmé par lui dans une combinaison de plans large et de zoom, alors que n’importe quel spectateur de cinéma en a vu des meilleurs et mieux filmés dans les westerns de Walsh, Hawks ou Ford, il n’en ressort donc que la composante sarcastique. Cela contribue à rendre le visionnage du film relativement pénible pour le spectateur qui ne serait pas bien préparé.

Altman reproduit le Buffalo Bill’s Wild West avec un sens très personnel du décalage, démultipliant par ailleurs les effets d’authenticité, obligeant le spectateur à constamment réfléchir à ce qui est de l’ordre du véridique, du vraisemblable ou de la pure farce. L’humour est ainsi encore plus grinçant que dans M.A.S.H, tirant le film vers une forme de satire qui oscille entre le théorique et le comique. Les dialogues questionnent ainsi sans-cesse le rapport qu’entretiennent les personnages au réel, celui de l’Histoire, celui de leurs rapports de force dans show-business. C’est d’ailleurs comme cela que s’ouvre le film, après un générique aux titres déjà ironiques déroulant sur fond de fanfare, nous voyons deux personnages différents raconter les débuts de William F. Cody et s’approprier chacun l’invention de son surnom « Buffalo Bill ». Ned Buntline, le romancier, déclare l’avoir choisi comme héros alors qu’il était un chasseur comme les autres, par hasard, et parce qu’il s’était disputé avec celui qu’il avait originellement prévu de prendre comme sujet. Un vieux soldat raconte ensuite avoir sympathisé avec lui du temps de son activité de chasseur et avoir été tellement impressionné par ses exploits qu’il a pensé au surnom Buffalo Bill. L’un ternit sans doute trop la vérité, tandis que l’autre l’enjolive, tous deux à leur avantage. Il ne s’agira que de ça tout le long du film.

LA RÉÉCRITURE DE L’HISTOIRE, LA VICTOIRE DE BUFFALO BILL SUR SITTING BULL

Les organisateurs du show, Buffalo Bill, son bras droit le Major Burke, le metteur en scène Nate Salesbury, et leurs assistants, passent leur temps à annoncer ce que va être le spectacle, qu’ils déclarent être une fidèle reproduction de l’histoire de la conquête de l’ouest. Mais la réalité ne cessera de les contredire, chaque épisode du Wild West auquel nous assisterons sera l’occasion d’un accident ou d’un imprévu. La déclaration la plus significative est peut-être le slogan publicitaire qui doit accompagner l’arrivée de Sitting Bull « Ennemis en 76, amis en 85 ». C’est-à-dire ennemis l’année de la bataille de Little Big Horn, amis dans le cadre du Buffalo Bill’s Wild West. Bien évidemment cette prédiction non plus ne se réalisera pas, ou en tout cas pas sans une nouvelle torsion de la réalité. Car Sitting Bull refusera de participer à la moindre reconstitution, il ne consentira qu’à s’avancer seul devant le public, à faire « danser » son cheval et à tirer en l’air. Ce n’est qu’après sa disparition que Buffalo Bill pourra mettre en scène un récit complètement fantasmé qui le montre aux prises lui-même avec Sitting Bull. Mais un Sitting Bull de pacotille, incarné par son ancien interprète, un indien beaucoup plus fort et robuste paré d’une grande coiffe de plume. Cody défait Sitting Bull à la seule force de ses bras. Détournement égomaniaque ultime de l’histoire et célébration du génocide indien, le tout sous les applaudissement nourris du public, qui constituent la conclusion du film.

Altman construit donc cette opposition entre Buffalo Bill, faux héros mégalomane, et Sitting Bull, véritable chef de guerre victorieux, préoccupé par son peuple plus que par son destin personnel. Mais des deux c’est bien Buffalo Bill seul qui dispose du pouvoir et de l’influence. Car Altman a l’intelligence de critiquer également ce qui fait l’incapacité du chef indien à prendre le dessus sur son adversaire. L’objectif de Sitting Bull est de pouvoir plaider sa cause auprès du président des USA, il nous dit que c’est un rêve qu’il a eu et dont il attend qu’il se réalise. Cela se produira effectivement, quand le président Cleveland viendra assister au spectacle. Mais celui-ci bien sur restera sourd aux supplications du chef indien. C’est Ned Buntline qui l’explique lui-même, « Un indien qui rêve, aussi farfelu soit son rêve, attendra jusqu’à sa mort pour qu’il se réalise. Les hommes blancs, ils sont différents. Le seul moment où ils rêvent, c’est quand les choses vont comme ils le souhaitent. […] monter un Wild West Show, consiste à rêver à voix haute. » Autrement dit l’Américain fabrique son rêve, à tout prix, là où l’indien attend qu’il vienne à lui. Métaphore qui s’applique à la conquête de l’ouest, qui vit en quelque sorte les indiens croire aux promesses de l’homme blanc au lieu de résister pour protéger leur existence. Altman reconnait, en même temps qu’il la critique, la toute-puissance du rêve, du mythe, devenu spectacle commercial fabriqué.

