Critique de film
Le film
Affiche du film

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles

L'histoire

Jeanne Dielman est une veuve bruxelloise, vivant seule avec son fils de seize ans.
Son quotidien est rythmé par une succession de tâches domestiques répétitives, mais aussi par la venue régulière d'hommes pour lesquels elle se prostitue.

Analyse et critique

Chantal Akerman n’a pas encore 25 ans lorsqu’elle tourne Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles, entre janvier et avril 1975, mais ce jeune âge ne l’empêche pas de savoir exactement ce qu’elle veut faire… et par-là même, ce qu’elle ne veut surtout pas faire.
Avec le recul, ce qui n’est alors que son deuxième long-métrage demeure, sans nul doute, le film-manifeste d’une créatrice extrêmement consciente de l’artiste qu’elle souhaitait être, et l’onde de choc qu’il représenta à la sortie (Le Monde du 22 janvier 1976 parle du « premier chef d’œuvre au féminin de l’Histoire du cinéma »...), trouve encore aujourd’hui, et peut-être plus que jamais, de retentissants échos (nous y viendrons, évidemment, en fin de chronique).

Pour bien comprendre l’importance du film, qui ne cesse de se renforcer décennie après décennie, il faut identifier dans un premier temps d’où il vient (c’est à dire ce qui a mu ce geste si singulier), et ressortent ainsi trois intentions décisives, que les lectures rétrospectives ont parfois eu le tort de hiérarchiser, en accordant plus de valeur à l’une (la troisième, plus politique) qu’à une autre (celles qui précèdent, et en particulier la première), mais qu’il semble essentiel d’avoir également à l’esprit dans l’appréhension du film.

En premier lieu, Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles tient du témoignage intime. Chantal Akerman prétendait avoir presque intégralement rêvé du film avant de le tourner, et la vision qui a précédé au projet, c’est celle d’une femme, de dos, dans cet espace domestique, ménager, dont il a longtemps été commode de considérer qu’il était le sien. Chantal Akerman se souvenait de sa mère faisant la vaisselle, épluchant les pommes de terre, préparant les lits… et elle attribuait à ces souvenirs une beauté particulière que le cinéma avait souvent négligée voire ignorée. La vie intime d’un foyer, à travers ses gestes quotidiens, était à ses yeux trop souvent réduite à de la matière cinématographique de transition (voire, pire, à une caution "naturaliste" pas toujours très honnête), et il convenait de lui restituer, plus encore que de la dignité, de la valeur esthétique. Pour la première fois (ou presque), au cinéma, on prenait le temps de montrer cette vie intime, et on invitait surtout à la regarder, pour être amené à percevoir à quel point la beauté ne naît pas de ce qui est regardé, mais de comment on le regarde.

Car dans un deuxième temps, Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles est un manifeste formel, en tout cas une œuvre nourrie d’une réflexion d’avant-garde sur le point de vue cinématographique. Héritière de la Nouvelle-Vague française, dont elle s’était partiellement éloignée en rejoignant la scène expérimentale new-yorkaise (elle fut notamment nourrie par les films radicaux du cinéaste canadien Michael Snow), Chantal Akerman a retenu de ces deux influences une volonté farouche, principielle, de ne pas se soumettre à une quelconque norme, et de constamment penser l’image cinématographique comme une matière vivante, neuve, mouvante. A cet égard, Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles est, indubitablement, un film qui doit être envisagé comme largement antagoniste à presque toute l’histoire "officielle" du cinéma qui l’a précédé, en ce qu’il se refuse d’appliquer de quelconques normes et préceptes sans les avoir repensés : c’est, en somme, un film qui ne veut pas filmer comme on a toujours filmé, qui ne veut pas regarder comme on a pris l’habitude de regarder, et qui veut montrer ce qu’on n’a jamais trouvé intéressant de montrer (en somme, soustraire le spectaculaire du cinéma pour reconsidérer la matière filmique du réel).

