Critique de film
Le film
Affiche du film

Détective

L'histoire

Jim Fox Warner (Johnny Halliday) n’a plus que la victoire à la boxe de son poulain Tiger Jones (Stéphane Ferrara) sur laquelle compter pour éponger les dettes qu’il doit à la mafia. Autour de lui, échange tout un microcosme lié de près ou de loin au mauvais côté de la loi, d’un pilote impliqué dans des affaires louches (Claude Brasseur) et son épouse (Nathalie Baye) ayant accepté la prostitution occasionnelle, à l’Inspecteur Neveu (Jean-Pierre Léaud) empêtré dans son enquêtes sur des meurtres.

Analyse et critique

« Elle m’a dit qu’à chaque moment grave de mon existence, j’avais qu’à l’ouvrir au hasard – et que je tomberais toujours sur quelque chose de valable pour moi. Ça fait trente ans – et dès que je l’ouvre, il y a toujours quelqu’un qui arrive et j’ai encore jamais rien lu. »

Le cinéma de genre est le domaine filmique par excellence du mercenariat et c’est bien à sa façon godardienne (narquoise : il n’est pas très clair qui y est le détective du titre) ce qu’est Détective. C’est aussi, comme bien d’autres de Jean-Luc Godard, un film dont le cinéma lui-même est en grande partie le sujet et qui clarifie la défiance qu’il n’a cessé d’avoir vis-à-vis du vedettariat, sans pouvoir ni vouloir s’en détacher complètement. Son œuvre se fait ici plus contre qu’avec les stars qu’elle convoque et qu’elle explique subir. À l’origine du film, il y a le besoin d’argent du cinéaste pour terminer la post-production de Je vous salue Marie. Avant d’en arriver au point où il signera un contrat avec Golan et Globus de la Cannon à une terrasse sur une serviette de table (King Lear), il accepte ici une commande d’Alain Sarde, dont il n’est pas à l’origine du scénario et dont il n’a pas non plus choisi le casting. Il y adjoint toutefois quelqu’un de son choix : Johnny Halliday. L’aspect mercenaire de l’aventure n’est pas pour déplaire au cinéaste, qui la revendique, se référant aux grands peintres ayant œuvré pour des mécènes qui choisissaient parfois pour eux leurs sujets. Or, moins qu’à un exercice de style inspiré du film et de la littérature noirs (comme pouvait l’être le Hammett de Wim Wenders), c’est à un brûlot antimoderne (chargeant d’acidité la nostalgie inhérente au projet néo-noir avec son recours à des styles et des figures du passé) qu’il aboutit. Avec Détective, Godard affiche en substance les lieux, les gens et la manière de tourner qu’il a fui dans son exil lémanique. La métaphore pugilistique introduite dans le film vaut comme attitude globale, dont l’équipe sera la première à faire les frais.

Le tournage est notamment le lieu d’une scène entrée dans les annales (elle a constitué un épisode de Cinéma, Cinémas) où le cinéaste humilie publiquement Bruno Nuytten, chef-opérateur qu’il n’a pas choisi et que Sarde a engagé. Si l’incident peut avoir à un certain degré été orchestré (une équipe tv était de façon commode présente au moment de ce coup d’éclat), la colère de Godard ne vient pas de rien : alors que Johnny, de dos, face à Paris, mêle récriminations du prophète Jérémie sur les villes maudites et complainte d’esthète sur la lumière dure de l’Île de France, Nuytten se plaint précisément à la caméra que la scène -en contre-jour- n’est pas bien éclairée. Il gagne là l’occasion de cristalliser l’impatience du cinéaste avec la caste des techniciens, dont le coup de sang prend des proportions délirantes. Se lançant dans un tunnel sur l’histoire des caméras Arriflex, il finit par accuser l’autre d’être rien de moins qu’un membre de la Waffen-SS malgré lui pour son incapacité à se défaire de critères routiniers de professionnel de la profession. Le développement paraît trop élaboré pour être parfaitement spontané, probablement Godard avait-il préparé cette lancée de fiel face à d’autres techniciens qu’il considérait ne pas avoir lu le script au vu de leurs réserves à faire autrement que conventionnellement. Une partie du problème est qu’il est alors lui-même, et de façon autodidacte, devenu un technicien doué, dans une volonté de déconstruction qui va dans sa logique même contre la pratique établie (côté audio, le montage sonore et l’usage pionnier du stéréo sont des points forts du film). Tournage acrimonieux, voire bilieux, il se fait avec une hostilité marquée pour presque toutes les figures établies qui le peuplent… et même celles qui n’ont pas le luxe de déjà l’être - dans une identification amusée au Stroheim qui sur un petit écran incarne un metteur en scène gueulard et sadisant.