IMAGES TROMPEUSES, PERSISTANCE DU STYLE VISUEL ET SONORE

Altman a toujours aimé jouer avec les reflets et les miroirs. Ici c’est avec les représentations peintes et sublimées de Buffalo Bill que s’amuse beaucoup la caméra. On peut voir son neveu et assistant Ed (Harvey Keitel) s’adresser au portrait de Bill contre un mur plutôt qu’ouvrir une porte pour aller parler directement à son oncle. Bill lui-même regarde souvent les portraits de lui et semble se poser la question de savoir s’il est vraiment à la hauteur de l’image qu’il donne de lui. Sitting Bull n’y échappe pas non plus, mais il s’agit cette fois d’un personnage qui choisit volontairement de ne pas correspondre à l’image que les metteurs en scène aimeraient qu’il renvoie. Il est petit, tassé et maigre, n’a qu’une seule plume à sa coiffe, là où une bâche à son effigie le représente dressé, scalp à la fin et une couronne de plume sur la tête. Le film joue constamment sur ce que l’on croit voir et ce que les choses sont en réalité. Altman filme en très longue focale, à distance, l’arrivée de Sitting Bull. Immédiatement Nate le metteur en scène imagine qu’il s’agit du plus grand des indiens, alors que celui-ci n’est que son interprète. Plus tard Buffalo Bill observe le campement indien à la longue vue, il croit voir Sitting Bull et sa troupe abandonner le spectacle dans un geste de provocation. En réalité ils se rendent en pèlerinage spirituel pour quelques jours. Les personnages commencent toujours par se faire une idée qui correspond à leurs désirs, ou à leurs préjugés, au lieu d’accepter que le doute puis exister et s’interroger.

A la lumière Altman travaille pour la troisième fois avec Paul Lohmann, qui débutait pratiquement au cinéma au moment de leur première collaboration sur Les Flambeurs. L’image est volontairement délavée, monochrome, tirant vers le jaune et le rouge et le noir, Altman voulait à la fois se démarquer du reste de la production et donner le sentiment que nous étions face à une vieille bobine d’époque [5]. Comme avec les images dé-constrastées du Privé ou de John McCabe, pour lesquels la pellicule avait été « flashée », l’image n’est donc pas particulièrement séduisante mais possède une véritable identité. Nous sommes cependant loin du travail que pouvait fournir le chef opérateur Vilmos Zsigmond sur les deux films cités précédemment, on ne retrouve malheureusement pas ici la même finesse dans l’harmonisation des couleurs, ni la même qualité de cadrage. L’usage du zoom est par ailleurs aussi constant que dans le reste de son œuvre, il filme ici le campement du Wild West Show comme un entomologiste filmerait une fourmilière, c’est-à-dire souvent de très loin et de très haut, observant les mouvements d’ensemble avant de se rapprocher. Pour y parvenir il fit spécifiquement construire des tours au sommet desquelles était installée une caméra munie d’un zoom très grande portée.

Concernant le son Altman continue de superposer les pistes sonores comme personne d’autre à Hollywood, créant un magma auditif qui participe de l’effet de réel qui l’obsède tant. Quand six personnages sont dans une pièce la voix de n’importe lequel d’entre eux peut à tout moment prendre le dessus, nous offrant toute la saveur d’un commentaire personnel, d’une discussion isolée, sans casser l’énergie globale de la scène. Il réutilise également un de ses dispositifs favori, celui du commentaire diégétique porté par une voix amplifiée et surplombante, parfois premier degré parfois porteur d’un double-sens ironique. Ici il s’agit du commentaire du metteur en scène, Nate Salisbury, qui annonce et commente les numéros dans un porte-voix géant, cela rappelle les haut-parleurs de M.A.S.H, en moins omniprésent. A la musique on retrouve Richard Baskin, le superviseur musical de Nashville, qui propose des marches et musiques processionnelles dans l’esprit pompeux des spectacles de l’époque. Il y associe des morceaux fameux de la culture américaine, comme le « Star Spangled Banner ». L’ensemble est interprété par un orchestre de fanfare qui sonne volontairement amateur, entre fausses notes et instruments désaccordés. Pratiquement toute la musique est intra-diégétiquement, ou semble l’être. Donnant à tout le film l’air d’une mise-en-scène démodée.

