L'histoire
Jean Viard (Jean Gabin) est marié et père de trois enfants ; son métier de routier fait qu’il les voit très rarement. Lorsque c’est le cas, souvent en coup de vent, ils ont du mal à s’entendre et se comprendre. Sa femme reproche à Jean ses absences prolongées et le peu de temps qu’il lui consacre. Lors de ses missions de transport, avec son fidèle coéquipier Berty (Pierre Mondy), Jean s'arrête souvent au relais ‘La Caravane’ près de Bordeaux ; c’est là qu’il tombe amoureux de la serveuse, Clotilde (Françoise Arnoul), âgée d’à peine vingt ans. Cette idylle va se révéler difficile sur le long terme, de multiples problèmes et un horizon bouché allant les empêcher d’être heureux comme ils l’auraient souhaité…
Analyse et critique
Henri Verneuil a toujours dit avoir souffert de sa non-reconnaissance par la critique dite ‘sérieuse’, y compris lorsque sur le tard, pour prouver qu’il était capable de rivaliser avec les plus grands dans le domaine du thriller paranoïaque, il réalisait I... comme Icare ou Mille milliards de dollars, avec lesquels il espérait être soutenu de la même manière que certains de ses pairs et amis tel Costa-Gavras, sans que cela ait été le cas. Cet état de fait semble relever de l'injustice, d’autant que ces deux films me paraissent loin d’être négligeables ni inintéressants ; ils ont d’ailleurs été réhabilités depuis. Mais il n'aura pas fallu attendre ce dytique pour se rendre compte du talent de Verneuil lorsqu'il s'éloignait du cinéma de pur divertissement puisque, si l’on revient en arrière en survolant sa filmographie, on constate aisément que des œuvres ambitieuses, il y en avait déjà une bonne poignée au sein de son corpus, après sa collaboration à six reprises avec Fernandel -films loin d’être honteux d’ailleurs-, à commencer par le mémorable Des Gens sans importances dont il est question ici, probablement l’un de ses meilleurs films et pas moins que l’un des chefs-d’œuvre du cinéma français, Jacques Lourcelles parlant même à son propos des "ultimes retombées crépusculaires du réalisme poétique."
La poésie, il faut quand même bien la chercher au sein de ce tableau vraiment très sombre dépeignant les conditions de vie précaires du prolétariat, et la pauvreté qu’elle soit matérielle ou morale. Mais oui, elle se fait jour au détour d’un plan (le relais balayé par les vents), d’une séquence (le début du flash-back, narré par une voix désabusée lui donnant un aspect de film noir) ou d’une touche musicale avec les ondes Martenot utilisées par Joseph Kosma au sein de son thème mélodique principal qui retranscrit à la perfection la solitude des personnages. Des gens sans importances, des gens comme et vous et moi dont personne n’entendra jamais parler, mais pour qui Henri Verneuil et son co-scénariste François Boyer - adaptant un roman de Serge Groussard - ont de l‘empathie et se préoccupent avec une grande noblesse en les mettant le temps de presque deux heures sur le devant de la scène. Une scène certes peu reluisante mais qui suinte l’humanité dans ce qu’elle a de plus laid, mais parfois aussi de plus beau. Les deux hommes prennent le risque de choquer leur public de l'époque par les thèmes abordés, la véracité assez noire des situations, la description assez noire de ce petit monde, ainsi que par leur volonté de ne pas céder aux sirènes du romantisme sans cependant tomber dans le piège du misérabilisme.
Jean Viard (grandiose Jean Gabin) est un routier comme tant d’autres à l’époque, un forçat du travail usé par son métier harassant et monotone, qu'il pratique avec sérieux non nécessairement par goût mais par obligation, afin de survivre et nourrir sa famille. Famille qu’il ne comprend pas et qui ne le comprend pas. Lors de ses rares et rapides retours à la maison, ce sont engueulades et soupes à la grimace. Sa femme (superbe Yvette Etievant, dont le seul sourire qu’elle nous délivre lors de sa sortie au bal nous transperce le cœur) lui reproche avec lassitude ses absences prolongées, le peu de temps qu’il leur consacre et son sale caractère. Sa fille (Dany Carrel) lui parle comme à un chien sans même un geste ou un mot d’affection. Lui n’est guère plus aimable avec elles, se contentant de caresser la tête de ses deux plus jeunes garçons ou d’aller les border ; des fils qu’il n’a pas le temps de voir grandir. Rarement dans le cinéma français de l’époque nous aurons assisté à de telles scènes de conflits familiaux, d’un réalisme et d’une dureté qui remuent les tripes. Hormis durant ses rares et mornes pauses à son domicile, un pauvre logement délabré, Jean conduit ses camions avec son collègue Berty, l’un des plus beaux rôles de Pierre Mondy. L’amitié et la franche camaraderie qui les unit leur permettent de surmonter la dureté des conditions d’un travail déshumanisé, accrues par un capitalisme grandissant qui déjà n’à que les mots de productivité et de rendement à la bouche, les patrons installant des boites noires sur les camions pour ‘espionner’ ses salariés, chipotant sur la moindre pause ou minime changement de trajectoire. Trivialité de leur vie, horizon plus ou moins bouché, désenchantement qui conduisent à une absence d’espoir, à une extrême fatigue voire à de mauvaises colères qui ne sont pas sans conséquences, l’une d’elle allant conduire au licenciement de Jean qui ne supporte pas l’humiliation de sa hiérarchie ni le mouchardage de ses collègues.
