L'histoire
Bruno, 13 ans, emménage dans une cité de banlieue plutôt triste et grise. Le plus souvent seul, il reporte toute son affection sur son serin qui, dans son imagination, se transforme en un aigle accompagnant une belle femme, douce et maternelle. Dans la classe de rattrapage où il est scolarisé, il fait la connaissance de Jean-Roger, un adolescent aussi violent et instable que Bruno est doux et rêveur. Jean-Roger admire son père, un ancien militaire devenu truand, et jalouse âprement son frère aîné, Thierry, le fils ouvertement préféré...
Analyse et critique
Le monde est gris. Grise, la station de métro Gallieni où débarque Bruno, petit Poucet traînant une cage à oiseau presque aussi grande que lui. Gris, l’ensemble des tours hérissées vers un ciel lourd et bas. Gris, les murs et les couloirs sans fin de l’école. L’intérieur de ce grand ensemble où Bruno va désormais vivre est un microcosme à l’architecture complexe, qu’il s’agit de connaître et de maîtriser. Derrière les lignes droites, implacables se trouve un dédale complexe. Sous les passerelles, des ruelles pleines d’alcôves où les gamins se réunissent en secret, des caves cachées, des raccourcis que Jean-Roger, le petit caïd au blouson de cuir, traverse sur sa mob’. Trônant comme une reine déchue sur un petit plateau, la cité regarde Paris de haut, de loin. Sur cette plaine verte qui entoure la cité, corrigeant l’implacable rudesse du béton, des bancs offrent une vue imprenable sur la ville. Si Bruno est attiré par les profondeurs de la cité, les trous dans la terre où se retrouvent les délinquants de la « bande à Mina », c’est plutôt vers le ciel qu’il tend. Tout espoir d’un ailleurs n’est pas mort : les lumières de la capitale brillent devant les yeux du petit garçon qui s’installe sur le toit, la nuit, pour regarder ce monde inconnu qui se déroule à ses pieds et qui l’ignore. Dans un plan d’une grande beauté plastique, Jean-Claude Brisseau décrit cet entre-deux où évolue son jeune héros : le sol irrégulier retient de grandes flaques d’eau qui reflètent sur le béton le ciel, d’une luminosité extraordinaire, comme si, même en marchant, Bruno avait cette capacité de toujours voir le ciel. Le cadrage privilégie d’ailleurs ce ciel immense, libérant un instant le garçon de cette cage qu’est la cité.
Il suffit d’un tel plan pour dire le rêve qui habite les deux gamins, Bruno et Jean-Roger : le rêve, c’est l’envol. Dans la salle de classe, Bruno est installé devant un poster de Magritte, L’Oiseau bleu. Lui-même a pour seul compagnon un serin, qu’il imagine en faucon : à la manière de Pasolini filmant les miracles dans L’Evangile selon Saint Mathieu, il suffit de la magie du montage pour transformer l’oiseau en rapace. En appelant le serin « Superman », celui que sa mère surnomme affectueusement « poussin » confère une dimension héroïque à son si petit ami, dans lequel il se projette : comme le superhéros, comme l’oiseau, il voudrait savoir voler. La fenêtre, échappatoire à l’enfermement des tours, est le lieu de tous les possibles et de tous les dangers. Thierry, le frère aîné de Jean-Roger, menace de sauter, de se « foutre en l’air » lors d’une dispute violente avec son père ; l'institutrice, dans le désordre de sa classe, s'énerve face à Bruno : « Si on te disait de sauter par la fenêtre, tu le ferais ? » Mais c'est Jean-Roger qui passe presque à l’acte à l’école, en enjambant la fenêtre pour crier son désir de liberté, et manquant y laisser la vie. Un vieux rêve de révolution brûle encore chez ce gamin violent, un rêve qui est aussi tagué sur les murs de la cité : 1986, Révolution. Tout l'inverse du discours paternel, les pieds chevillés au sol du grand ensemble : « Vise pas trop haut et tu seras libre. »
Bruno et Jean-Roger évoquent, chacun à leur façon, la petite Isabelle d'Un jeu brutal de Brisseau. A Bruno la douceur, la faculté d'éprouver de l'empathie, à Jean-Roger la violence terrifiante et les accès de fureur, la relation nauséeuse avec un père qui peine à aimer, et incarné dans les deux films par Bruno Cremer. Jean-Roger jette des cocktails Molotov depuis le toit de la cité, rêve de s'embusquer pour tirer sur les passants, comme Isabelle, lors de sa première apparition, imaginait qu'elle posait des bombes et faisait le maximum de dégâts possibles. L'univers de Bruno est dans les tons bleus, apaisé, là où Jean-Roger est associé au rouge et au feu. Un feu qui brûle en lui et qui l'entraîne sur le chemin de la violence. Ce n'est pas un hasard si, dès sa première apparition, le gamin est en train de mettre le feu aux paillassons de son immeuble, comme s'il voulait mettre à bas cette prison de béton aux fenêtres trop étroites. Plus tard, il fait brûler les manteaux de deux clochards alors que ceux-ci sont en train de deviser sur un banc, dans une scène qui hésite entre violence et comique. Ce seront ensuite les cocktails Molotov avant un final terrifiant, où le feu emplit la nuit, bûcher infernal où se consume ce qu'il restait d'innocence dans le garçon. Mais cette violence, qui atteint son acmé lors d'une ultime confrontation entre le père et le fils, vient de plus loin. Le drame social, devant la caméra de Brisseau, prend des allures de tragédie antique où des familles se dévorent, où les fils tuent les pères.
