L'histoire
En préparation d'un tournage (puis au cours de celui-ci), Stanley Kwan et Maggie Cheung discutent à l'orée des années 90 de la vie et de la mort de Ruan Ling-Yu, légendaire actrice shangaïenne des années 20-30, incarnée à l’écran par sa cadette hong-kongaise.
Analyse et critique
Le caractère (volontairement) insaisissable du film, fuyant, se traduit déjà par la multiplicité de ses titres : pour l’international, Center Stage, et un désormais moins usité Actress ; dans l’original, le plus direct Ruan Ling Yu. Qu’a-t-on dit quand on a ainsi cerné son sujet, par son nom propre ? Center Stage (gardons cette acception pour la suite, sans plus mentionner le Director’s Cut que constitue la version aujourd’hui visible) est un film faussement simple, qui va s’évertuer à compliquer sa propre affaire - pour aller vite celle du biopic. Plus on collecte d’informations au sujet de la personne dont il s’agit de faire la biographie, plus son portrait s’opacifie, moins les choses paraissent simples, justement, les explications causales directes plausibles. Il y a un autre problème à faire le portait filmé d’une une icône par une actrice : cette première est (pour Ruang Ling Yu, en tout cas dans son pays) elle-même connue, une figure à l’image constituée. La fausseté de la démarche crève l’écran, elle est comme le nez (différent) au milieu de la figure. C’est de façon brechtienne que Stanley Kwan, cinéaste hong-kongais venu filmer une légende de Shangaï, répond à cette aporie. Il ne nous est jamais possible, devant le film, d’oublier avoir affaire à une reconstitution, cela par une superposition de couches diégétiques dont aucunes (et certainement pas la documentaire) ne donnent le fin de mot de l’histoire.
Ruan Ling-Yu, ou Ruan Lingyu, ou Lily Yuen à l’international, était une première dame du cinéma chinois des origines, née dans un milieu populaire, qui se mettra dès seize ans au travail pour subvenir au besoin d’une cellule familiale sans père. Son ascension en tant qu’actrice sera fulgurante… jusqu’à son suicide aux barbituriques à vingt-quatre ans, fuite désespérée face à une presse tabloïd lancée dans une campagne de ragots à son encontre montant en épingle sa vie privée chaotique (si le film ne fait état que de son suicide effectif, insistant sur le lien avec ce mauvais traitement, il convient de préciser qu’elle avait déjà tenté plusieurs fois d'en finir auparavant). Le film la rencontre au début de sa gloire, au moment de se séparer de son premier amour, Zhang Damin (Lawrence Ng), un playboy dépendant au jeu qu’elle entretient, et d’entamer ce qui s’avèrera plus qu’une liaison avec un homme marié, Tang Jishan (Han Chin), un magnat du thé. De son métier dépendent aussi sa mère (Hsiao Hsiang) et une fille adoptive (Daisy Tian Dai), qu’elle n’élève visiblement qu’au mieux à moitié. Le divorce d’avec Chang lui vaut des dommages et intérêts importants à verser à la partie « adverse », mais, de dépit, son ex-mari se lance dans un nouveau procès, qui fera éclater toute la situation au grand-jour. Une presse déjà échaudée par sa participation à un film de Cai Chusheng (Tony Ka Fai Leung) -ils s’aimaient secrètement et sans se le déclarer, selon le film- précisément dur avec ce que celle-ci peut faire à l’image d’une femme, se lance dans une cabbale que l’actrice ne supportera pas, mettant fin à ses jours un 8 mars 1935, Journée de la Femme, où elle aurait dû tenir un discours inspirant à des écolières chinoises. Autour de ce drame intime jeté sur la place publique, de ses échos féministes revendiqués, il y a la marche de l’Histoire, avec l’avancée du communisme chinois, la guerre sino-japonaise, quand suite à l’invasion de la Mandchourie et aux bombardements sur Shangaï il faudra momentanément se réfugier à Hong Kong (en laissant mère et fille derrière pour une Ruan réfugiée en elle-même).