Sa seule bouée de survie aura été sa rencontre avec Clotilde (mémorable et touchante Françoise Arnoul, déjà partenaire de Gabin dans le French Cancan de Renoir, et qui tournait pour la troisième fois avec Verneuil), serveuse dans un relais routier qui doit supporter les mains baladeuses des clients autant que la méchanceté et l’égoïsme de sa mère, qui refuse non seulement de lui prêter de l’argent mais aussi de l’héberger lors d’une séquence à priori guillerette mais qui s'avère glaçante, aux abords d’un kiosque à musique. Elle travaillera ensuite comme servante dans une maison de passe miteuse aux murs suintants d’humidité que Verneuil dépeindra avec une rare puissance d’évocation. Une romance sincère prend tournure entre ces deux 'solitudes', mais trop peu de moments peuvent lui être consacrée pour prétendre parvenir à les rendre pleinement heureux, le couple n’ayant parfois même pas le temps de se retrouver pour un peu d'intimité, entre deux arrêts plus que rapides au relais où travaille la jeune femme. Quant à l’étonnant dernier quart d’heure, Verneuil prend le risque d’ennuyer le spectateur en coupant expressément la musique et en étirant plus que de coutume la longue séquence nocturne durant laquelle, au volant d’une bétaillère, Jean se retrouve perdu sur une route de campagne embrumée avec à ses côtés une Clotilde très mal en point après s’être fait avorter (encore un thème pas très courant pour l’époque). Bien lui en a pris puisque la tension et la tragédie qui se profile n’en sont que plus prégnantes et étouffantes.
Le Fatum musical de Joseph Kosma, durant les toutes dernières minutes, avec ses séquences rythmiques lourdes de tragédies inéluctables, font bien comprendre aux spectateurs que l’idylle pourtant sincère est condamnée à l’échec voire plus… sans en dévoiler davantage. La fusion parfaite entre musique, photographie, montage et mise en scène aux ultimes moments du film confirment tout le bien que l’on peut penser de ce poignant drame humain, magistral de bout en bout. Naturalisme épuré de la photographie de Louis page, soins apportés aux décors de studio et très bons choix concernant les extérieurs comme les rues de Paris, les routes de province ou le port de Bordeaux, pudeur et sobriété de la mise en scène cependant non dénuée de fulgurances, intensité de la direction d’acteurs, rôle important de la musique et des silences… Des gens sans importance se révèle être un film qui en a (de l’importance), grâce avant tout à la forte implication du cinéaste Henri Verneuil qui voulait enfin trouver une certaine légitimité auprès de la presse intellectuelle, tout autant que de son public. Quant à Jean Gabin, il est tout bonnement parfait, plus vrai que nature en routier, tout comme il le fut ou le sera en commissaire, majordome, homme politique, truand, alcoolique… La suite de sa collaboration avec Verneuil, je vous laisse en juger à la simple vue des titres que tout le monde connait : Le Président, Un singe en hiver, Mélodie en sous-sol, Le Clan des Siciliens... On a connu plus mauvaise liste ! Un immense Gabin formidablement bien entouré par toute une galerie de seconds rôles, parmi lesquels, outre les noms déjà évoqués, Paul Frankeur, Robert Dalban, Lila Kedrova, Héléna Manson…
Sorti la même année que Gas-oil de Gilles Grangier, dont le récit se déroulait dans le même milieu professionnel, avec déjà un Jean Gabin en conducteur de camions, Des gens sans importance fera un million d’entrées de moins mais obtiendra cependant un beau succès d’estime. Il sera enfin consacré par une critique qui aura malheureusement ensuite envers Verneuil la mémoire un peu courte. Un sommet du cinéma français dans le domaine du réalisme social, un film empreint d’une certaine poésie du quotidien et qui transpire l’authenticité et la détresse. Un film juste, sensible, douloureux, prenant, intense et déchirant, sans cependant d’emphase mélodramatique, et qui montre une vraie tendresse pour ces gens sans importance dépeints sans aucune condescendance.
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Des gens sans importance
Combo Blu-Ray/DVD
Sortie le 22 octobre 2018
Editions Coin de Mire