À l’exception de Nathalie Baye incarnant une femme plus mûre (et possédant davantage de relief), entre ses acteurs évoquant la Nouvelle Vague (Jean-Pierre Léaud et Claude Brasseur avec qui Godard a déjà tourné, tandis qu’un détail de l’intrigue rappelle La Chinoise), un passé plus lointain du cinéma français (Alain Cuny, tandis que La Belle et la Bête apparaît sur un écran de télévision), d’un côté, et ses débutantes des années 80 sur-sexualisées de l’autre, le film dresse un état des lieux du cinéma français se divisant à l’heure du moment entre has-beens et chair fraîche. C'est une certaine tendance du cinéma français qui se voit satirisée quand les présentations sont faites entre lui qui a cinquante ans, elle qui en a dix-huit, et qu'il est dit à l'une de bien être gentille avec l'autre. Dans la volonté de rabaissement, les secondes ne s’en tirent pas mieux que les premiers. Alors qu’il a déjà été fait grand cas à ses apparitions en « Princesse des Bahamas » de la poitrine dénudée d’Emmanuelle Seigner, Godard lui demande lors de son troisième jour de tournage de maintenant enlever sa culotte. Elle s’y refuse, lui déclare ne l’avoir engagée que pour son cul, ce qui décidera de son départ du plateau le jour même. Le premier long-métrage de Julie Delpy est l’occasion, dans son apparition en clarinettiste, d’un plan où une main d’homme empoigne son instrument tandis qu’elle reprend en bouche l’anche de celui-ci. Avec l’Evian vaporisée au visage d’Anna Karina dans Anticipation, ou l’amour en l’an 2000, c'est là le plan le plus obscène de l’œuvre fictionnelle du cinéaste (ce motif pornographique se voyant poussé jusqu'à l'ondinisme dans sa frange essayiste de l'image d'archives). En dépit de son graveleux, cette réification est moins venimeuse que celle, moins apparente, des comédiens plus âgés dont les stratégies conventionnelles d’incarnation apparaissent comme faisant obstacle à la capacité de se faire modèles à l’écran. Ils s’y retrouvent alors présentés moins comme les sujets d’une interprétation que les objets d’une déception. L’absence de réciprocité, la nature instrumentale de tout échange, la duplicité qui ne cache rien que du vide, cadrent avec un récit faisant de la prostitution une condition universelle et de l'argent sale la source de financement par défaut.

