L'histoire
Douze jurés d’un procès pour meurtre sont réunis dans une salle de délibération pour statuer sur la culpabilité d’un jeune homme accusé du meurtre de son père. Il fait chaud, et les indices à charge ne manquent pas, à tel point que certains membres du jury sont déjà prêts à repartir. Mais un homme, un seul, le juré n°8, demande à réétudier certains éléments du dossier.
Analyse et critique
Il y a, indéniablement, une différence de perception de 12 hommes en colère (version 1957) selon le côté de l’Atlantique où on se place. Côté européen, le film est apprécié avec une politesse réservée, probablement due à son dispositif ici perçu comme trop littéraire, et souvent jugé trop "théâtral" (ce qui tient au passage du contre-sens, si on prête attention au travail spécifiquement cinématographique de mise en scène de Sidney Lumet, dont il faut continuer à clamer qu’il fut l’un des plus importants cinéastes américains du XXème siècle). Côté américain, le film – sans avoir à l’époque de sa sortie été un immense succès – a progressivement acquis ses galons de classique patrimonial, et fait désormais partie, au sein de l’inconscient collectif américain et aux côtés de quelques Capra, des Raisins de la colère ou de Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird) (1), de ces films qui incarnent une certaine idée conceptuelle (dont on pourrait débattre de la réalité effective, mais peu importe ici) des Etats-Unis d’Amérique tels qu’ils aiment s’envisager : un espace de cohabitation où, malgré les difficultés, les désaccords ou l’adversité, une certaine idée du Bien (voire du Bon) finit toujours par renverser les injustices.
Courant 1995, et tandis que l’Amérique se passionne pour le feuilleton judiciaire et médiatique que constitue le procès O. J. Simpson, William Friedkin décide de montrer le film à ses fils. Le revoyant, il est alors doublement stupéfait : d’une part, plus de quarante ans après son écriture (2), le propos du film n’a rien perdu de son acuité ; d’autre part, il s’enrichit même alors de résonances inattendues avec cette brûlante actualité. Ni une ni deux, Friedkin contacte les responsables de Showtime et leur propose une nouvelle adaptation, rapidement mise en boîte (le dispositif du script induit une économie de production à laquelle il était difficile de rester insensible…). Face à son remake, la question que nous allons donc nous poser, ici, n’est pas tant « le téléfilm de Friedkin est-il aussi bien que le film original ? » (pour d’infinies raisons, soyons honnêtes, la réponse est non), mais « qu’est-ce que ce qui, dans ce contexte comme dans ses propres préoccupations de cinéaste, a mené ce wild dog de Friedkin à se dire qu’il était alors temps de proposer une autre version de 12 hommes en colère ? ».
En premier lieu, rappelons que l’une des grandes vertus du script de Reginald Rose est d’aborder son sujet (la délibération relative au procès d’un jeune latino-américain accusé d’avoir tué son père) avec une certaine hauteur d’enjeu : la question qui vibre au cœur de 12 hommes en colère, ce n’est pas tant celle de la culpabilité du jeune homme, mais celle de la décision prise par le jury. Autrement formulé (et la nuance est de taille), dans un premier temps, le juré #8 ne vote pas contre le reste du jury parce qu’il pense que le jeune homme est innocent, mais parce qu’il considère qu’il demeure un doute raisonnable relativement à sa culpabilité, et qu’en vertu de ce doute, il ne se voit pas engager sa responsabilité dans un verdict qui pourrait mener à une condamnation à mort. En tant que spectateur, on peut d’ailleurs, selon l’angle avec lequel on regarde 12 hommes en colère (et quelle version on regarde...), continuer à penser que le jeune homme est coupable (son innocence n’est guère plus établie que sa culpabilité) mais accepter la légitimité des conditions de son acquittement. Ce que 12 hommes en colère dit, c’est que la décision collective, prise au terme d’un débat délibératif, possède un poids moral et social largement supérieur à celui d’une quelconque opinion individuelle.
Ces problématiques liées à la justice des hommes, à la violence (au Mal, en opposition au Bien ou au Bon évoqué plus tôt) qui sommeille en chacun de nous, et à la mesure de la culpabilité individuelle, sont de facto, irrésistiblement attachées à l’entièreté de la filmographie de William Friedkin, depuis le film marquant ses débuts, The People vs. Paul Crumb (documentaire de 1965 sur un condamné à mort attendant son exécution, et dont la peine sera ensuite commuée en prison à vie suite aux défaillances dans l’enquête mises en lumière par le film) jusqu’à son ultime réalisation, le drame juridique L’Affaire de la mutinerie du Caine, sorti en France sur Paramount+ en janvier 2024, quelques mois après la disparition du cinéaste.
