Critique de film
Le film
Affiche du film

Jeanne et le garçon formidable

L'histoire

Jeanne (Virginie Ledoyen) est une jeune hôtesse d’accueil, une fille insouciante, moderne et libre qui multiplie les coucheries en attendant le grand amour ; elle se partage en ce moment entre trois amants. Sa famille voudrait bien qu’elle noue enfin une relation stable et durable. Dans le métro elle croise le regard d’Olivier (Mathieu Demy) ; le coup de foudre est immédiat. Mais Olivier lui annonce à leur deuxième rendez-vous qu’il est séropositif. Peu importe ! Même si les témoignages de François (Jacques Bonnafé), un copain homosexuel qui a perdu son amant à cause du sida, Jeanne n’en continue pas moins de vouloir poursuivre cette romance avec Olivier le plus longtemps possible…

Analyse et critique

10 ans pile après la sortie de Trois places pour le 26, le dernier film de Jacques Demy (qui décéda deux ans plus tard), le premier long métrage du duo Olivier Ducastel/Jacques Martineau allait marquer le retour de la comédie musicale française héritée de la tradition initiée par leur illustre aîné ; les deux compères avaient d'ailleurs été tous deux assistants réalisateurs sur son ultime opus avec Yves Montand et Mathilda May. S’étant mis en couple au milieu des années 90, Jeanne et le garçon formidable est né de la fusion de deux envies ambitieuses qui leur étaient précieuses. Ayant adhéré à l’association Act-up, la première était de parler d’une façon militante, grâce aux divers témoignages récoltés ainsi qu'à leur vécu, des méfaits du sida alors que le cinéma français était encore très frileux sur le sujet à quelques rares exceptions dont Les Nuits fauves de Cyril Collard qui n’a malheureusement pas très bien vieilli. La seconde était de rendre un vibrant hommage à Jacques Demy qui avait bercé leur cinéphilie à une époque ou plusieurs producteurs regrettaient de ne pas avoir soutenu avec plus de ferveur ses diverses demandes de financement : "On est arrivé au bon moment. Il y avait, à cette période-là, un désir de perpétuer son héritage. Les gens regrettaient de ne pas avoir produit ou distribué un Demy." Lorsque nous visionnons leur coup d'essai, en distinguant discrètement derrière les vitres des piétons en arrière-plan qui effectuent d’un coup et incongrument des pas de deux, il est impossible de ne pas se croire durant quelques secondes face à un de ses célèbres films.

Le fait qu’ait été révélé tardivement que la mort du réalisateur des Demoiselles de Rochefort fut causée par le sida les poussa encore plus à vouloir se lancer dans leur projet de film. L’esprit de leur mentor se retrouve tout entier dans leur premier long métrage : une certaine fibre politique gauchisante comme celle que l’on trouvait dans le superbe Une Chambre en ville, une même sincère envie de rendre le quotidien enchanteur, une même veine sombre toujours tapie derrière cet ensemble coloré, le film mettant en scènes quelques personnages aux vies brisées, d’autres qui savent devoir être fauchés très vite par la mort. Quant à la présence de Mathieu Demy, il entérine l’hommage souhaité : "On avait des scrupules à lui demander, à cause de l’histoire de son père qui était secrète à l’époque. C’est lui qui a initié la rencontre et nous a confié qu’il connaissait depuis moins d’un an la vérité : que son père était gay et mort du sida. Il avait vraiment envie de faire partie du film" disait Olivier Ducastel. Le jeune comédien est assez touchant dans le film, interprétant le personnage séropositif dont Jeanne va tomber amoureuse et qui va devenir malade du sida. Le fait de le faire disparaitre de l’image durant le dernier quart du récit est une très bonne idée des réalisateurs pour éviter à leur film de sombrer dans le pathos : plutôt que s’appesantir sur des images d’un homme affaibli par la maladie, le duo a préféré la distanciation/disparition : "Je trouvais ça plus beau et plus triste de le faire partir quand il était encore en bonne santé" précise Jacques Martineau.