Un soin méticuleux accordé à la composition et à la hauteur (physique et morale) du cadre ; pas de mouvements d’appareil ; pas de récit à proprement parler, et surtout pas, au sein du déroulé, d’ « astuces » narratives qui conditionneraient (fausseraient) la perception du spectateur : le geste formel peut sembler radical (il l’est, d’une certaine manière), il est surtout d’une grande cohérence. À cet égard, le temps accordé à l’action dans Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles n’est pas une pose (le qualificatif de cinéma "intello" ou "prise de tête" semblerait particulièrement malvenu, ici, tant le film n’exige pas de penser ce que l’on voit, mais bien de le voir), c’est une réponse personnelle, honnête, à la normalisation narrative tout au long du vingtième siècle du septième art : découper le geste, le fragmenter par le montage, le démultiplier par des angles de prises de vue variés, c’est déjà le trahir. Or, ce que Chantal Akerman veut, dans Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles, c’est restituer l’essence véritable du geste domestique. Alors, oui, probablement, on peut s’ennuyer (ou trouver le temps long) dans Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles (le titre lui-même n’annonce-t-il pas cette longueur ?), mais là encore, le film incite à repenser cet ennui, trop souvent réduit par réflexe à une sorte d’ennemi absolu de l’expérience cinématographique : d’une part, être au plus près de l’expérience quotidienne de cette femme, c’est aussi accepter la dilatation du temps dans la répétition mécanique et méticuleuse (symphonique presque) de sa routine – et d’autre part, le film donne à éprouver un ennui très singulier, quasi-hypnotique (la malaxation de la viande hachée est proprement fascinante), qui donne au spectateur l’occasion de dériver dans une semi-transe où se mêlent le sentiment de déjà-vu (aidé en cela par la structure répétitive, jour après jour, de l’action), les réminiscences éventuelles de sa propre expérience, et puis toutes sortes de considérations sur cette femme, dont nous ne savons que peu, qui dans ses rares échanges avec son fils se refuse à se dévoiler, et dont nous sommes seulement amenés à conjecturer le passé, le devenir, les raisons de cette servitude au quotidien et qui génère curieusement une sorte de tension, voire de (disons) « suspense sans enjeu », très inhabituels.

Dernier élément que nous mentionnerons sur la rigueur de la tenue formelle du film : le travail sur le son (évidemment beaucoup plus perceptible lors de l’expérience en salles), où chaque tic-tac, chaque grincement de parquet, chaque bruit de voitures dans la rue, est comme exalté par le sentiment général d’aliénation, d’oppression, induit par le silence. Tous registres cinématographiques mis de côté, on n’est pas si loin des traitements sonores à la lisière de la folie de Répulsion ou du Locataire de Roman Polanski.

Troisième point (avec un sens malhabile de la transition, probablement) qui a précédé à la genèse du film, et qui demeure l’une des raisons pour lesquelles le film demeure, au tournant des années 2020, d’une vibrante actualité : Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles est un film féministe, et ce par plusieurs biais.
Tout d’abord, parce que Chantal Akerman l’était, à une époque (on parle parfois de "deuxième vague féministe", plus focalisée sur les questions de mœurs que la première, centrée sur des questions de droits) où cela impliquait un engagement personnel, physique et social, parfois périlleux, et qu’il semble difficile que la force de ses convictions n’ait pas, d’une quelconque manière, infusé un film aussi intensément personnel (1) – la cinéaste s’est toujours gardé, néanmoins, de faire du "militantisme poing levé", préférant aborder la problématique féministe à travers le questionnement : à ce sujet, témoignons qu’il se trouve, en 2023, des spectateurs/rices qui s’interrogent, au terme du film, sur son féminisme réel, en ne se basant que sur la seule lecture du "parcours" du personnage principal : aujourd’hui, le féminisme cinématographique passe bien souvent par des récits d’ "émancipation" féminine, qui montrent des femmes fortes échapper au joug du patriarcat. Il faut évidemment de tels récits, mais ce n’est pas le projet de Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles : clairement, Jeanne n’est pas plus « émancipée » à la fin du film qu’au début, et sans trop en dévoiler sur les séquences finales, on peut aisément considérer que les choses risquent de ne pas très bien évoluer pour elle. Le féminisme, plus conjoncturel, de Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles quand il sort au mitan des années 70, se situe ailleurs : il s’agit de tendre un miroir à la femme au foyer, de lui faire prendre conscience, en lui exhibant directement, de sa propre aliénation domestique et de son propre refus d’accepter son plaisir (notamment sexuel). Le questionnement politique du film, dont il faut bien mesurer alors la virulente modernité, se trouve dans son adresse à ses spectatrices : « voulons-nous rester des Jeanne Dielman, ou accepterons-nous de nous épanouir ? ».