UN ÉCHEC AMERICAIN, UNE CRITIQUE QUI DÉRANGE

A la fin de la post production les conflits s’intensifièrent entre Altman et De Laurentiis. Le producteur italien voulait absolument que le réalisateur réduise la durée du film, ce à quoi Altman s’opposait fermement, s’accrochant à un montage d’un peu plus de deux heures. C’est cette version qui fut envoyée à Berlin et remporta l’Ours d’or, ainsi que celle qui sortit sur les écrans américains via United Artists. En revanche De Laurentiis décida de sortir le film en Europe dans une version raccourcie de 20 minutes, ce qui ulcéra bien sur Altman et consomma sa rupture avec le producteur. Ce dernier lui retira sans regret le projet Ragtime, malgré le temps passé par Altman à travailler sur l’adaptation avec l’auteur E.L. Doctorow [6] et sa scénariste Joan Tewkesbury.

Quelle que soit la version diffusée en salle l’échec commercial de Buffalo Bill fut total et sa réception critique aux USA mitigée, subissant même les foudres de Pauline Kaël, faisant perdre à Altman tout le crédit qu’il avait récupéré avec Nashville. Peu de cadre de studio étaient prêts à lui faire confiance mais l’un d’eux, heureusement, fit exception : Alan Ladd Jr, qui appréciait grandement le style d’Altman et le savait capable de tenir ses budgets. Ladd Jr. travaillait alors pour la 20th Century Fox et lui fit signer un contrat de 5 films. Altman pouvait respirer, même si s’amorçait alors une lente descente aux enfers qui le mènerait à un film qui ne sortit jamais, Health, puis à l’impossible collaboration avec Disney pour Popeye en 1980. En attendant il continuait de rêver en lançant la production de 3 femmes.

Buffalo Bill et les indiens appartient à la décennie dorée de Robert Altman, les années 70, qui fut celle de ses premiers succès, d’une liberté créative totale et d’une véritable adéquation avec son temps. Il obtint avec ce film le plus gros budget de sa carrière (jusqu’à l’effroyable Quintet), en même temps qu’il alla plus loin que jamais son entreprise de déconstruction critique. Ne s’arc-boutant même plus sur un genre précis comme il le fit avec Le Privé ou John McCabe, il livre un film certes peu accessible mais qui regorge d’idée, d’intelligence et d’humour. On ne peut qu’être frappé par clairvoyance d’Altman et de son équipe artistique sur la violence sous-jacente aux mythes de la fondation de l’Amérique, ainsi que par sa démonstration du danger que représente sa célébration perpétuelle. 1976 était l’année du bicentenaire de l’indépendance en même temps que celle des nouvelles élections après la démission de Richard Nixon, un président déshonoré par le scandale du Watergate et ses mensonges. Sans doute l’Amérique n‘était-elle pas prête à se confronter une fois de plus à ses démons, elle en aurait pourtant bien besoin, aujourd’hui plus encore qu’hier. « La vérité est ce qui reçoit le plus d’applaudissement » dit Buffalo Bill, une maxime qui n’a jamais autant semblé d’actualité que dans l’Amérique du deuxième mandat de Donald Trump.  

NOTES :

[1] Buffalo Bill fit du cinéma alors que l’industrie en était encore à ses balbutiements, s’interprétant lui-même dans de nombreuses productions muettes à sa gloire. Le genre du western, qui prit son essor dans les années 30, ne l’honora cependant pas autant qu’elle le fit avec d’autres figures comme Wyatt Earp ou Billy the Kid, mais il fut le héros d’au moins trois productions d’importance, Une aventure de Buffalo Bill (DeMille, 1936), Buffalo Bill (Wellman, 1944) et Le Triomphe de Buffalo Bill (Hopper, 1953). Les trois films relatent des épisodes romancés de sa jeunesse, avant qu’il ne se consacre au show business.

[2] Altman on Altman, livre d’entretien édité par David Thompson, 2005, Faber and Faber

[3] Alan Rudolph était assistant réalisateur sur Le privé, Les flambeurs et Nashville. Après Buffalo Bill il passera à la réalisation, plusieurs de ses films étant directement produits par Altman.

[4] Ibid. Altman on Altman

[5] Deux étalonnages du film co-existent actuellement en Blu-Ray. Celui présent dans l’édition Kino Lorber sortie aux USA a « naturalisé » les couleurs tandis que la version éditée par Studiocanal en France est la plus fidèle aux intentions d’Altman, se référer au test.

[6] E.L. Doctorow fait d’ailleurs une petite apparition créditée au générique dans le public du Wild West Show, parmi la délégation qui accompagne le président des USA. Milos Forman réalisera le film Ragtime en 1981, mais sans le concours de Doctorow.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

SOURCES :

• MCGILLIGAN Patrick (1989), Robert Altman: Jumping Off the Cliff, a Biography of the Great American Director, St. Martin’s Press, New York

• KEYSSAR Helene (1991), Robert Altman’s America, Oxford University Press, New York

• ZUCKOFF Mitchell (2009), Robert Altman : Une biographie orale, trad. Francesca Pollock, G3j, Paris, 2013

• THOMPSON David (2011), Altman on Altman, Faber & Faber

Par Nicolas Bergeret - le 4 décembre 2024