Critique de film
Le film
Affiche du film

Hantise

(Gaslight)

L'histoire

Nièce d’une grande cantatrice mystérieusement assassinée quelques années plus tôt, Paula Alquist (Ingrid Bergman) épouse le pianiste Gregory Anton (Charles Boyer), une semaine après leur rencontre en Italie. Par amour, elle se laisse convaincre de revenir habiter dans la maison londonienne où sa tante Alice fut trouvée étranglée. Privée peu à peu de sa vie sociale, Paula doute bientôt de sa propre santé mentale et combat d’étranges hallucinations. Entre-temps, un inspecteur de Scotland Yard, fervent admirateur d’Alice, réexamine le dossier du meurtre.

Analyse et critique

« Peux-tu allumer le gaz s’il-te-plaît », à peine Gregory Anton illumine-t-il le salon qu’il paraît raviver le traumatisme de sa femme : cette maison, dans laquelle sa tante fût assassinée dix ans plus tôt, revêt déjà des allures de cauchemar. Par cette ouverture de gaz, George Cukor nous ramène au théâtre, particulièrement ceux de Broadway où fût produite en 1941 la pièce Angel Street de Patrick Hamilton, dont Hantise est la seconde adaptation cinématographique. Si le ton sinistre du film surprend dans l’œuvre de Cukor, le théâtre en a quant à lui toujours fait partie, car c’est sur les planches new-yorkaises que le réalisateur dirigea ses premiers comédiens.

Cet héritage dramatique rend l’action de Gregory d’autant plus décisive : en ouvrant le gaz, il prend les rênes du décor, maîtrisant métaphoriquement la clairvoyance de sa femme. L’étonnante rencontre « non cukorienne » d’un style visuel expressionniste et d’une narration de suspense nous renvoient aux influences initiales de la pièce. D’abord celle de Fritz Lang, qui mettait en scène dans M le Maudit (1931) un tueur en série marchant à tâtons dans le grenier. Les traits malsains et impassibles de Gregory semblent quant à eux dessinés par Hitchcock, apposant l’atmosphère de thriller dans ce qui devient peu à peu un huis-clos asphyxiant. On peut alors penser à Rope, où l’horreur se déroule entre quatre murs : adaptée en 1948 par Hitchcock, notons que La Corde est elle aussi une adaptation d'une pièce éponyme de Patrick Hamilton, écrite en 1928. Ici, la difficulté de maîtriser l’architecture complexe de la maison, comme la méconnaissance de ses recoins et trésors cachés pour tous sauf Gregory, précipitent la déraison de Paula, qui ne reconnaît plus le cadre familier de son enfance.

Face à un bouleversement progressif de la réalité orchestré par son mari, Paula se trouve bientôt étrangère dans sa propre maison, laissant Gregory en devenir peu à peu le propriétaire. Cette perte passe par le baraquement de Paula dans une pièce bien précise, et le contrôle de Gregory sur l’emplacement de chaque objet et bijou dans la maison, qui deviennent autant de secrets gardés par cet homme obsédé. Plus encore, en l’accusant de la perte de nombreux ornements, Gregory rend sa femme inconnue à elle-même et à ses sensations. Paula en vient à considérer ses propres perceptions comme une série d’hallucinations : son ouïe lui fait défaut quand elle croît entendre des pas au plafond, sa vue est mise à mal lorsque l’éclairage du salon varie d’une minute à l’autre, sa mémoire lui échappe tant son irresponsabilité lui est rabâchée par son mari. Dépouillée de son esprit comme de son libre-arbitre, elle est autant perdue dans sa maison que dans son propre corps. Face à ce « sentiment que ce qui [lui] est familier [lui] échappe » (1) et cette dépossession inconsciente du moi, Paula devient ainsi l’allégorie de la femme dans cette société victorienne patriarcale, une victime de son époque.

