L'histoire
A Rome, deux enfants sont enlevés devant une école. Le premier est le fils de Filippini, un industriel riche et puissant, l’autre est celui de Colella, un mécanicien. Filippini prend en main la négociation, écartant la police impuissante tout comme Colella, qui n’a pas les moyens de s’en mêler. Alors que les discussions trainent, le fils de Colella est abattu par ses ravisseurs. Filippini obtient la libération de son fils, alors que Colella se lance dans une cavale vengeresse.
Analyse et critique
Les enlèvements, et particulièrement les kidnappings, furent monnaie courante dans l’Italie des années de plomb dont on marque d’ailleurs souvent le point culminant par l’enlèvement d’Aldo Moro, en 1978. Il est donc logique de voir le poliziottesco s’en faire régulièrement l’écho, alors que le genre est un témoin des évènements criminels de son époque. S’il n’est pas toujours le cinéaste qui s’attache le plus à décrire la réalité sociale de son époque dans ses polars, Fernando Di Leo s’empare lui aussi du sujet, sur une histoire originale du producteur Galliano Juso développée, entre autres, avec la collaboration du prolifique scénariste Ernesto Gastaldi. Di Leo est alors dans une période presque frénétique, tournant 2 films par an tout en écrivant quelques scénarios pour d’autres cinéastes. Avec Colère noire, il s’oriente vers un film qui ne ressemble pas à ses œuvres les plus connues, abandonnant le monde de la mafia et les enjeux mondiaux pour livrer un film regardant de bien plus prêt des enjeux italiens, avec un discours approfondi sur la situation de son pays qui pourrait presque se rapprocher, en tout cas dans la première moitié du récit, à l’œuvre d’un cinéaste plus explicitement politique, comme Elio Petri.
En effet, Colère Noire peut être vu comme un film en deux parties. La première, presque dépourvue d’action hormis la séquence initiale du rapt, se concentre sur la négociation, et plus précisément sur le rapport qui s’installe entre Filippini, l’homme fortuné, Colella, l’ouvrier, et la police menée par le commissaire Magrini, représentant l’état. La seconde partie, elle, colle plus à la vision d’un polar italien classique, mettant en scène une succession de séquences d’action marquant la vengeance de Colella, dans la continuité directe de l’état des lieux établi durant la première partie. C’est par un portrait de la société italienne que Di Leo entame son film. Le cinéaste en pose les bases immédiatement, alors que la police vient d’apprendre l’enlèvement, le commissaire Magrini s’empresse d’appeler Filippini avec déférence, mais laisse son adjoint appeler Colella, illustration d’un appareil d’état au service des puissants et éloigné de l’homme du peuple. Di Leo ne souligne pas la démonstration, passant uniquement par l’image, sans dialogue lourd ou répétition, mais il le communique tout de même explicitement. Et l’ensemble du film fonctionnera avec ce ton, celui d’un récit policier visant clairement à communiquer une vision politique, notamment dans cette première partie, bien calme pour une œuvre signée Di Leo. Le constat établi lors des premières scènes va peu à peu subtilement évoluer, alors que Filippini écarte petit à petit Magrini et la police de l’affaire.
Tout en construisant un suspense solide, Di Leo montre comment le pouvoir économique, incarné par Filippini, mène seul la négociation, sans Colella, pourtant concerné au premier chef, qu’il assure de sa sympathie mais qui, sans argent, n’a pas de pouvoir dans le jeu de la négociation. La logique est finalement similaire pour la police qui ne doit pas intervenir. C’est le pouvoir de l’argent qui simultanément opprime le peuple et rend la police impuissante, qui a souvent « les mains liées » dans le monde du polar italien, et dont Di Leo montre ici sans détour ceux qui la freinent. Ainsi, durant cette première partie, Di Leo va nous montrer des rencontres entre Magrini et Colella, tous deux empêchés d’agir, et un Filippini menant les négociations seules, pour son intérêt, protégeant autant son intérêt économique que son enfant. C’est cette situation qui mène à l’exécution du fils de Colella, sacrifié, d’une certaine manière, par la démarche de Filippini. Par extension, c’est donc le pouvoir de l’argent qui entraine la déferlante de violence de la seconde partie du film, et ce à deux titres : c’est un business organisé par une criminalité en col blanc qui a enlevé les enfants, mais, aussi, et surtout vu le poids que donne Di Leo à cette dimension du réussi c’est l’attitude de Filippini qui est responsable de la mort du fils de Colella.
