L'histoire
Buenos Aires, Argentine. Johnny Farrell fait la rencontre de Ballin Mundson, le propriétaire d'un casino, dont il devient l'associé. Ce dernier vient d'épouser une jeune femme splendide, Gilda, qui se trouve être l'ex-compagne de Johnny...
Analyse et critique
De Gilda, on ne se souvient souvent que d’une image. Celle, située à la toute fin du film, de Gilda enlevant son gant de satin noir tandis qu’elle chante Put the Blame on Mame à un parterre d’hommes transis. Qu’on retienne cet instant est quelque part légitime : le cinéma n’est-il pas l’art d’imprimer la rétine avec des images saisissantes (et celle-là, à bien des égards, l’est) ?... Mais c’est également trompeur : le cinéma est aussi, par essence, un art du mensonge et de la dissimulation, et cette image, parce qu’elle efface en partie les autres, impose une lecture – du personnage de Gilda comme du film qui porte son nom – qui ne peut pas vraiment suffire. Alors une fois le gant retiré, efforçons-nous ici d’en révéler davantage.
À sa sortie, aux États-Unis comme en Europe, Gilda fut un triomphe, probablement l’un des plus importants succès publics de l’histoire de ce qu’on appelle désormais (et de façon rétrospective) le « film noir », et le sulfureux attrait érotique de Rita Hayworth n’y est évidemment pas étranger. Le film fut, toutefois, beaucoup moins bien reçu par la critique – certains avouèrent ne pas vraiment savoir ce que le film racontait, d’autres l’attaquèrent plus violemment tel Henri-François Rey évoquant un « salmigondis érotique et patriotard » (1). Dans les années qui suivront, une partie de la critique, commençant à structurer une réflexion autour du genre, inclura Gilda parmi ses plus notables réussites, mais un réflexe persistant consistera, puisque le film n’avait été réalisé « que » par Charles Vidor (et non par de plus prestigieux collègues est-européens comme Preminger ou Lang), à le considérer comme un heureux accident, « un ready-made trouvé par de subtils européens dans la poubelle hollywoodienne », pour reprendre les termes sarcastiques de Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon (2). Toujours à cause de cette séquence finale de l’effeuillage de Gilda, des observateurs – et dans un second temps les courants féministes de la deuxième moitié du XXème siècle – feront de Gilda un film misogyne, archétypal de la façon dont le regard masculin n’aura cessé d’objectifier la femme (si la remarque est historiquement légitime, on verra que ce n’est pas le film le plus pertinent à attaquer sur ce point).
Revenons donc à la source, pour rappeler que la véritable auteure du film est une femme, Virginia Van Upp. Actrice dès son plus jeune âge, puis agent, scénariste pour la Paramount, Van Upp est engagée en 1943 par la Columbia pour travailler, en particulier, à la préparation et la production des films de Rita Hayworth, alors parmi les plus grandes vedettes du studio. Les deux femmes se lieront d’amitié, et Van Upp gravira les échelons jusqu’à être nommée executive par Harry Cohn lui-même en 1945, qui l’encourage alors à développer des projets "féminins" pour le studio. C’est ainsi que le scénariste Jo Eisinger, auteur du premier script de ce qui allait devenir Gilda, est remplacé par Marion Parsonnet, qui évacue du scénario toute trace de gangster pour se concentrer sur le personnage féminin principal. Inspirées par les récents Casablanca (pour l’exotisme du décor ou le triangle sentimental hanté par les fantômes du passé) et par Double Indemnity (pour la relation ambiguë entre les deux hommes, et le pivot incarné par la femme fatale), Van Upp et Parsonnet délaissent le récit pour l’atmosphère, et les expérimentés Rudolph Maté (à la photographie) et Van Nest Polglase (à la direction artistique) sont ainsi engagés pour donner forme à leur vision. De fait, la structure du récit est à ce point négligée que le scénario demeure inachevé au moment du début du tournage, les dernières séquences étant pour certaines livrées le matin même. On peut admettre que cela se sent, dans la sous-intrigue liée au trafic de tungstène ou dans la toute dernière partie du film, narrativement très lâche – et pour autant n’y accorder aucune importance (ou presque, on reviendra sur la toute fin un peu plus tard). La richesse du film noir, de façon générale, n’a jamais résidé dans la tenue de ses intrigues, et – des Tueurs au Grand Sommeil – on pourrait observer dans d’assez nombreuses œuvres majeures du genre une certaine souplesse dans la structure narrative, sans que ça n’ait le moindre intérêt critique. Jacques Doniol-Valcroze n’ouvrait-il pas, en 1947, son article sur Gilda en parlant « d’une histoire à dormir debout mais d’une héroïne à rester éveillé » (3) ?