L’histoire de cette manipulation a donné à l’Amérique un mot qui ne cessera de gagner en popularité, le gaslighting (Hantise dans sa langue originale), cet art de faire taire les femmes, par l’orchestration de leur propre folie. Après l’arrivée du terme dans les jugements de divorce en 1948, gaslight est élu mot de l’année 2022 aux Etats-Unis, ne cessant désormais de secouer les débats politiques. Aussi par la justesse de réalisation de Cukor, on assiste à la définition d’un concept, celui de l’évaporation de la voix d’une personne et le déclin de sa lucidité, aussi fébrile que du gaz dans une lampe. D’abord, les « dialogues » entre Paula et son mari sont filmés à charge, la supériorité de Grégory s’épanouissant dans d’audacieuses contre-plongées proposées par le cinéaste. Le mutisme progressif de Paula se double quant à lui d’une démonstration symbolique : le jour de son mariage, Paula arrête les cours de chant, comme si elle cadenassait ses cordes vocales. Cette auto-censure la ramène à sa tante, une chanteuse lyrique morte étranglée, privée elle aussi de sa plus grande richesse : le timbre de sa voix. Notons qu'Ingrid Bergman, récompensée pour l’occasion du premier des trois Oscars de sa carrière, donne son visage non seulement à Paula mais aussi à sa tante Alice, visible sur un imposant portrait. Ce choix de casting signale lui aussi le manque de singularité de Paula : femme anonyme, elle est associée à toutes les autres. À la fin du film, elle fait preuve d’une émancipation en acte en s’échappant de sa situation, avec la bravoure et le sang-froid d’un soldat inconnu, près duquel on viendrait se recueillir.

Cette entreprise de captivité organisée par Gregory semble enfin indissociable du sombre contexte politique et social qui plane sur l’Europe. En effet en 1944, le monde a une idée de ce qui ce trame derrière les murs blindés des camps de l’Est et Cukor, né de parents juifs-hongrois, paraît révéler cette horreur au creux de son film. Paula est barricadée chez elle, réduite au mutisme, dépossédée d’elle-même, de ses sentiments et ses ressorts réflexifs : elle n’est plus qu’une bête convoyée par l’obsession morale d’un homme de pouvoir. La méconnaissance de tout le voisinage sur ce qui se trame au 9, avenue Thornton Square devient la pierre angulaire de la stratégie infernale : toute visite est interdite et le personnel de chambre est embrigadé et éduqué pour répondre à chaque question ambigüe. Une méthode analogue donc à celle déployée par la Schutzstaffel hitlérienne pour la mise au point de la solution finale. Les prémisses de la périclitation du plan sont elles aussi comparables, car c’est la rencontre avec l’altérité qui, dans les deux cas, précipite le mal à sa fin. Comme une alerte à s’intéresser au drame qui remue le monde, Cukor met en scène le massacre encore presque méconnu. Intention décelable dans le casting même du film, dont les deux premiers rôles sont attribués à des comédiens européens : le français Charles Boyer incarne Gregory et la suédoise Ingrid Bergman, Paula. Enfin, les personnages évoluent entre le nord de l’Italie et les quartiers résidentiels londoniens, points névralgiques du conflit mondial.

De la grande histoire à celle de l’intime, Cukor édifie donc avec Hantise un captivant changement d’échelle, formant un réseau de correspondances parfaitement cohérent. Par la narration, il dévoile des rapports cachés, malsains, méconnus mais pourtant bien existants, tant aux coins des rues qu’aux carrefours de l’Histoire. Dans le premier plan du film, un falotier éclaire Londres de ses réverbères à gaz. Alors si ce métier disparût quand émergea l’électricité, certains cinéastes prennent peut-être parfois leur relais, révélant au public des ténèbres tapis prêts à devenir tangibles, sociaux comme politiques.

(1) La Protestation des larmes – Le mélodrame de la femme inconnue par Stanley Cavell. Publié en 2012 aux Editions Capricci.

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La fiche IMDb du film

Par Agathe Kowalski - le 29 mai 2024