[ATTENTION, LE PARAGRAPHE SUIVANT RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS DE L’INTRIGUE]

Là encore, remarquons qu’un bon nombre de spectateurs, lors de la ressortie du film en 2023, se demande pourquoi Jeanne tue... et la réponse fuse parfois à l’aune des problématiques post-#MeToo : à travers cette victime, elle tuerait tous ses violeurs, ces hommes qui ont abusé d’elle, et donc par cet intermédiaire, elle tuerait le patriarcat. Cette lecture est passablement anachronique, comme le confirme Chantal Akerman elle-même : ce n’est pas tant aux hommes que Jeanne s’en prend qu’à la peur suscitée par son propre plaisir. « Elle ne tue pas forcément le phallus, cela aurait pu se produire avec une femme. Elle tue le plaisir. Elle jouit une première fois, elle pense que ça ne se reproduira pas... et elle jouit une seconde fois. Cette jouissance défait l’ordre de son monde. Jusque là, le plaisir tenait dans la reconduction quotidienne des mêmes rituels. Si on touche à ça, si quelque chose surgit en dehors de cette ritualisation, alors elle devient folle. » (2)
L’irruption de la folie dans le film ne passe pas, une nouvelle fois, par l’utilisation d’effets spectaculaires : elle surgit progressivement, imperceptiblement, à travers la perturbation de ces rituels habituellement si bien huilés (la cuisson des pommes de terre, les courses en ville, la garde du bébé de la voisine…).

[FIN DES RÉVÉLATIONS]

Enfin, la postérité féministe du film passe aussi par la présence de Delphine Seyrig.
Delphine Seyrig qui, quelques années plut tôt, avait mis en péril sa carrière cinématographique au nom de son engagement citoyen pour la cause des femmes, en signant le manifeste des 343, en venant faire une déposition pour Gisèle Halimi au Procès de Bobigny, ou en accueillant dans son propre appartement la première démonstration française (alors illégale) de la méthode d’avortement dite de Karman. Delphine Seyrig qui, quelques semaines à peine après la fin du tournage de Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles était sur le point de mener, en tant que réalisatrice, les entretiens qui apparaîtront dans Sois belle et tais-toi, son édifiant documentaire consacré à la place des actrices dans le monde du cinéma. Delphine Seyrig qui, pour ces raisons et bien d’autres, incarnait (au sens littéral) alors le combat pour la conquête de leurs droits des femmes modernes. Et Delphine Seyrig que Chantal Akerman décide de filmer, là encore, comme on ne l’avait presque jamais filmée…

Et c’est peut-être, in fine, dans cette question – la plus éminemment cinématographique – de la manière de filmer son actrice principale que réside la plus vibrante modernité de Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles. Assez vite, le film nous fait comprendre que Jeanne se prostitue, en accueillant les après-midi des hommes plus âgés qu’elle. Or, est-il personnage plus assujetti à la question du désir masculin que la prostituée ? Depuis ses origines, le cinéma des hommes (et ce qu’il est coutume d’appeler, depuis peu, le "male gaze") a érotisé la prostituée, appuyant sur sa sensualité luxurieuse, et faisant d’elle un objet fondamental de scopophilie (c’est à dire, selon Freud, « le plaisir éprouvé à posséder l’autre par le regard ») (3). Et là encore, Chantal Akerman tourne le dos à cette norme esthétique : presque dès la scène suivante, elle offre l’image de Jeanne nue, filmée frontalement, accroupie dans sa baignoire en train de se laver après l’acte sexuel. Aucune objectification du corps féminin ici, simplement sa réalité effective, décorrélée du désir putatif qu’il serait censé inspirer aux hommes. En ce sens, on considère parfois que Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles est l’un des tous premiers films de l’histoire du cinéma à filmer le corps féminin essentiellement comme sujet et non comme objet - et le simple fait qu’on situe cette pierre blanche près de 80 ans après la naissance du cinéma raconte aussi une certaine histoire du septième art…