Sa version de 12 hommes en colère est diffusée aux Etats-Unis le 17 août 1997, et cela appelle quelques éléments de contextualisation. Le premier concerne la carrière de William Friedkin, alors dans l’un de ses plus notables creux : les échecs successifs de Blue Chips puis de Jade ont contribué à poursuivre le déclassement auprès des studios d’un cinéaste dont la notoriété s’était aussi forgée, dans les décennies précédentes, sur la liberté et l’indépendance qu’il avait conquises face à ces mêmes studios. Il tourne alors régulièrement pour la télévision des œuvres tout à fait impersonnelles. Rétrospectivement, l’un des derniers films qui porte véritablement son empreinte d’auteur remonte à une dizaine d’années, et mérite d’être mentionné ici : Rampage (Le Sang du châtiment, en vf) date en effet de 1987, mais le film avait été très peu vu, suite à la faillite de sa société de distribution. A sa manière, ce film éclaire la version à venir de 12 hommes en colère d’une façon particulière : Rampage décrit en effet les meurtres d’un tueur en série, Charles Reece, et l’enjeu de son procès, qui occupe une grande partie de la deuxième moitié du film, est d’évaluer dans quelle mesure celui-ci est sain d’esprit ou pas, afin de déterminer si la peine capitale doit lui être infligée. Le protagoniste principal du film est alors moins Reece que le procureur Fraser, avocat a priori opposé à la peine de mort mais qui décide de plaider pour celle-ci, compte tenu de l’atrocité des crimes commis et des risques évidents de récidive. Dans le montage initial du film, imparfait mais puissant, le spectateur est laissé face à une forme d’irrésolution, de vertige même, Reece décidant de se donner lui-même la mort en prison. Sauf qu’en 1992, William Friedkin propose un remontage (parfois qualifié de « révisionniste », c’est un peu plus compliqué que cela, dans la mesure où le film initial, justement, ne décide rien) du film, dans lequel les éléments nouveaux ou les changements infléchissent assez largement dans une direction pro-peine capitale : à un dialogue initial appuyant sur la préméditation des meurtres répond un panneau final menaçant qui explique que Reece (qui survit, dans cette version) a toutes les chances de bientôt ressortir de prison… Ce changement, indépendamment de toute considération qualitative, révèle le cheminement intime qui est alors celui du cinéaste : lui qui, quand il tournait The People vs. Paul Crumb, était un jeune homme progressiste résolument anti-peine de mort, a vieilli et tend à considérer, désormais, qu’il existe certains types de crimes (ou plutôt certains types de criminel) pour lesquels elle se justifie pleinement. Et il constate que cette prise de décision, qui n’est jamais anodine, répond parfois autant à des règles judiciaires qu’à des enjeux politiques.
Le deuxième élément de contexte, on l’a déjà mentionné, est la tenue, courant 1995, du procès O. J. Simpson. Cet ancien joueur de football américain, populaire et charismatique, était accusé du meurtre de son ex-femme Nicole et d’un ami de celle-ci, et son procès reste une date marquante dans l’histoire judiciaire des Etats-Unis pour son traitement médiatique : pour la première fois, une caméra présente en continu lors des débats permet aux spectateurs de se tenir informé de l’avancée de l’instruction, et le grand public se prend alors d’une passion démesurée pour cette affaire. D’autant plus quand l’argumentaire avancé par la défense oriente le procès vers des questions ethniques qui ravivent les tensions raciales déjà à l’origine, suite à l’agression de Rodney King, des émeutes de Los Angeles en 1992 . La stratégie, payante, de la défense conduit au pénal à un verdict de non-culpabilité de Simpson, quand bien même celui-ci fut reconnu au civil responsable des deux morts. Friedkin voit cette issue comme une confirmation de son intuition : un verdict est autant une affaire politique que judiciaire. Il détermine alors ce qui sera son approche personnelle de 12 hommes en colère : le film original (et le script de Reginald Rose dont il était issu) se concentrait sur les psychologies individuelles et avait des intentions d’ordre moral ; sa version à lui sera foncièrement politique. Plus ambiguë. Et plus rageuse.
