Critique de film
Le film
Affiche du film

Frankenstein créa la femme

(Frankenstein Created Woman)

L'histoire

Il y a quelques années, alors qu'il était encore un enfant, Hans a assisté à la décapitation publique de son père. Il travaille désormais pour le Docteur Frankenstein, qui poursuit ses expérimentations sur le corps humain, et en particulier la possibilité de capturer l'âme d'une personne récemment décédée... 

Analyse et critique

Les films du cycle Universal consacré à la Créature de Frankenstein, dans les années 30-40 – et en particulier les deux premiers James Whale, en 1931 puis 1935 – n’avaient pas fait que trahir, non sans brio, le roman original de Mary Shelley : ils étaient en quelque sorte parvenus à se substituer à celui-ci comme référence canonique du mythe. Désormais, et pour les siècles à venir, quiconque entendrait le nom de Frankenstein verrait s’imposer à son esprit non le savant mais sa créature, et non la description de cette dernière proposée par l’œuvre littéraire (1) mais celle imposée par le maquillage de Jack Pierce et figurée par Boris Karloff.

La plus grande gageure accomplie par le cycle Hammer consacré à Frankenstein – et ce qui pousse à considérer qu’il s’agit d’une des réussites les plus importantes du studio britannique -, c’est d’être parvenue, dans un corpus étonnamment cohérent (des sept films du cycle, on ne mettra que le sixième, The Horror of Frankenstein, véritablement à part), à s’affranchir du canon Universal pour proposer une version alternative du mythe, tout à fait complémentaire dans les thématiques qu’elle aborde.

Pour résumer les choses, disons que dans le cycle Universal, l’essentiel tourne assez vite autour de la Créature. Malgré son éloignement global avec le roman, le deuxième film en particulier (La Fiancée de Frankenstein), parvenait à faire vibrer quelque chose de la tragédie propre à cet être qui n’a pas demandé à vivre, et qui, parce qu’il ne cesse d’être renvoyé à son apparence monstrueuse (y compris donc par celle qui lui est destinée), estime que sa place est parmi les morts. Les films suivants, moins fins, limiteront quant à eux souvent à la Créature à un statut horrifique un peu pataud, mais continueront à impressionner les rétines par le biais de leur imagerie expressionniste.

Pour la Hammer – et le tout premier film, Frankenstein s’est échappé, annonce la couleur – l’attention se porte sur la figure du Savant, et il faut ici insister à quel point la cohérence du cycle repose aussi, en grande partie, sur la continuité de l’interprétation ahurissante qu’en propose Peter Cushing. Loin de l’exaltation aveugle du Victor romanesque, ou de l’élan démiurgique du Henry de James Whale (« Now I know what it feels to be God ! », s’exclamait-il dans le film de 1931), c’est un être froid et intelligent, scientifique défroqué et revanchard, qui ne se pose jamais de question d'éthique ou de déontologie et assume ses actes immoraux avec une forme de perversion ou de sadisme, ce qui contribue au plaisir déviant procuré par ces films. Une fois encore pour dire les choses un peu vite, là où l’enjeu était jusqu’alors pour l’homme de science d’avoir la capacité à créer de la vie, le Baron Frankenstein de la Hammer jouit de sa capacité à créer de la confusion. Confusion des corps, confusions des identités, confusion des valeurs, et même confusion des genres. Placé dans cette perspective, Frankenstein créa la femme n’est pas un petit film d’horreur bis vaguement amusant : c’est peut-être le chef d’œuvre du cycle.

Au début de La Revanche de Frankenstein (deuxième film et autre sommet du cycle), le Baron Frankenstein devait être guillotiné pour ses méfaits. Échappant à la mort grâce à un acolyte, il poursuivait ses expérimentations dans la clandestinité sous le nom de Dr Stein. Puis laissé pour mort à la fin du film, il "ressuscitait" grâce à l’un de ses disciples, et reprenait son travail, avec un corps composite, sous la nouvelle identité de Dr Franck. Les retrouvailles avec le Baron, dans Frankenstein créa la femme, s’inscrivent dans cette continuité (alors que le troisième film, L’Empreinte de Frankenstein, avait fait un pas de côté) : il y apparaît comme le cobaye de ses propres expérimentations sur la porosité des frontières entre la vie et la mort, prêt à se plonger lui-même dans un état intermédiaire pour évaluer le bien-fondé de ses hypothèses iconoclastes.

Soulignons ici le charme particulier de la direction artistique des productions Hammer pour ce qui concerne le décorum scientifique : laboratoires gorgés d’attirail indéfini, baignés de couleurs improbables, où le galvanisme primitif se mêle aux principes de l’électromagnétisme (l’assistant du Baron dans ce film-ci, incarné par l’inénarrable Thorley Walters, ne se nomme-t-il pas Hertz ?), et où Terence Fisher navigue dans les eaux nébuleuses de son propre "matérialisme fantastique", visant à donner forme à ce qui n’en possède pas, à figurer l’indicible ou l’in-montrable, en l’occurrence ici rien moins que l’âme humaine.

