Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Étrange vice de Madame Wardh

(Lo strano vizio della Signora Wardh)

L'histoire

Julie et Neil Wardh rentrent à Vienne après un séjour à New York. A leur arrivée, la ville est la proie d’un assassin, qui tue des femmes avec un rasoir. Jean, l’ancien compagnon violent de Julie, fait de nouveau irruption dans sa vie. Petit à petit, Julie, gagnée par la peur et obsédée par ses fantasmes, craint que Jean soit le tueur et menace sa vie.

Analyse et critique

De tous les solides artisans qui ont fait la réussite du cinéma de genre italien, Sergio Martino est l’un des plus jeunes, et l’un des derniers survivant. Il est donc, logiquement, un des noms à retenir qui débute le plus tard, avec la particularité de se trouver presque dès ses débuts dans l’industrie cinématographique derrière la caméra, sans passer par une première expérience conséquente de scénariste ou d’assistant réalisateur. Conséquence directe de son âge, sa carrière se poursuivra longtemps après le déclin de l’industrie cinématographique transalpine, ce qui aura pour effet de masquer une partie de son œuvre derrière de pénibles films bis (voire Z) tournés durant les années. La réévaluation récente du cinéma de genre des années 60 et 70 permet pourtant de mettre au jour un début de carrière convaincant, avec des contributions marquantes au polar italien (Rue de la violence, A en crever, L’Accusé) ainsi qu’au giallo, avec le remarquable La Queue du scorpion, l’étonnant Torso et les trois films qui constitueront la « Trilogie du vice », L’Etrange vice de madame Wardh, Toutes les couleurs du vice, et Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé. Une trilogie qui met en scène l’égérie de Martino, Edwige Fenech, actrice d’origine française et compagne un temps du producteur Luciano Martino, frère du cinéaste.


Si le giallo nait au début des années 60 devant la caméra de Mario Bava, le genre prend un nouvel essor au début des années 70, avec entre autre le travail de Dario Argento, qui débute sa carrière avec un coup de maitre, L’Oiseau au plumage de cristal. Après seulement 4 films, dont un seul de fiction, Sergio Martino prend le train en marche dès 1971 avec L’Etrange vice de madame Wardh. Dès le générique, il démontre qu’il a intégré tous les codes du genre : une jolie femme dénudée, une main gantée, une arme blanche et du sang. Tous les éléments du cahier des charges sont là, mais le film va se distinguer des premières productions du genre par son appréhension du récit. Martino et les scénaristes, dont le prolifique et talentueux Ernesto Gastaldi, abandonnent la structure scénaristique classique du genre qui fait de l’enquête policière l’épine dorsale du récit, pour se concentrer sur une narration qui fait la part belle à l’expérience psychologique des personnages, notamment celle de l’héroïne Julie, dont la perception guide le récit et la mise en scène.


L’argument de départ est un classique du genre : un tueur en série sévit dans une grande ville européenne, un assassin ganté qui s’en prend à des femmes au moyen d’un rasoir. L’habitude voudrait que nous suivions la traque de ce tueur, dans la logique d’un genre qui tient sa dénomination d’une collection de romans policiers de gare à la couverture jaune, et dont le principe était de combiner la mécanique classique du whodunit à un travail particulier mené autour de l’esthétique des meurtres. Dans L’Etrange vice de madame Wardh, nous ne verrons pas – ou presque – l’enquête et la poursuite du meurtrier, que ce soit par la police, que l’on ne voit agir que lors du meurtre de Carol, et lors de la résolution du film, ou par une tierce partie (journaliste, victime potentielle, ami de victime comme on en a l’habitude dans le genre). Martino se concentre sur le personnage de Julie Wardh, qui se sent menacée par cette vague de meurtre et qui va petit à petit soupçonner Jean, son ancien compagnon qui la harcèle, et qu’elle craint en même temps qu’elle le désir, ses fantasmes la ramenant régulièrement à la relation sadomasochiste qui les liait. Martino exploite cette dimension fantasmatique dans sa mise en scène. Il filme les rêves de Julie, puis en transpose la forme dans les scènes réelles, par l’utilisation des cadrages et du son commune aux deux types de séquences, comme lorsque George, l’amant de Julie, s’empresse de conduire un docteur auprès d’elle. Martino brouille ainsi la frontière entre rêve et réalité et donc les pistes sur l’identité du tueur. Avec L’Etrange vice de madame Wardh, le giallo vit un moment de transition, passant d’un enjeu policier à un enjeu psychologique tout en laissant entrer, de manière plus franche que dans les premiers films du genre, une imagerie érotique.


Cette imagerie est ici presque toute entière portée par la jeune Edwige Fenech, qui a à peine 22 ans et a débuté sa carrière cinématographique quelques années plus tôt, à la fin des années 60. Née en Algérie française, Fenech est toutefois une presque inconnue en France, elle qui a mené la presque totalité de sa carrière en Italie, comme actrice, notamment dans des sexy-comédies populaires, et comme présentatrice de télévision. Parfois réduite à son physique, Edwige Fenech démontre ici ses indéniables qualités d’actrice, rendant crédible la personnalité complexe de Julie Wardh et tenant le film sur ses épaules. Derrière la caméra, Martino sait capter tout son charisme, son potentiel de séduction et de fascination. Le personnage de Madame Wardh est ainsi en proie au fantasme mais aussi filmé comme l’objet de fantasme et est placée presque simultanément en position de victime et de coupable. Le film sait, jusqu’à son dénouement, entretenir le doute sur le personnage, qui porte toujours l’étrange vice du titre, son attrait pour le sadomasochisme et surtout pour le sang. Un trait qui pourrait faire d’elle le tueur, ou qui pourrait tout aussi bien nous faire croire que l’ensemble de l’histoire n’est que l’un de ses fantasmes, un cauchemar, une thèse alimentée par les effets de mise en scène de Martino. Fenech tient particulièrement bien le rôle, et s’installe comme une figure inoubliable et incontournable du genre. Martino a créé une icône.


Le cinéaste apporte une patte convaincante au film. Les extérieurs sont superbes, la visite de Vienne répondant aux habitudes de voyage du giallo, qui promène très souvent son spectateur en Europe, et son traitement de l’érotisme est habile. Si beaucoup de scènes de nu sont gratuites du point de vue strict du récit, c’est le lot du genre, elles sont filmées sans vulgarité, sans trainer en longueur, avec une véritable élégance, et sans longueur excessive. Elles deviennent des éléments constitutifs du film, participant à son atmosphère. Composées avec goût, dans la lignée du rapport direct entre le cinéma italien et la peinture, elles contribuent à la grande réussite visuelle du film. Il parvient de plus, tout en suivant son parti pris psychologique, à maintenir la mécanique du suspense, jusqu’à une série de rebondissements dans les dernières minutes qui pourraient paraitre tirés par les cheveux mais fonctionnent pleinement, la conclusion étant surprenante mais finalement parfaitement cohérente des éléments montrés jusque-là. Avec toutes ces qualités, L’Etrange vice de madame Wardh est un des films les plus solides de l’histoire du giallo, et un vrai point de pivot du genre, Martino l’éloignant du réalisme qui sera investi, dans le registre policier, par le Poliziottesco pour conquérir celui des tréfonds de l’âme humaine. Fort du succès public du film, Martino poursuivra dans le genre quelques mois plus tard avec ce qui est peut-être sa plus belle réussite, La Queue du scorpion avant de signer dans la foulée le second opus de son informelle trilogie du vice.

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Par Philippe Paul - le 18 juillet 2024