Film longtemps resté difficile à voir, destiné à un public "averti", Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles a conquis une première part de postérité à travers cette confidentialité et cette difficulté, un peu à la manière de La Maman et la Putain de Jean Eustache, autre comète qui traverse le ciel du cinéma francophone des années 70. Plusieurs cinéastes contemporains majeurs, dont Gus van Sant ou Todd Haynes, ont par ailleurs régulièrement évoqué leur admiration pour le film, rappelant dès qu’ils le pouvaient à quel point cette proposition novatrice avait été inspirante dans leur manière d’envisager autrement la narration cinématographique. Mais c’est à l’automne 2022, soit 47 ans après son tournage et 7 ans après la disparition de Chantal Akerman, que le film a été de la façon la plus tonitruante remis sous les feux de la rampe du Landerneau cinéphile, lors de la publication du classement décennal de la revue Sight and Sound, associée au British Film Institute. Bénéficiant d’une conjoncture indiscutablement favorable (un élargissement du panel des votants, notamment pour se rapprocher d’une parité hommes-femmes ; une adéquation du sujet du film avec les préoccupations de l’air du temps ; et la volonté, chez un certain nombre de votants, de ne pas vouloir prendre le risque de proposer une liste dans laquelle ne figurerait aucun film réalisé par une femme, ce titre, parmi les plus marquants et par ailleurs parmi les mieux classés de l’édition précédente, réunissant dès lors de nombreux suffrages…), le film apparut, à la surprise générale, à la première place, devant la litanie habituelle des "attendus", ces titres panthéonisés (Citizen Kane, Vertigo, 2001 L’odyssée de l’espace, La règle du jeu, Le Parrain…) dont on pourrait presque dire, pour certains, qu’il s’agissait en partie des titres auxquels Chantal Akerman s’était placé en opposition en réalisant Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles

Cette première place suscita de nombreuses réactions, souvent excessives, de part et d’autre, les uns moquant le "wokisme" supposé d’un tel résultat, les autres attribuant de facto au film l’étiquette absolue et définitive de « meilleur film du monde » (la belle affaire). Toute raison gardée, ce classement (qui n’est donc qu’un classement – ou plutôt une compilation de listes – exercice par essence empreint de subjectivité) possède tout de même d’assez nombreux mérites. En premier lieu, et quoiqu’on en pense, il donne un assez représentatif instantané des questionnements qui habitent le monde du cinéma contemporain (et plus largement, de l’art, et encore au-delà, de la société), interrogeant notamment les critères qui guident à l’évaluation d’une œuvre : donner, en 2022, cette place à Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles, cela dit quelque chose de la manière dont la cinéphilie meut, et c’est forcément intéressant.

En deuxième lieu, ce classement contribue à dégeler un peu les sempiternelles anthologies tournant souvent autour des mêmes œuvres, donc autour d’une même conception du cinéma : plus loin dans la liste se trouvent des titres encore plus secrets que Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles, qui ne demandent qu’à être, à leur tour, (re)découverts (quitte à, après coup, ce que leur spectateur se dire que tel ou tel titre ne correspond à pas à ce qu’individuellement, il attend du septième art, mais à la limite peu importe…). En troisième lieu, et surtout, il aura œuvré à ce qu’on parle de Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles, qu’on le montre, qu’on en discute et qu’on le regarde enfin pour ce qu’il est : probablement pas « le meilleur film du monde », mais sans aucun doute une date importante dans l’histoire du cinéma, cet art qui arrive, par la seule force d’un style, à transformer l’ultra-ordinaire en quelque chose d’à ce point extraordinaire.

(1) Chantal Akerman avait décidé de former une équipe technique quasi-exclusivement féminine (hormis pour les postes logistiques les plus physiques), afin de démontrer qu’il y avait au sein du cinéma français des femmes compétentes à tous les postes-clés (photographie, son, montage, script…). Sami Frey, présent sur le plateau, a d’ailleurs réalisé un documentaire sur cette expérience féminine, Autour de Jeanne Dielman, duquel ressortent la très grande énergie collective déployée pour le film mais aussi les difficultés pratiques d’une telle démarche, Chantal Akerman étant prise à partie par ses collaboratrices trouvant qu’elle se comportait trop comme « un chef ».
(2) Chantal Akerman, citée dans Les Inrocks, 17 avril 2007
(3) Sans souscrire par ailleurs à l’intégralité de sa démonstration, on renverra à l’ouvrage (polémique) d’Iris Brey, Le regard féminin, dans lequel elle identifie les manifestations de la scopophilie cinématographique notamment à travers le surdécoupage objectifiant de l’anatomie féminine, montrée dans des successions de plans se focalisant sur telle ou telle partie du corps (soit l’exact inverse de ce que fait Chantal Akerman dans Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles).

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 27 novembre 2023