La première chose qui frappe, en découvrant les 12 hommes en colère de William Friedkin, est qu’il s’agit d’un film en couleurs : les nuances de gris de la photographie de Boris Kaufman ont ici laissé place à une palette plus variée ; et à l’uniformité du jury original formé de douze hommes blancs en costumes répond la diversité sociale et ethnique (3) d’un jury beaucoup plus cosmopolite, avec quatre afro-américains, deux italo-américains et deux ressortissants d’Europe de l’Est (dont l’un joué par un acteur latino, Edward James Olmos). Leurs tenues ou leurs attitudes révèlent également leurs différences de classes sociales, avec un contraste fort, par exemple, entre le juré n°4 (éduqué, éloquent, qui fréquente les milieux boursiers) et son voisin, le juré n°5, en t-shirt et issu des quartiers défavorisés. En première lecture, on pourrait estimer qu’il s’agit de commenter une évolution positive d’une société américaine s’ouvrant à la pluralité, y compris dans des lieux aussi symboliques que des jurys d’assise (on sait que, dans les faits, les jurés potentiels issus de minorités ont longtemps été récusés, soit parce qu’on les jugeait inaptes intellectuellement, soit à cause d’une supposée indulgence vis-à-vis des prévenus) – ce serait mal connaître Friedkin, qui n’aime rien tant qu’asseoir ses protagonistes sur des poudrières.
Bien que les mots employés soient les mêmes, ceux de Reginald Rose, ces différences ont un effet direct sur la manière dont nous les percevons : les pronoms, le « we » et le « they » régulièrement employés leurs des débats, se chargent ainsi du poids des préjugés stigmatisants, qu’ils soient sociaux ou ethniques, ramenant chaque individu à son appartenance à un « autre » groupe, et ravivant les hostilités de tous ordres. Le cas du juré n°10 est probablement le plus éloquent : si dans le film de Lumet, Ed Begley composait un homme du passé, rétrograde et raciste, qui par contraste renforçait la concorde de presque tous les autres membres, Mykelti Williamson apporte ici une tout autre énergie. Celle d’un Black Muslim bien plus jeune, plus agressif, qui vient acter une forme de division générale. Les tensions ont bougé, mais fondamentalement elles demeurent, plus virulentes que jamais.
Car finalement, si le sentiment dominant, à la fin du film de Lumet, était celui suggérant que, malgré tout, une forme d’espoir en l’humanité pouvait demeurer (ces gens-là n’avaient rien en commun, ils ont su trouver un accord juste), ce sentiment est presque totalement absent à la fin du Friedkin, qui les laisse repartir presque tous (à deux exceptions près) dans leurs directions respectives, avec la sensation qu’ils n’espèrent jamais avoir à se recroiser. Incidemment, un des aspects a priori les plus critiquables du film viendrait presque intensifier la force de cette conclusion désabusée : on peut, en effet, dès le départ, trouver pour le moins hétéroclite ce casting qui brasse large (d’Ossie Davis à William Petersen ou de Tony Danza à Hume Cronyn). Mais cette impression qu’ils donnent d’opérer chacun dans son registre, de façons difficilement conciliables, s’accordent finalement assez bien avec le propos du film...
En termes de mise en scène, là aussi, Friedkin tourne le dos à Lumet (dont la précision d’orfèvre, du choix des angles de prise de vue à celui des focales, répondait à un impératif de progressivité dans la narration) et opte pour une captation à vif, avec une caméra mobile, agressive, qui traque une forme de nervosité, de confusion voire d’épuisement (la notion de « temps réel », propre au script de Reginald Rose, est ici mise de côté) : on suinte et on étouffe dans cette salle, pas tant à cause des conditions météorologiques orageuses qu’à travers cette rage désordonnée, sourde, impossible à canaliser, éprouvante à souhait.
On l’a dit, les années 90 ne constituent pas la décennie la plus glorieuse de la carrière de William Friedkin – on peut toutefois, rétrospectivement, trouver dans ce téléfilm un peu oublié des germes de cette énergie rageuse, brute, qui marqueront son retour au premier plan dans les années qui suivront : des films comme Traqué, Killer Joe ou surtout Bug viendront rappeler à quel point le cinéaste ne s’épanouissait jamais tant que dans les ressacs du chaos.
(1) En 2003, l’American Film Institute avait établi une liste des plus grands « héros positifs » de l’histoire du cinéma américain qui, toutes choses égales par ailleurs, dresse un relevé topographique assez précis de ce qui relève de la conception locale de l’héroïsme : derrière Atticus Finch (en 1ère place), George Bailey (9ème), Jefferson Smith (11ème), Tom Joad (12ème) ou le juré #8 (en 28ème place) y figurent tous en bonne position.
(2) le script de Reginald Rose avait été écrit en 1954, dans le contexte post-maccarthyste, pour une diffusion télévisuelle « en direct » alors supervisée par Franklin J. Schaffner
(3) Pas de diversité de genre : il s’agit toujours de 12 hommes en colère, même si la juge est ici une femme (Mary McDonnell, à mi-chemin entre Danse avec les loups (1990) et Battlestar Galactica (2004))