Concentrons-nous, donc, sur Gilda, car c’est elle qui mérite toute notre attention, en essayant – malgré sa beauté déconcertante – d’aller voir au-delà des simples apparences. Si on dépouille le film de ses artifices diversifs, il se résume ainsi aux retrouvailles inattendues, tragiques, entre deux ex-amants, que cette histoire passée a profondément meurtris (rappelons-nous à quel point, lorsque le film débute, Johnny est une épave). Désormais, l’un comme l’autre, liés au même tiers en la personne de Ballin Mundson (Johnny vient d’entamer un fructueux partenariat ; Gilda l’a épousé), ils s’efforcent de lui dissimuler tant bien que mal ce passé commun, et donnent le change en faisant mine de le renier. Johnny assure à Ballin qu’il est « né le soir de leur rencontre » ; et quand son époux, qui a compris son attachement à Johnny, lui demande d’avouer qu’elle le connaissait déjà, Gilda assure « I don’t think I’ve ever known him ».
Gilda et Johnny sont des personnages qui portent des masques. Ils ne disent souvent que le contraire de ce qu’ils pensent, et n’expriment surtout pas ce qu’ils ressentent vraiment : ils procèdent par messages implicites, sous-entendus, doubles sens, distanciation vis-à-vis d’eux-mêmes. Quand Ballin interroge Johnny sur celle qui aurait fait de lui l’être dur qu’il est désormais, Gilda saisit l’opportunité pour un impitoyable toast contre sa propre personne : « Let’s hate her ! ». Et quand Johnny parle d’elle en faisant mine de parler d’une autre, il lui adresse ce reproche : « It looks like one thing, and right in front of your eyes, it becomes another thing ». En somme, la principale caractéristique de Gilda, aux yeux des hommes, c’est de ne pas être seulement ce qu’elle semble être. Ballin lui dit ainsi « Tu es une enfant, Gilda. Une enfant gourmande et sensuelle », une manière de décrire sa fascinante dualité.
Il faut, ici, élargir un peu le propos à la figure de ce qu’on désigne désormais communément comme la "femme fatale". Ce terme, dans le cinéma des années 40, désigne des figures féminines complexes, aussi séduisantes que dangereuses, qui jouent un double jeu et entraînent les protagonistes masculins dans un engrenage funeste. L’épithète « fatale » renvoie ainsi autant à une forme de déterminisme (et cette réflexion sur le poids du destin est omniprésente, dans Gilda, par le biais symbolique des jeux de hasard) qu’à l’idée que, pour au moins un des personnages, tout ceci ne va pas bien se finir. Dans sa complexité, le personnage de Gilda semble se conformer à cet archétype… mais pourtant y échappe. D’un côté, les hommes ne cessent de la réduire à un canon (double sens intended) réducteur, et d’un autre, elle ne cesse de s’en extraire. Soumise au regard masculin, et résolument insoumise.
Indéniablement, un des sujets du film, dans la vision "féminine" portée par Van Upp et Personnet, se trouve dans la description critique de l’assignation sociale des femmes, limitées à ce que les hommes attendent d’elles. Ballin comme Johnny sont des hommes possessifs et jaloux, figures de ce qu’on appellerait aujourd’hui un patriarcat contrôlant, qui s’avèrent pourtant incapables de maîtriser Gilda. Parce qu’elle n’est jamais réductible à une unique facette, qu’elle refuse d’être une épouse passive et revendique sa liberté, et parce qu’elle exerce son pouvoir sur les hommes à l’endroit précis de leurs faiblesses, Gilda est une figure rare, dans le cinéma des années 40, d’indépendance et de modernité.
