Critique de film
Le film
Affiche du film

Drowning by Numbers

L'histoire

Trois jeunes femmes portant le même nom commettent chacune un meurtre, celui de leur mari qu'elles noient qui dans une baignoire d'étain, qui dans la mer et qui dans une piscine. Elles perpétuent cet acte en toute impunité tenant dans leur filet un juge d'instruction amoureux de chacune d'elles...

Analyse et critique

Peter Greenaway signe une petite merveille de comédie noire avec Drowning by numbers, dans lequel comme à son habitude se disputent un concept audacieux et une intrigue plus ludique. L’idée est de formellement plier l’esthétique du film à un principe mathématique, avec tout au long du récit un décompte inversé de 100 à 0 qui s’inscrit de manière astucieuse à l’écran. Ces apparitions chiffrées sont tour à tour explicitement visibles ou plus subtilement présentes, dans un élément de décor, un accessoire, la tenue d’un personnage (les numéros de dossards sur les coureurs) voire un dialogue où le numéro attendu est énoncé par un protagoniste. Cette facette est explicitée dans la scène d’ouverture où une fillette saute à la corde en comptant et énumérant les noms de cent étoiles. Ce lien aux étoiles introduit indirectement un questionnement sur la destinée, que Greenaway mélange à ce concept de formule mathématique, et de jeu dans différents éléments répétitifs du récit.

Il y a à la fois une symétrie et quelque chose d’inéluctable dans le parcours des trois héroïnes d’âges différents mais partageant le même nom, Cissie Colpitts, et répétant les mêmes actions meurtrières. Il y aura d’abord la Cissie d’âge mûr (Joan Plowright) qui, lassée par la vulgarité et les infidélités de son époux Jake (Bryan Pringle)  va profiter de l’ébriété avancée de celui-ci pour le noyer dans sa baignoire. Cela semble ouvrir une réflexion sur la tournure inévitablement toxique des relations homme/femme, ou plus spécifiquement de l’institution du mariage. Si l’époux de la plus âgée des Cissie se signale par sa paillardise, Hardy (Trevor Cooper) celui de la Cissie trentenaire (Juliet Stevenson) pèche lui par sa chasteté et sa pudibonderie qui laisse sa femme frustrée. Une péripétie lui permettra à son tour de noyer l’importun en pleine mer. On trouve enfin la Cissie jeune adulte (Joely Richardson), seulement fiancée à Bellamy (David Morrissey), un vaurien qui lui préfigure même destin conjugal funeste duquel elle préfèrera prendre les devants en le noyant à son tour dans une piscine – le temps d’un cours de natation qui tourne court.

Cette répétitivité se joue aussi quant aux conséquences des crimes, nos meurtrières s’assurant par la séduction la mansuétude de Madgett (Bernard Hill), le juge local amoureux d’elles. Peter Greenaway met en place dans le fond, la forme et la narration ce principe du leitmotiv mathématique, géométrique, dans un dispositif ludique. Smut (Jason Edwards), le jeune fils de Madgett, est un enfant facétieux dont toute la vision du monde s’articule sur ce principe du jeu. Les adultes sont des pions s’agitant sur des plateaux à ciel ouvert dans des jeux farfelus (tous issus de l’imagination de Greenaway) où leur « rôle » annonce leur destin dans l’histoire, et les compositions de plan soulignent le côté macabre même si l’inspiration picturale (ici la peinture post-renaissance) est moins explicite que dans d’autres films - avec ce cadre rural du Norfolk entre passé et présent doté d’éléments modernes.

Les aléas de production amenèrent le film à être tourné en automne alors que l’atmosphère voulue était estivale, mais Greenaway joue de ce décalage pour accentuer la théâtralité. Des feuillages verdoyants sont collés sur la végétation dépenaillée, la photo de Sacha Vierny par certains de ses éclairages artificiels s’éloigne du naturalisme pour façonner un véritable espace mental (la conclusion en barque) par cette nature factice. Tout cela renforce l’inspiration du folklore et du conte pour Greenaway qui revisite Three Billy Goats Gruff/Les Trois boucs bourrus, conte populaire norvégien du 19e siècle. La bande-originale de Michael Nyman – guidé comme souvent par Greenaway sur des variations de grand compositeur classique, ici le mouvement Sinfonia concertante pour violon, alto et orchestre en mi bémol majeur, K. 364 de Mozart – joue avec brio sur ces ruptures de ton en renforçant la boucle irrépressible des évènements par sa nature hypnotique et répétitive.

Le charisme et la truculence du casting (autant le trio féminin que Bernard Hill) empêche l’ensemble de n’être qu’un pur exercice cérébral, et le tragique s’invite peu à peu sans prévenir. A l’oppression et faillite masculine qui auront guidé les crimes des trois femmes répond la duplicité de ses dernières envers un Madgett guère plus recommandable. Ce procédé renvoie chacun dos à dos dans cette impasse du rapport homme/femme. Un des signes avant-coureurs sera lorsque le jeune Smut par amour pour la jolie sauteuse de corde, va se mutiler en s’infligeant de façon « artisanale » une circoncision sur la demande cette dernière. Tous les motifs rieurs mis en place virent ainsi au funèbre dans une conclusion saisissante de noirceur, le cynisme et l’hypocrisie scellant l’attirance des adultes, et balayant l’innocence des enfants. Greenaway entremêlera avec davantage de flamboyance et d’émotion encore réflexivité et mélodrame dans Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989), mais impressionne ici en faisant de la malveillance humaine ordinaire une implacable logique de théorème mathématique.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 22 mars 2024