Jean-Roger est résolument placé du côté d'une masculinité rageuse qui se complaît dans sa propre illusion de puissance. Il suffit de voir sa chambre pour comprendre que les références du garçon sont celles de la culture de masse américaine, qui promouvait, dans cette Amérique reaganienne, le retour des hommes à poigne : Charles Bronson et Sylvester Stallone règnent sur la chambre de cet enfant qui aime aussi Star Wars, George A. Romero et Indiana Jones. Pas étonnant dans une famille où les hommes se prennent pour des cow-boys, entre l'oncle, affublé d'un improbable blouson à franges de trappeur, et le père, qui manie le fusil avec une volupté évidente. Il a même installé chez lui des cibles à l'effigie d'Indien, sur lesquelles il tire dans son propre salon, donnant lieu à une scène cocasse où il finit par trouer le mur, dévoilant le salon de son voisin. Souvent, le cadrage privilégie le canon de ce fusil, qui vient marquer une scission dans l'espace entre le père et ses enfants. A plusieurs reprises, le père semble prêt à tirer sur Jean-Roger, le guettant comme un ennemi. Dans cette maison, l'aîné est le fils prodigue, le préféré du père. Celui qui cherche à toute force à s'évader de cet appartement de fou, de cet environnement social, de cette vie où l'on survit avec des combines, en utilisant les mineurs, en volant des voitures, comme le fait son père avec une bonne conscience évidente. Le père ne cesse de se heurter à ce fils, et pourtant, c'est avec lui qu'il s'efforce encore et toujours de créer un lien. Il fera avec Thierry ce qu'il ne fait jamais avec Jean-Roger : s'asseoir et discuter. Pourtant, Jean-Roger est en adoration devant ce père qui sait cogner, qui n'a peur de rien. Quand il se fait surprendre à brûler les paillassons, c'est lui qu'il appelle à la rescousse, dans une réflexe d'enfant : son père, c'est le plus fort, il peut tous leur casser la gueule. Et tant pis s'il se prend une beigne au passage, au fond, ça fonctionne comme ça. Il s'efforce sans cesse de rester dans le cadre avec son père, et arbore comme un petit jumeau une chemise à carreaux similaire à la sienne. Comme son père, il se fantasme cow-boy, et arbore à son revers une étoile de shérif. Jean-Roger tire fierté de son habileté avec un flingue, parce que c'est l'un des passe-temps favoris de son père, et sans doute la seule chose qui lui a valu un mot aimable : selon son père, il est né avec ce don. Lui n'est pas sûr.
Comme souvent chez Brisseau, l'éducation est au cœur de l'histoire. Que peut apprendre ce père à ses enfants ? Peu de choses. Chez lui règne une forme de fatalisme qu'il exprime, une seule fois, devant son fils aîné : mieux vaut vivre comme il le fait que de perdre ses forces à l'usine, à trimer du soir au matin. L'école ne saurait jouer aucun rôle, et l'assistante sociale qui vient le voir se fera recevoir à coup de serin. Toutes les figures de l'autorité, quelles qu'elles soient, sont impitoyablement chassées de son territoire. Par imitation, Jean-Roger prolonge ce comportement dans sa salle de classe, choisissant sa place, refusant les activités, se posant des défis (se faire caresser par une camarade, voler de l'argent)... Le père ne cherche jamais à s'affranchir de ce milieu où il est un petit roi, avant qu'une agression ne vienne remettre son pouvoir en question, annonçant le final déchirant du film. Il convient volontiers qu'il arnaque et vole ceux de son milieu, les petites gens qui vivent comme lui. Mais il envisage les choses avec un pragmatisme nihiliste : « Y a pas de Dieu, pas de punition [...] Rien que le grand trou noir à la fin... [...] La seule chose qui compte, c'est soi-même. » Une vision du monde que De bruit et de fureur vient démentir.
