Critique de film
Le film
Affiche du film

Green Card

L'histoire

Grâce à un mariage blanc avec une Américaine, Georges, un Français, pense pouvoir obtenir la Green Card et s'installer définitivement aux États-Unis pour travailler. Brontë veut emménager dans un appartement qui ne peut être loué qu'à un couple marié. Pour ces deux inconnus, l'union de convenance semble la solution idéale...

Analyse et critique


Green Card n’est pas une œuvre majeure de Peter Weir mais elle nous permet de rendre hommage pour la première fois à ce cinéaste étrange. Cet adjectif « étrange » peut d’ailleurs s’appliquer aussi bien à son œuvre qu’aux réactions qu’elle suscite chez les cinéphiles. Ainsi, n’est-il pas étrange, par exemple, qu’un metteur en scène reconnu comme Weir, ayant à son actif énormément de grands films et/ou de films cultes (Pique-nique à Hanging Rock, La Dernière vague, Gallipoli, L’Année de tous les dangers, Witness, Mosquito Coast, Le Cercle des poètes disparus, Etat second, Truman Show...) n’ait suscité aucun ouvrage en France ? Comment expliquer cet injuste oubli ? Cela vient-il de la discrétion absolue de Weir en tant que metteur en scène ? Peut-être. S’il est relativement facile, en effet, de dégager le style des grands virtuoses de la caméra comme Hitchcock, Eisenstein, Welles, Antonioni, Leone, De Palma, Scorsese, etc., il est plus difficile en revanche de se concentrer sur la mise en scène de Peter Weir tant celle-ci cherche à se faire oublier, à disparaître... et y réussit pleinement ! Et pourtant, si l’on regarde attentivement, cette mise en scène est toujours magistrale, élégante, subtile. Trop subtile ? Oui et non. Non, car le spectateur sent bien qu’il a affaire à un conteur hors-pair et les fréquents succès publics et critiques de Weir le prouvent. Oui, car cela a fini par porter tort à Weir lui-même, le faisant passer pour un cinéaste sans personnalité, voire un cinéaste ennuyeux, ce qu’il n’est en aucune façon. Par ailleurs, si Weir n’est pas facile à « classer », à « étiqueter » par les cinéphiles sur le plan de la forme, il est presque aussi difficile à « ranger » sur le plan thématique.


Car quel rapport, par exemple, entre Master and Commander et Green Card ? Ce à quoi l’on pourrait répondre : mais pourquoi faudrait-il un rapport entre les films d’un cinéaste ? Pour faciliter le travail du critique ? Un cinéaste n’a-t-il pas le droit de faire des œuvres dissemblables ? Certes, si l’on tient absolument à établir des rapports entre les films, on voit bien que Weir pratique systématiquement, dans toutes ses œuvres ou presque, le principe scénaristique très connu à Hollywood du « poisson hors de l’eau », c’est-à-dire celui, vieux comme le cinéma et comme la littérature, d’un personnage débarquant dans un nouveau milieu. Principe justement trop classique, me direz-vous, sauf que chez Weir, ce n’est pas tant une technique pour faciliter l’identification du spectateur qu’un sentiment profond et personnel qui génère un malaise : en tant qu’Australien, Weir s’est toujours senti « décalé », géographiquement, culturellement, par rapport au reste du monde et ce décalage, qu’il imprime quasiment à tous ses personnages et à tous ses univers, apporte toujours dans ses films un sentiment d’étrangeté. Dès lors, la discrétion de sa mise en scène n’est pas celle d’un homme qui manque d’originalité ou de personnalité, c’est celle d’un enfant inquiet, introverti, qui regarde avec la plus grande intensité, et donc avec ce fameux décalage étrange, les « animaux humains » et le monde qui l’entourent. Il y a comme un sentiment « ouaté », une irradiation de fin du monde, presque une vision « extraterrestre » dans tous les films de Weir, sentiment souvent métaphysique (notamment dans Hanging Rock, La Dernière Vague, Etat second, Truman Show), accentué par une musique toujours douce, berçante, jamais violente, et un refus catégorique, dans l’image, de l’expressionnisme.