Au milieu de tout cela, elle se demande, dès qu’elle a bu, si elle est une bonne personne : d’après ses amis, oui, et bien plus encore, lui répond Fei Mu, l’autre cinéaste à l’avoir filmée amoureusement. Elle est en tout cas une femme complexe, difficile à saisir, bref, bien plus étoffée que les rôles de victimes ou de révolutionnaires, de prostituées ou de religieuses, qu’elle aura tour-à-tour endossées. À la Lianhua, studios évidemment tenus par des hommes uniquement, et qui emploie toute une écurie de comédiennes, on distingue les rôles féminins entre « bonnes » et « mauvaises » femmes. C’est contre ce manichéisme que le film s’inscrit en porte-à-faux… non pas qu’il fasse le procès artistique de ces œuvres d’un autre temps (et d’un autre lieu : Shangaï, pas Hong-Kong, dont Kwan et son équipe sont des représentants). Une des beautés principales de Center Stage est qu’il regorge, non seulement de photos d’époque, mais d’extraits sur pellicule des films de Ruan Ling-Yu, quand ces archives existent encore (des cartons indiquent durant plusieurs scènes de tournage que les copies des longs-métrages en question ont disparu). Les participants encore vivants au début des années 90 sont conviés face caméra à raconter cette époque, regardés (et commentés) sur des retours vidéo par les acteurs qui les incarneront à l’écran. Il n’échappe à personne que l’aura de Ruan Ling-Yu tient pour une large part à son suicide, soit la décision de se tuer au sommet de sa gloire et de s’ « épargner » ce vieillissement qui s’accompagne par le fait de vivre son propre oubli relatif. L’actrice qui était souvent décrite comme la Garbo chinoise se revendique à l’écran de Marlene Dietrich, jouant d’une séduction pourtant opposée sur la forme (des robes à motifs souvent spectaculaires, aux cols systématiquement boutonnés). Pour l’incarner, une actrice au physique, et à la propre attitude à la ville, bien différents : Maggie Cheung, d’une beauté placidement ravageuse (1), dont les gestes portent une grâce à peu d’équivalents (il faut voir ses mains quand elle danse). Ses échanges avec Kwan et d’autres membres de l’équipe sont eux-mêmes filmés et rendus à l’écran (souvent dans un noir et blanc qui renverse le rapport à l’époque, comme si le contemporain était autant, voire plus, le lieu de l’autoconstitution d’une légende), tout comme le tournage lui-même, dans sa trivialité et sa turbulence caractéristiques. Le recueillement devant le lit de mort de l’actrice est bien évidemment faux – et tout à l’opposé de l’affairement qu’implique un plateau.
La mise en abîme devient potentiellement vertigineuse quand dans la fiction elle-même les personnages déambulent dans des studios, leurs décors sur fond de papiers peints, qu’ils expérimentent eux-mêmes ce dédoublement (une partie de basket qui ne s’affranchit pas du cadre de la fiction à créer avant ou après). L’espace social, intime, est lui-même une représentation (et en l’occurrence une reconstitution), les « vrais » papiers peints rimant avec les « faux » d’un plateau. Ce qui saute aux yeux est la direction artistique (au vu du peu de films qu’il aura tourné pour quelqu’un d’autre que Kwan, la participation de Lai Pan comme chef-décorateur à Lust Caution d'Ang Lee laisse penser à une référence à ce titre devenu un classique et plus généralement à la filmographie de ce prédécesseur). Center Stage est une œuvre visuellement exquise, prodigue en textures renversantes, de sa photographie à ses décors et costumes, d’une sensualité débordante, cela sans nier l’âpreté de la vie (la froideur, miséreuse ou mondaine, de certains intérieurs, celle de la neige où Ruan se plonge comme un personnage qu’elle incarnera, de la fausse pluie qu’on lui jette à coups d’arrosoirs et qui rappelle celle véritable de la mort de son père). Si le film est le fruit d’une érudition revendiquée (son scénario est signé Peggy Chiao, une critique et historienne du cinéma qui fera beaucoup pour l’émergence du jeune cinéma taïwanais), il traduit celle-ci en une fine tapisserie aux motifs entêtants, comme si la beauté elle-même organisait dans son enserrement irrésistible une mise à mort.
Ruan Ling-Yu était une star et son « biopic » n’était pas appelé à être un film confidentiel (produit par la Paragon Films Ltd., il compte entre autres Jackie Chan parmi ses producteurs). Trop audacieux, à la fois trop réflexif et esthète, en dépit de nombreux prix que récoltera Maggie Cheung (à commencer par une distinction au Festival de Berlin), sa réception initiale sera difficile. Film volontairement insaisissable, il ne pouvait que désarçonner, ce dont il sera la première victime : Center Stage ne sera visible durant des années que dans une version tronquée par ses producteurs d’une demi-heure ; il ne bénéficiera d’une sortie française qu’en 1999, quand Maggie Cheung (qui dit dans le film vouloir aller grâce à celui-ci vers des choix moins commerciaux) et le cinéma hong-kongais y seront déjà mieux connus, catalogués aussi. Tout cela peut paraître un peu déconcertant, tant la beauté du film est évidente, son statut de classique du cinéma hong-kongais désormais établi (Center Stage est au fond plus célébré que globalement l’œuvre de Stanley Kwan). C’est précisément son évidence qui trouble : la beauté n’explique rien. Ne reste qu’à s’y replonger, ou dans les films que celui-ci lui-même convoque d’entre les morts et l’oubli.
(1) Sophie Letourneur s'amuse de façon assez cocasse de cette idéalisation éhontée dans La vie au ranch, quand sa protagoniste moins propre sur elle retrouve un petit copain indifférent, voire franchement méprisant, et pas vraiment passé à autre chose après une ex asiat', à la terrasse d'un café en soirée et que celui-ci s'extasie, en compagnie d'un autre nerd asianophile, sur, outre les films de Hong Sang-soo, Center Stage et Maggie Cheung.