Car malgré la gravité et le militantisme du sujet, malgré des histoires d’amours meurtris, l’ensemble se révèle d’une grande fraicheur. Rien n’empêche cependant les réalisateurs de mettre le doigt là où ça fait mal et notamment sur le caractère inéluctable de cette maladie que certains prenaient encore trop égoïstement à la légère, même inconsciemment. Lorsque Olivier annonce à sa partenaire qu’il est séropositif, la première réaction de Jeanne est de répondre : "ce n’est pas grave, on a mis des préservatifs". Figure centrale de l’histoire Jeanne est une femme libre, libérée, moderne et pleine d’entrain qui papillonne d’homme en homme. Elle n’a pas froid aux yeux lorsqu’il s'agit de raconter ses coucheries à sa sœur, ne se cache pas de se partager entre trois amants à la fois (Olivier, un collègue un peu arrogant et un coursier farfelu) et parle crûment et sans complexes de ses innombrables nuits d’amour. Virginie Ledoyen, solaire, porte le film sur ses épaules : elle irradie de sa beauté, rayonne sur l’ensemble par sa fraicheur, sa vivacité et son craquant sourire. A signaler que c’est la seule du casting à avoir été doublée pour les chansons, en l’occurrence par Elise Caron, sans que ça ne remarque forcément. Parmi ses partenaires, outre Mathieu Demy, on notera la présence d’une toute jeune Valérie Bonneton ainsi que du talentueux et poignant Jacques Bonnafé qui arrive à nous faire venir les larmes aux yeux lorsqu’il entonne sa ballade (et balade) au bord de la Seine, 'la vie réserve des surprises', qui narre la mort récente faute au sida de son compagnon.

Alors certes, disons le d’emblée, ceux qui ne supportent pas ou trouvent risibles les films musicaux de Jacques Demy peuvent passer leur chemin. Car ici aussi, les personnages se mettent à chanter et (ou) danser à n’importe quels moments sans que l’on ne s’y attende et parfois juste pour se demander s’ils veulent de la confiture en plus du beurre sur leurs tartines du matin ; ce que Demy faisait déjà sans la moindre crainte du ridicule, bien lui en a pris ! Les autres y trouveront au contraire une source intarissable de bonheur ou d’émotion au cours d’une partition de Philippe Miller comprenant pas moins de 15 chansons – certaines très courtes -, certes qualitativement en deçà de celles de Michel Legrand, Michel Colombier ou Alex Beaupain (10 ans plus tard avec Les Chansons d’amours de Christophe Honoré qui ressuscitera à son tour le film musical à la française, lui aussi avec beaucoup de panache) mais qui nous octroie un patchwork de couleurs mélodiques peu homogène mais assez jubilatoire, ouvert à tous les genres et toutes les cultures, passant de la World Music ('la chanson des employés du nettoyage') à la java-musette ('la java du séropo' interprétée avec virtuosité par Mathieu Demy), tango, ballade, opéra (la gênante 'aria du coursier' par Laurent Arcaro), biguine ou chachacha (la très amusante 'la vendeuse de bouquins' par Emmanuelle Goizé)… Mais au sein d’un ensemble assez inégal, le compositeur et les paroliers-cinéastes nous offrent trois bijoux, trois instants de grâce : 'un dimanche au lit', 'je n'aimerai plus que toi', et surtout 'ça n'a plus d'importance', toutes trois interprétées alors que sont réunis à l'écran Mathieu Demy et Virginie Ledoyen ; la dernière devrait faire venir des frissons aux plus insensibles d’autant qu’à ce moment-là on devine la mort prochaine du jeune homme qui s’éclipsera d’ailleurs du film après cette magnifique chanson.

Un mélange des genres musicaux qui va avec la diversité de ton proposée par les réalisateurs, leur film se révélant tour à tour trivial et sensible, drôle et grave. Cette tragi-comédie musicale inclassable, audacieuse, lumineuse et pimpante sur un sujet douloureux, n’a pas pris une ride pour ceux qui sont friands du genre ; même si la mise en scène n’est guère inoubliable et si certains moments demeurent embarrassants, ce périlleux exercice de funambulisme d’une sincérité qu’il est impossible de remettre en doute nous aura offert une charmante et réjouissante bouffée d’air frais sans trop de pathos ni de mièvrerie, un touchant hymne à la vie et à la poésie du quotidien, idéal pour embellir la grisaille quotidienne. "Nous avons voulu faire un film à la fois triste et joyeux sur le plaisir de vivre, un film qui chante la beauté de la vie et l’horreur du sida, un film qui murmure avec insistance : ça vaut la peine de vivre, alors faites attention à vous".

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 13 juin 2023