L'histoire
Prise pour cible lors de l’inauguration de son nouveau jeu, eXistenZ, par des fanatiques opposés à toute réalité virtuelle, Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh) s’enfuit avec un petit employé, Ted Pikul (Jude Law) du lieu de l’attaque. La réponse à leurs problèmes doit se trouver dans le jeu lui-même, ne pouvant se pratiquer qu’au prix de la greffe d’un « bioport » et qui se joue corps et âme, comme si sa propre vie en dépendait. De fait, il n’y a ici nulle différence entre eXistenZ et ce que ce terme désigne ordinairement.
Analyse et critique
« The possibilities are so great and people are programmed to accept so little. »
Tout commence en 1995, lorsque David Cronenberg part pour le magazine Shift, à Londres sous la supervision de Scotland Yard, à la rencontre de Salman Rushdie en personne après qu’une fatwa ait été émise à son encontre suite à la publication des Versets sataniques. « C’était parce que son affaire mettait en cause la liberté, la liberté des écrivains et la liberté d’expression qui est le fondement de mes positions politiques. Tout dérive de là : nous ne pouvons pas réprimer les pensées des autres, et la censure est un outil extrêmement dangereux qu’on ne devrait utiliser que de manière infiniment judicieuse et intelligente et d’une manière qui pourrait même parfois choquer les gens. (…) Tenter de faire taire les gens ne fait pas disparaître leurs pensées, et l’on ne peut pas bâillonner la pensée. Il pourrait donc m’arriver de défendre le droit de certaines personnes à s’exprimer qui surprendrait les gens qui me connaissent. » (1) (Outre la question de l’obscénité en art, de la frilosité des comités de subventionnement et des chartes de bon comportement sur les plateaux qui peuvent aller jusqu’à prohiber certains genres de plaisanteries, Cronenberg développe pour étayer ce principe sur le droit des extrémistes politiques à publier leurs idées, prenant l’exemple pour ainsi dire canonique du négationnisme.) Cronenberg et Rushdie échangent à bâtons rompus dans une conversation qui les mène parmi plusieurs sujets (il y est question des tendances manipulatrices qui vont avec le fait d'être metteur en scène et, de manière intéressante au vu du principe défendu, de diffamation de la part des tabloïds), sur celui des… jeux vidéo, de la question houleuse de si un jeu peut au final être considéré comme une œuvre d’art (tous deux s’accordant sur une conclusion négative). Quelque chose naît à ce moment en germe dans l’esprit du cinéaste, l’idée d’une artiste, qui serait justement une créatrice de jeux vidéo, elle-même poursuivie pour une fatwa, non pas par des intégristes religieux, mais par des « Réalistes » (Platon ne voulait-il pas déjà chasser les poètes de la Cité au nom de leur imitation fallacieuse du réel ?) réfractaires à l’imaginaire – et à toute forme d’humour, dont le film regorgera dans sa forme achevée. Les attaques ad personam dont il fera l’objet à la sortie de Crash renforceront cette préoccupation pour la haine des indignés.
eXistenZ est le premier scénario original qu’il signe depuis Vidéodrome, partageant bien des points avec cette autre étude des réalités parallèles, de la parole faite chair, de même qu’il élabore une certaine forme de comédie de l’organique voisine de celle du Festin Nu (Ian Holm à nouveau de la partie). En un sens, c’est un film récapitulatif (alors même qu'il traite de façon sardonique de la question du fan-service, les genreux qui n’ont pas supporté que Crocro ne reste pas pour toujours leur doudou auront pu lui reprocher un élément de redite en trop théorique). En un autre, avec son hiératisme affiché, une raideur narquoise, une place proéminente accordée au discours (quoique le jargon semi-pataphysique n’a jamais été absent de ce cinéma), il fait montre d’un alliage d’épure et d’ironie appelée à devenir sa nouvelle manière. Forcément, nous sommes dans un jeu virtuel tel qu’il s’en produisait au tournant des années 2000 : pas de marques sur les habits, pas de motifs textiles trop élaborés ou de détails décoratifs superflus... Telle station-service s’appelle "La Station-Service", tel magasin de ski "Le Magasin de ski", tel restaurant chinois "Le Restaurant chinois", etc. Tout est essentialisé, réduit à sa plus simple expression, son signifiant littéral. Les personnages joués par des acteurs peuvent se mettre en pause comme dans une partie (un élément tendu quant à la cohérence interne du film tient au fait que ceux-là même s’avéreront incarnés par de « vrais » joueurs). Refusant presque tout recours à la technologie virtuelle (à l’exception d’une petite créature amphibienne à l’incongruité voulue), le film a finalement mieux vieilli qu’un Matrix qui l’aura éclipsé sur le même sujet (comme Adieu ma concubine et The Crying Game avaient en leur temps fait de l’ombre à M. Butterfly). Il est sobrement plus visionnaire (l’image presque finale d’adeptes de réalités virtuelles rivés à une sorte de liseuse évoque une congrégation contemporaine de badauds englués à leurs smartphones). Couches de réalité alternative sur couches de réalité alternative, on reconnaît là le rapport paranoïaque au réel et à son appréhension, avec la crainte sceptique du solipsisme, qui ont obsédé Philip K. Dick cet écrivain aimé que Cronenberg n’a jamais réussi à adapter. La dimension réflexive brinquebalante, aussi inquiète qu’enjouée, est également inspirée des Six personnages en quête d’auteur de Pirandello. C’est un film qui avec, ses faux accents outrés, ses mécanismes comportementaux explicités, porte sur l’art du jeu en tant que tel, la question de l’acteur dont il n’est jamais sûr non plus que ce qu’il pratique soit à proprement parler un art (peut-être Cronenberg défend-il un droit à l’expression bien plus étendu que pour la simple création artistique du fait qu’il se pose sérieusement la question de ce qui est purement artistique et qui ne l’est pas). L’aspect grinçant de l’ensemble (on est loin de l’opératisme dont il vient de sortir) s’explique partiellement par ses préoccupations mises à nu, cette envie d’inspecter la mécanique, de donner à voir les rouages, sans qu’il y ait là répudiation du plaisir esthétique – et du plaisir tout court.