Terence Fisher, justement, a parfois eu l’occasion d’affirmer qu’il aurait adorer œuvrer dans d’autres registres que celui pour lequel sa réputation est désormais assise, et en particulier dans le registre mélodramatique. Il y a une composante de cet ordre dans Frankenstein créa la femme, à travers les drames entremêlés de Hans (fils d’assassin qui porte le poids de son ascendance comme une malédiction) et de Christina (la jeune femme défigurée avec qui il voudrait vivre un amour qui semble impossible), et la narration du film travaille à cet égard dans un registre assez inhabituel pour le genre, en accumulant les péripéties dramatiques (un père meurt sous les yeux de son enfant, un innocent est condamné à mort, une amoureuse se suicide de désespoir…) pour chercher à susciter l’indignation du spectateur face à l’injustice ou la fatalité qui accable ces personnages (et il faut dire que le trio de "méchants", qui préfigure un peu les droogs d'Orange mécanique, est particulièrement détestable). Mais la délectable perversion du film se révèle aussi être à l’œuvre dans la manière dont le potentiel dramatique d’une situation est appréhendé par le pragmatisme froid du Baron : son assistant (n’allons pas jusqu’à écrire "ami") Hans est injustement exécuté ? pas le temps d’être éploré, voilà surtout une opportunité de mettre en pratique ses expérimentations (2).

Ainsi donc naît la « Créature » de Frankenstein créa la femme, être hybride qui enferme l’âme vengeresse d’un jeune homme dans le corps réparé de son amante. La confusion que nous évoquions précédemment atteint ici son acmé (probablement même le sommet de tout le cycle Hammer), en ce que toutes nos délimitations préalables de spectateurs viennent à être bouleversées. Limites morales, éthiques bien entendu, sur les pratiques du Docteur comme sur la réparation d’une injustice par le biais d’une vengeance personnelle (voire de deux vengeances personnelles…). Frontières entre la vie et la mort, entre la femme et l’homme, entre le corps et l’esprit… qui s’abolissent dans le statut indéfini de cette nouvelle créature. Mais aussi, et de façon plus novatrice, c’est notre propre conception de la « monstruosité frankensteinienne » que cette créature interpelle : jusqu’alors, les choses étaient assez simples et identifiables, et les Créatures de Frankenstein étaient des amas composites de chair déliquescente, des canevas rapiécés qui portaient leur nature en leur apparence. Cette Créature est plus belle, plus désirable, une version améliorée de la Christina initiale, qui possède dès lors une arme supplémentaire à travers l’effet qu’elle produit sur ses victimes (double sens induit). Et la puissante dialectique entre Eros et Thanatos, assez largement à l’œuvre dans d’autres travaux de Terence Fisher (ne mentionnons que son approche du Comte Dracula), de resurgir ici de façon tout à fait imprévue.  

En tout état de cause, Frankenstein créa la femme nous apparaît, d’une certaine manière, comme le meilleur de ce que la Hammer pouvait produire. En première lecture, voilà un film de divertissement d’une remarquable efficacité, qui apporte à son spectateur exactement ce qu’il est en droit d’attendre de la part de ce type de film : des effets horrifiques puissants (les décapitations font leur effet), un soupçon d’érotisme (particulièrement tordu, en l’occurrence) et une forme d’humour éminemment britannique, par exemple à l’œuvre ici dans la très réjouissante scène du procès. Mais en deuxième lecture, voici un film qui, tout en s’intégrant comme quatrième opus au cycle commercial auquel il doit son existence, ne se contente pas d’en suivre opportunément les recettes mais l’enrichit, creuse les sillons thématiques qui en font sa richesse, et propose in fine quelque chose de tout à fait insolite. Du cinéma d’exploitation ? Sans nul doute. Mais certains filons menaient à des trésors.

(1) « Sa peau jaune couvrait à peine le tissu des muscles et des artères ; ses cheveux étaient d’un noir brillant et abondants ; ses dents d’une blancheur de nacre ; mais ces merveilles ne produisaient qu’un contraste plus horrible avec les yeux transparents, qui semblaient presque de la même couleur que les orbites d’un blanc terne qui les encadraient, que son teint parcheminé et ses lèvres droites et noires. »  Frankenstein ou le Prométhée moderne, début du chapitre V (traduction de German d’Hangest)
(2) Dans le film suivant du cycle, l’assez remarquable Retour de Frankenstein, le Baron franchira un pas supplémentaire en décapitant lui-même un être vivant pour procéder à ses travaux.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 1 mars 2024