En effet, si Isabelle dans Un jeu brutal devait apprendre la compassion pour accéder à une forme de plénitude, il semble que Bruno soit déjà capable de douceur et d'empathie. Il prend soin de son oiseau, il se bat avec Jean-Roger qui torture un chien - comme Isabelle torture les insectes - il fait attention au grand-père de son ami qui est en train d'agoniser. A deux reprises, il vient lui parler, et malgré les appels de Jean-Roger, reste avec le vieillard quand celui-ci lui prend la main. C'est cette forme d'ouverture au monde et cette attention aux autres qui distinguent les deux garçons. L'univers de Jean-Roger est un univers exclusivement masculin. Sa mère ne fait qu'apparaître subrepticement ; ses rapports avec les filles sont des rapports fondés sur le défi et la violence : « la bande à Mina » torture et viole. Jean-Roger ne connaît que les gestes sexuels crus, dépourvus de tendresse : il réclame une pipe à une camarade, frappe les fesses de son institutrice, et finit par commettre un viol. A la télévision, il alterne entre films de zombies et films pornographiques. Pour lui, les femmes n'occupent qu'une place secondaire, et le rapport qu'il entretient avec elles est un rapport de domination. Il n'en va pas de même pour Bruno, entouré de figures maternelles : l'institutrice, la femme qui lui apparaît sous forme de vision, entre Marie Madeleine et Salomé, entre une reine shakespearienne et la Vierge Marie. Comme dans Un jeu brutal, l’institutrice occupe une place centrale. Elle permet à Bruno de rêver à un ailleurs. Elle l’ouvre à la poésie, l’encourage à s’exprimer. Elle lui apprend la danse, proposant un rapport entre homme et femme bien loin de celui qui est celui de Jean-Roger ou de son père. C'est une joie pour l'enfant que de pouvoir dire, surpris : « Je ne suis pas un bon à rien. » Bruno est ce garçon délicat qui se demande comment les Hommes font pour ne pas tomber de l’autre côté du globe, et qui s’émerveille devant la carte du système solaire. Il accède à une compréhension du monde qui déborde les murs étroits de la cité ou de l’école. Cet élargissement du monde, cette dimension cosmique l’élèvent peu à peu.
L’institutrice prend la place d’une mère trop absente. Dans son appartement, Bruno est toujours seul. A son arrivée, au début du film, il y a bien sûr ces messages que lui laisse sa maman, la voix tendre sur le répondeur. Mais le morceau de Trenet qui tourne sur le phonographe fait profondément ressentir cette solitude de l’enfant : « Roulant joyeux / Vers ma maison de banlieue / Où ma mère m'attend / Les larmes aux yeux / Le cœur content / Mon Dieu, que tout le monde est gentil. » Ici, la maison de banlieue est un appartement exigu, et la mère n’est pas là pour l’accueillir, et n’apparaîtra jamais autrement dans le film que par les mots qu’elle laisse à son garçon. Aussi n’est-il pas étonnant que la solitude de Bruno rencontre celle de Jean-Roger. Le lien entre ces deux garçons que tout pourrait opposer, l’un avec son étoile de cow-boy et son blouson en cuir, l’autre avec ses pulls proprets et sa petite croix autour du cou, s’approfondit à mesure que le film avance. Entre eux, c’est un mélange d’attirance et de méfiance, de fascination et de jalousie. Bruno reste à distance d’une violence qu’il réprouve. Il est, au pire des cas, voyeur, observant la violence de la bande à Mina à travers un trou dans un mur de briques, ou regardant les voyous descendre dans les bas-fonds de la cité, caché derrière un mur. Mais le monde de Jean-Roger, s’il est violent, est aussi vivant. Chez lui, le silence n’existe pas. Coups de fusil, braillement de la télé, bruit électrique du flipper, éclats de voix... C’est une maison de fous, mais où l’on rit aussi. Souvent Bruno se marre devant le père de Jean-Roger, ses répliques violentes. L’humour n’est pas absent dans cet appartement. Que trouve Jean-Roger chez Bruno ? Une sorte d’admiration, un camarade à épater, un compagnon à amener dans des expéditions. Mais Jean-Roger a conscience que Bruno est capable de s’abstraire de leur quotidien morne, en grande partie grâce à la bonté de son institutrice. Par jalousie, Jean-Roger cherchera à détruire cette relation, proférant une accusation qui annonce le futur scénario de Noces blanches. Mais quelque chose de Bruno passera dans Jean-Roger : une vision, qu’ils partagent et qui vient faire basculer le film dans le surréalisme, et surtout une sérénité nouvelle. Pareil à un nouveau Petit Prince, descendu de son étoile, puis remonté au ciel, Bruno a laissé derrière lui un peu de sa grâce. Jean-Roger, petit criminel, écrit pour la première fois de sa vie le mot « respectueusement ». Chez Brisseau, il y a toujours de l’espoir et de la tendresse. Après tout, « tous les oiseaux font de leur mieux. »