Le jeu s’entend ici de façon polysémique : jeu vidéo, interprétation, mais immédiatement, et dans le même temps, échanges érotiques (le rapport du directeur d’acteur à ses comédiens, quand bien même Cronenberg déteste cette appellation, n’est-il pas inévitablement chargé de désirs et de fantasmes ?), qui appellent à s'allonger à des motifs plus que psychanalytiques. Avant même d’en arriver à la scène homoérotique entre un garçon bien sur lui et, Gas (sic), le mécanicien qui pourrait lui faire un trou de plus, il y a ces plugs, ces invites au jeu présentés comme une façon de devenir plus intimes en un rien de temps. Les joujous que trimballent les gamers ont tout du sex-toy, texture comprise, et on comprend bien de quelle expérimentations il en retourne. Par le biais du « bioport », Cronenberg s’amuse à représenter à l’image des pénétrations qui seraient proprement pornographiques eussent-elles représentées des organes existants. De par son ludisme, eXistenZ est un de ses films les plus plaisants à revoir… c’est aussi celui dont la charge obscène devient plus apparente à mesure de l’expérience sexuelle. Alors qu’il arbore une chasteté de façade minoritaire dans cette filmographie, il est hypersexualisé à tous les instants, saturé de paillardise (la bouche ouverte de Jennifer Jason Leigh pour donner un exemple d’orifice supportant le contact à l’air libre et l’ingérence de produits en serait un exemple seyant). C’est la sexualité humaine dans toute sa perversité (au sens brut du détournement d’organes ayant d’autres fonctions et du détachement de l'acte sexuel des fins reproductives) qui est parcourue, ce faisant célébrée. Allegra Geller, cette nouvelle prêtresse, un peu toc si on voulait être grincheux mais au dévouement sérieux, introduit un garçon égaré là, Ted Pikul, le chargé de comm’ avec qui elle prend le maquis (transparences hitchcockiennes incluses histoire de tout de suite fêter ça) vers un nouveau territoire, une manière plus riche, plus risquée aussi, d’éprouver sa présence au monde, des sensations nouvelles. L’ennui avec le vice, remarquait Proust, c’est qu’on finit par toujours tourner dans le même cercle vicieux : eXistenZ est la culmination de la phase anale de cette œuvre qui se serait mise à tourner en rond, n’était-elle pas partie ailleurs (au propre comme au figuré avec Spider), vers d’autres horizons que cette vie nouvelle faite au futur de ce que l’humanité a toujours pratiqué par le passé (pour filer la métaphore circulaire : malaisé pour notre espèce en matière de stimulation érogène de réinventer la roue, ce que le film laisse à entendre pouvant cependant être que celle-ci est toujours prompte, ou condamnée, à érotiser toutes les nouveautés qui se présentent sur sa route).
Bientôt chez PilgrImage (les rappels du sacré sont partout dans cette église désaffectée) : TransCendenZ. En attendant : l’existence, avec ses files quotidiennes à la queu-leu-leu pour se rendre au travail à la chaîne (beau reste de taylorisme dans un univers post-industriel situé à la campagne et non en ville) ; nos propres comportements, surtout sur le plan reproductif, nous dépasseraient-ils nous-même (c’est pour faire avancer la partie) ; les questions de la confiance, de l’intimité, du désir de l’autre ; l’exploration d’un monde, sa découverte serait-il notre propre création ; l’horreur domestique que peut infliger un corps… Ce n’est pas facile, mais il y a de quoi s’amuser. La guerre contre l’imagination vire forcément à la guerre contre l’humour (qui n’existerait pas sans la première). Face aux peines à jouir de tout bord (le Canada à ses dires n’en manquait pas), tel un libertin XVIIIème, Cronenberg exerce plus qu’un droit, une capacité, à rire de tout cela. Il y a une gravité philosophique dans cette dérision, celle d’un film se concluant par une blague cosmique qui marche à chaque fois : attendez - plantés là, figés entre deux actions -, est-on toujours dans le jeu ? Le contraire du cycle de la vie et de la mort serait de rester dans ces limbes, paralysés, incapables de mouvement, bref hors de l’organique, dans une stase déphasée. Vrai, ça n’a jamais été très marrant de parler du comique comme de « la mécanique plaquée sur du vivant » (à l'inverse : des dents agencées sur une arme à feu...), mais force est d’admettre qu’il y a un peu de cela, dans cette hébétude de lapins pris dans des phares. On retourne avec un plaisir constamment renouvelé dans cette spirale dont on connaît le point de chute roué. Hitchockien, se disait-on ? Hitchcocko-bressonien peut-être même, pods et plugs en sus...