Sans perdre de vue sa démonstration politique, Di Leo renoue lors de la seconde partie de Colère Noire avec une forme plus habituelle chez lui. De nombreuses séquences d’action, particulièrement efficaces, violentes et intenses. Colella libère sa colère en remontant la filière de ceux qui ont enlevés son fils. Nous passons d’abord par ceux qui ont effectivement agi, présentés comme des criminels de bas étage que l’on pourrait assimiler, sans que ce soit dit, à des membres des brigades rouges. Mais au-dessus, au sommet de cette terrible chaine, à la conclusion du récit, on retrouve des criminels en col blanc, l’ « Institut financier international » également dénommé « falange » sur la porte d’un bureau, rapprochement qui manque peut-être un peu de subtilité à l’écran avec l’idéologie fasciste. Tout le récit de cette vengeance vient illustrer les propos tenus par le commissaire Magrini au cœur du film : : tant qu’il y aura des gens pour trouver facilement 10 milliards de lire, il y aura des rapts. Ce que confirme le patron de l’institut financier international, « Il y a d’autres Filippini ». Magrini décrit le kidnapping comme une industrie - 24 dans l’années, 50 milliards de lires de chiffre d’affaire minimum - ce que confirme exactement la conclusion du film, qui nous présente un conseil d’administration de l’enlèvement. Le film aurait pu s’appeler Rapt Société Anonyme, description d’un business qui se nourrit des dérives du capitalisme et, en filigrane, de l’influence américaine sur l’économie et la société italienne, le caractère « international » du groupement de criminels laissant peu de doute sur l’allusion faite par Di Leo.
Colère Noire fait ainsi office de leçon politique. Un film didactique, sans verser dans le surlignage excessif, décortiquant les mécanismes créant la vague de crime et de terreur qui secoue l’Italie dans les années 70. Si le cinéma de Di Leo a toujours été en prise avec une certaine réalité, il se sera rarement fait aussi militant, et le cinéaste réussi brillamment l’exercice. Jamais ne pesant, le film est d’abord un excellent thriller, étouffant, angoissant lorsque les deux enfants sont retenus en otage puis se transforme en film d’action, mettant en valeur l’habituel savoir-faire et le sens visuel du cinéaste. Avec cette structure, et la notion de vengeance, on pense forcément au Justicier dans la ville sorti un an plus tôt. Si la filiation existe, les deux œuvres sont toutefois bien éloignées dans leur propos et leur réalité sociale. A nouveau, les meilleurs poliziotteschi sont influencés par le cinéma américain mais digèrent cette référence pour offrir un propos bien différent.
Pour Colère Noire, Di Leo fait appel à Luc Merenda, qu’il avait déjà dirigé dans Salut les pourris l’année précédente. L’acteur français, très peu connu chez nous mais habitué du cinéma de genre italien, est parfait en Colella. Un homme simple, d’abord respectueux de l’autorité de Magrini et Filippini, puis lancé dans sa chevauché vengeresse, un rôle qui colle parfaitement au profil de l’acteur, charismatique, qui suscite immédiatement l’identification. Face à lui une légende du cinéma anglo-saxon, James Mason, venu tourner quelques jours en Italie comme beaucoup de vedettes internationales, apporte sa prestance naturelle à Filippini. L’assemblage classique, et ici convainquant, d’un casting de film de genre italien, qui s’appuie sur de solides seconds rôles dont Valentina Cortese qui incarne près de 40 ans de cinéma italien du début des années 40 au début des années 80 et Vittorio Caprioli, solide second rôle, souvent vu dans le cinéma français. Si on ajoute à cela la musique de l’incontournable Luis Bacalov, le résultat est l’un des polars italiens les plus convainquant et une nouvelle très belle réussite de son auteur, qui pourra surprendre si l’on pense à Milan Calibre 9, mais qui démontre l’étendue du talent de son auteur.