La fin du film, toutefois, vient en partie tempérer ce constat : faiblesse d’écriture, impératif de la production et/ou concession au code de censure (la moralité façon Hays tolérait mal l’émancipation des femmes), le parcours de Gilda s’achève dans une forme de conformité, de normalisation, qui semble contredire une partie des intentions des auteures.
Oublions ce raté, et revenons quelques minutes plus tôt, à la séquence du gant de satin noir. La première lecture, qui célèbrerait une femme-objet à la sensualité triomphante, ne peut – on l’a bien compris – pas suffire (4). À cet instant, Gilda n’est pas Gilda – elle est Gilda telle que les hommes n’ont cessé de la fantasmer. Au moment de son parcours personnel (sa fuite a échoué, et elle revient contrainte à son mari maltraitant), c’est assurément avec une forme de hardiesse (la volonté de provoquer se mêle, chez elle, à une profonde détresse) que Gilda se trémousse devant ces hommes luxurieux : ils se voient donner exactement ce qu’ils attendent d’elle, sans comprendre à quel point elle expose alors précisément la nature viciée de leur regard. Quand Johnny vient la chercher, elle lui clame, bravache : « Now they all know what I am », et une nouvelle fois, c’est une manière de dire exactement l’inverse.
Alors, où est la vraie Gilda ? Est-il possible de percevoir la nature véritable de ce personnage attachant ailleurs que dans ce qu’elle ne dit pas, ce qu’elle ne montre pas, ce qu’elle ne révèle pas d’elle-même ? Nous disions, en introduction, que la séquence du gant de satin noir était trompeuse, en ce qu’elle attirait abusivement l’attention du spectateur. De fait, contrairement à ce qu'on peut croire, il n’y a pas qu’une seule séquence de Put the blame on Mame dans Gilda, et peut-être faut-il surtout se rappeler des autres : la toute première, fredonnée hors-champ, correspond à l’imminente première apparition du personnage, qui marque les retrouvailles stupéfaites avec Johnny, et il faut observer le changement d’expression ahurissant, en à peine quelques secondes, sur le visage de Rita Hayworth pour percevoir le tumulte intérieur de Gilda, qui voit alors ressurgir l’homme qui l’a détruite mais ne doit surtout rien laisser paraître.
La deuxième, à exactement mi-film, est encore plus signifiante. C’est à nos yeux, la plus importante séquence du film, et peut-être quelque chose comme l’un des instants les plus merveilleux de toute l’histoire du cinéma hollywoodien. Johnny dort. Un accord de guitare se fait entendre. La voix-off traduit le trouble de Johnny : « At first, I thought I was just dreaming it : I’ve been hearing her voice in my sleep for nights anyway ». Puis Gilda chante. Il est cinq heures du matin, et derrière les persiennes, dans cette atmosphère vaporeuse de demi-sommeil qui sied le mieux au film noir, Gilda chante. La caméra se rapproche, dans un plan de grue. Et Gilda chante, avec des larmes au bord des yeux. Sous le regard bienveillant de l'Oncle Pio, elle chante qu’on peut, quoi qu’il arrive, lui attribuer tous les torts du monde. Là, pour la première (et peut-être la seule) fois du film, Gilda nous apparaît sans fard – d’ailleurs, il s’est longtemps dit (c’est aujourd’hui sujet à caution) que c’était le seul moment du film où on entendait le chant de Rita Hayworth, doublée sur les autres morceaux musicaux par Anita Ellis. Quoi qu’il en soit, furtivement, Gilda s’autorise enfin à être qui elle est. Et c’est bouleversant.
(1) L'Ecran Français n°54 (1948) dans un article intitulé Autant en emporte les vamps
(2) 50 ans de cinéma américain, ed. Omnibus
(3) La revue du cinéma n°7 (1947)
(4) Pour ce que le commentaire vaut, on aurait même envie de dire que c'est paradoxalement l'un des instants où Rita Hayworth est la moins sensuelle du film, avec quelques pas ou déhanchés plutôt peu grâcieux...