À peu de choses près, seul Johnny, en grande partie parce qu’il n’est pas vraiment acteur et qu’il peut donc faire face caméra les choses simples qui le transforment en ce modèle (et pour une part encore plus cruelle, parce que les musiciens contrairement aux comédiens savent faire des choses et pas juste faire semblant de savoir en faire), échappe à ce double reproche, celui de l’incapacité et à accomplir des actions non-psychologisées et à se faire force de proposition. La violence de cette brimade, de ce rapport, naît chez le metteur en scène d’une profonde déception, de nature amoureuse. « Mais on découvre qu’aujourd’hui, c’est la guerre! Or, tout de même, on n’est pas en Éthiopie, on n’est pas en Iran… On est dans un film où on est payé, où on a un oreiller, une douche, des croissants. Mais on sent un rapport de force où tu te dis : si je ne veux pas être tué, c’est moi qui dois tuer. Moi j’essaie de dire que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je l’ai vu sur Je vous salue Marie, sur Prénom Carmen : si tu n’es pas dans la convention, il y a un manque. De temps en temps, on retrouve quelque chose, je dis à un acteur : mais regarde le geste que tu es en train de faire, là, ça va, mais reste comme ça, je suis seul aussi. Moi j’essaie simplement de dire : voici la situation, Messieurs, nous sommes là, quel est votre avis, vous avez le droit de le dire et j’en tiens compte, sinon vous ne seriez pas là… J’ai même besoin de votre avis, sinon je vous donnerais des ordres. Mais eux arrivent avec cette idée que ça va être la guerre. (…) Mais on est forcé d’entrer dans des relations un peu personnelles, à ce moment-là, de parler un peu de soi. Moi, j’ai l’habitude de parler de moi « dans » les films. Ils savent beaucoup de choses sur moi, mais moi je ne sais pas grand-chose sur eux. Avant je m’en foutais qu’on me considère comme le génie-qui-travaille-dans-son-coin, le marginal. Maintenant je ne m’en accommode plus, et je leur rappelle que c’est moi qui suis allé les chercher pour leur demander de faire un film, et qu’il faudrait qu’eux aussi fassent un pas. Johnny, lui qui est superprofessionnel là où il est, le fait, ce pas, par profession. Il vient voir le mixage, parce que c’est un homme de son. On a changé la musique, il vient voir la nouvelle musique. Alors, je me dis : "voilà un professionnel." » (1)

Si le rapport entre les deux hommes sera bon, la rencontre, de nature assez publicitaire, entre JLG et Johnny n’aboutira pas à un succès particulier en salles. La présentation cannoise du film restera surtout comme le moment de l’entartrage de Godard avant une conférence de presse. Film fait de citations livresques innombrables, dédié à des mavericks et contrebandiers américains (John Cassavetes, Clint Eastwood, Edgar Ulmer), il tire sa force de fascination de l’alliage de pureté plastique et d’aspérité narrative, ou dans le jeu, qui mêle le chaud et le froid dans un bain à température instable. Inconfortable et mal-aimable, quelque peu insaisissable (quel personnage est à tel ou tel moment désigné comme le Prince ?), il se tient à la jonction d’une œuvre avortée et d’un chef-d’œuvre trop méconnu dans la filmographie godardienne. The Story, production aux États-Unis qui se ne se concrétisera finalement jamais, devait faire se rencontrer à l’image Robert De Niro et Diane Keaton, dans un film au sujet des liens entre la pègre et le monde du spectacle. Il est question de manière fantomatique de cette imbrication ici, quand un vieux malfaiteur lit Leonardo Sciascia au sujet de la mafia tandis que sa petite-fille tient entre les mains un numéro du Time Magazine consacré à celle-ci sous des projecteurs. Détective témoigne d’une passion générationnelle pour la Série noire, de grosses piles d’ouvrages très identifiables de la collection y apparaissant. Encore avec Jean-Pierre Léaud en boule de nerfs à vif, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma rendra un hommage (plus poignant) à cette dernière. Film plus authentiquement littéraire il témoignera d’une profondeur autrement supérieure. C’est sur le plan de l’éclat, de la surface, que Détective l’emporte, le cadrage se rapprochant dans ses meilleurs moments de la peinture (quand à la surexposition dure succède des clairs-obscurs consciemment picturaux). Ici, hors du jeu et de la narration, Godard touche au meilleur de la dialectique mécénat/mercenariat. Avec un tel sens du cadre, une maîtrise si acquise dans la composition, il ne peut plus percevoir celui qui se tient entre la caméra et lui que comme un encombrement. Son erreur ici était de ne pas avoir immédiatement assumé de tout prendre en main. « Elles filment aussi la nuit ces saloperies de petites caméras japonaises ? »

(1) entretien avec Alain Bergala, Pascal Bonitzer, Serge Toubiana, Cahiers du Cinéma n°373, juin 1985, in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard Tome I, Éditions des Cahiers du Cinéma, 1985, pp 623-624.

Source biographique :  Everything is Cinema - The Working Life of Jean-Luc Godard, Richard Brody (2008, Paperback Ed.), trad. française : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité)

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