Dans cette belle filmographie impressionniste, Green Card apparaît donc comme un petit film, d’autant qu’il s’agit de la libre adaptation d’un téléfilm canadien de 1989, Les Noces de papier, avec Geneviève Bujold, mais ce petit film est pourtant significatif dans la filmographie de Peter Weir : ce n’est pas pour rien qu’il l’a écrit et produit lui-même, sous le giron de la firme Disney, qui avait déjà distribué avec succès Le Cercle des poètes disparus. En somme : carte blanche pour carte verte. Certes, il s’agissait surtout à l’époque de tendre une « passerelle américaine » à Gérard Depardieu, qui sortait du triomphe de Cyrano de Bergerac et qui avait des velléités de carrière internationale (un an plus tard, ce fut d’ailleurs l’aventure de 1492, Christophe Colomb avec Ridley Scott). Ce véhicule pour la star française contient d’ailleurs une mise en abyme savoureuse et quelque peu impertinente, puisque, dans la réalité et dans la fiction, il s’agit pour un Français de gagner de force le cœur des Américains, de « s’incruster » chez eux. Mais Green Card n’est pas que cela. Il est évident que Weir s’est fortement identifié à Georges, ce personnage de Français immigré, en porte-à-faux avec l’environnement new-yorkais, cassant l’ambiance par son point de vue fortement européen, loin du politiquement correct américain - car qu’est-ce qu’un Australien comme Weir, si ce n’est un Européen encore plus décalé - décalage « au carré » si je puis dire - vivant sur le continent le plus éloigné du globe ? Reconnaissons toutefois que Weir, en tant que cinéaste immigré débarquant à Hollywood au moment de Witness, a su tout de même se faire plus discret que son personnage de Green Card, qui ressemble à un gros chien mouillé dans un salon apprêté !


C’est que Green Card est avant tout une comédie, reposant sur le phénomène classique d’attirance-répulsion entre une jolie bourgeoise (Andie MacDowell) et un « barbare ». C’est pourquoi Weir tisse les fils délicats de sa caméra autour d’un primitivisme assez doux, un primitivisme positif : ouverture sur un enfant noir jouant du tam-tam en état de transe, quittant dans sa tête le métro new-yorkais pour se connecter à ses ancêtres, de l’autre côté de l’Atlantique ; recherche perpétuelle de la nature au sein de la ville par une héroïne dont c’est à la fois le métier (elle est jardinière-paysagiste) et l’obsession : elle n’hésite pas à contracter un mariage illégal avec ce Français qu’elle ne connaît pas, juste pour avoir accès à un appartement très spécial de Manhattan, abritant en son sein une gigantesque serre pour plantes tropicales ; provocation « sauvage » de Georges lorsqu’il s’installe au piano lors d’une réception snob ; course libératrice du couple à travers les bois de Central Park... Tout cela est fort attendu, me direz-vous encore. C’est vrai et c’est pourquoi, évidemment, on ne peut classer Green Card parmi les réussites majeures de Weir. Cependant, cette petite comédie contient une seconde dimension moins évidente, plus troublante, et que Weir, cinéaste secret, ne peut s’empêcher de cacher derrière les ressorts classiques de l’intrigue : l’homme et la femme doivent en effet, pour tromper les sévères inspecteurs du service de l’immigration, inventer « une histoire d’amour »... fiction à laquelle ils finissent par croire et qui va finir par les faire tomber réellement amoureux. Car cette fiction est au fond révélatrice. C’est très bien vu de la part de Weir et cela annonce la problématique de la réalité alternative qui sera sept ans plus tard au cœur de Truman Show. Mais cette réalité alternative, n’était-elle pas aussi celle de Pique-nique à Hanging Rock et de La Dernière vague, voire celle, dans un registre réaliste, de l’Indonésie si « lointaine » aux yeux de l’Occidental Mel Gibson, dans L’Année de tous les dangers ? Et que dire du village amish de Witness ou de la « cité idéale » de Mosquito Coast ?



La réalité alternative, c’est l’autre nom du rêve et le rêve, c’est notre moi profond. Se découvrir soi-même peut être très troublant. Cela peut provoquer un sentiment étrange de rêve éveillé, malaisé, « cotonneux ». Et c’est bien ce sentiment d’engloutissement dans une parenthèse, dans une vérité intérieure, invisible de l’extérieur, qui est le fondement de l’œuvre entière de l’étrange monsieur Weir.

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Par Claude Monnier - le 4 février 2021