L'histoire
Dans sa banlieue texane appauvrie par une Seconde Guerre mondiale qui n’en finit pas, Nita (Sissy Spacek), femme divorcée, élève seule ses deux fils. Pour les nourrir, elle travaille comme opératrice téléphonique, et se voit sollicitée jour et nuit pour manœuvrer les pressantes conversations animant la bourgade en temps de guerre. Par une nuit d’orage, elle rencontre Teddy (Eric Roberts), marin de l’armée américaine. Rapidement, sa relation avec le jeune homme fait parler toute la ville, et l’intimité de Nita disparaît peu à peu sous les commérages.
Analyse et critique
« Avec ce travail, je n’arrive même pas à embrasser mes enfants le so... », alors en pleine négociation avec son employeur, Nita est coupée par une nouvelle sonnerie de téléphone : encore un appel à aiguiller. Son zèle pour cette tâche laisse tout juste le temps à l’homme de quitter les lieux, comme pour s’éviter répondre toujours la même rengaine, « vous savez bien que c’est la guerre ». Toile de fond omniprésente, cette Amérique rurale, presque péquenaude, projette le récit mélodramatique de Jack Fisk en terrain connu, celui des banlieues américaines de la fin du Nouvel Hollywood. Et pour cause, bien que L’Homme dans l’ombre soit le premier film de son réalisateur, ce dernier façonne depuis dix ans déjà les décors qui ont imprégnés notre imaginaire. Directeur artistique et chef décorateur de Brian De Palma et plus tard d’Alejandro González Iñárritu et de David Lynch, Jack Fisk fut dans l’ombre des arrière-plans marquants de la décennie. Notons qu’un an avant cette première réalisation, il supervisait les décors des Moissons du ciel de Terrence Malick (1979), célébrant déjà de grandes plaines texanes obscurcies par une profonde misère... D’un film à l’autre, on retrouve un visage, celui de Sam Shepard : fermier dans le premier, il est ici l’ombre éponyme.
Ces grands espaces continentaux semblent agir pour Jack Fisk comme les points de repère spatio-temporels de son histoire : le carton « Gregory, Texas – 1944 » ouvre l’histoire sur une aube campagnarde, silencieuse et réconfortante. L’harmonica du compositeur Jerry Goldsmith ne fait qu’étoffer cet idéal de paix rurale, nous ramenant aux temps calmes des westerns de la génération précédente. De même, nous quittons le film avec Nita et ses enfants pour un long voyage en car vers d’autres contrées, qui débute aux premiers rayons du soleil. À chaque apparition, ces plaines typiques paraissent ralentir le film, offrant au réalisateur comme aux spectateurs la possibilité de respirer, de se sentir chez soi. Montrées à l’occasion d’un temps d’attente, d’une fin de repas ou d’un trajet (à pied, à charrette, en autostop ou en bus), elles dilatent la narration, temporisent le rythme de la mise en scène. Cet élan permet à Jack Fisk de resserrer le cadre dans des espaces clos non moins travaillés, mais catalyseurs, dès le début du film, d’une tension de l’intime.
Les premiers plans du réalisateur sont ceux d’un intérieur que l’on découvre à tâtons. Projetés dans l’insécurité quatre ans afin l’histoire qui va suivre, seule la lumière nous permet d’appréhender cet espace mystérieux. De surprenants travellings lumineux aiguillent notre regard sur les indices du drame à venir : Nita est seule dans son lit, une voiture balaie de ses phares une photo de famille, un parfum d’homme, un autre de femme. Aucun dialogue n’est nécessaire à Jack Fisk pour exposer précisément son histoire, la chorégraphie des personnages parle d’elle-même : tandis qu’un homme invite une femme à danser, une autre quitte les lieux, les yeux déçus et son bébé dans les bras. En un raccord regard, Jack Fisk fend une confiance conjugale de longue date et nous laisse, comme Nita, devant le fait accompli. À elle seule, une voiture verte en arrière-plan fluidifie alors l’ellipse, nous convoyant après un noir dans la bourgade texane, au lever du soleil. Fort d’une imposante carrière de chef décorateur, Jack Fisk écrit l’espace et en détaille la personnalité. Mêlé à une connaissance aiguë des enjeux du découpage technique, ce sens du plateau engendre, grâce à un casting de jeunes premiers, d’humbles fulgurances de mise en scène.
Cette habilité plurielle du réalisateur pour chaque outil cinématographique s’incarne en particulier dans le décor de la cabine de standard téléphonique de Nita, également pièce à vivre, salle à manger et cuisine du ménage. Un bureau de fortune dont les machine à écrire, patch bantam, micro, réveil, miroir, ventilateur et autres dossiers parquent la jeune femme à sa tâche, une petite lucarne de bois à hauteur d’yeux pour seul accès à l’extérieur. Par soucis pécuniaires ou besoin d’efficacité, l’intime et le professionnel ne font plus qu’un, et Nita prend ses pauses au travail, contrariant son fils aîné Harry (Henry Thomas) : « t’es pas une mère, t’es un standard téléphonique ». Ce cloisonnement met également en péril la vie privée de la famille, la contraignant à trouver sa place dans un lieu toujours en mouvement. Derrière la fragile porte en bois, la ville en crise afflue à toute heure, pressée d’avoir des nouvelles d’un fils au front ou d’une mère malade. Ces furtives liaisons intimes remplacent peu à peu celles d’une Nita sursollicitée, et transforment son logis en l’espace personnel d’inconnus : très vite, elle n’a plus de chez soi. L’insécurité imprègne les murs et une tension ambiante rôde, similaire à celle imaginée par David Lynch pour Lost Highway (1997), dernier film que le réalisateur tournera sans Jack Fisk à la direction artistique. Conducteur des communications, moteur du lien entre les personnes et leurs histoires, le standard à domicile agit comme le centre névralgique de la narration. À Gregory, tout le monde connaît l’adresse de Nita, première destination vers laquelle les étrangers en perdition sont conduits. Un petit théâtre à lui tout seul, fenêtre sur le monde d’un village entier.
« On m’a dit qu’il y avait une cabine publique ici » ; comme porté par le vent, échoué dans la campagne texane, Teddy réveille Nita par nuit tempêtueuse. Un vrai jeu de séduction s’organise alors autour du standard. D’abord par réflexe, Nita ferme la lucarne de sa vie privée, avant de l’ouvrir pour plus de commodité. Lorsque la conversation de Teddy ne semble plus la regarder, elle referme discrètement, cette fois pour préserver la confidence du marin. Elle ouvre ensuite la porte pour le règlement de l’appel, entre-baillant l’entrée du salon. L’orage grondant, elle invite l’homme enfin à boire un café au chaud, l’accueillant officiellement chez elle. L’arrivée de Teddy dans la vie de Nita se dessine ainsi en douceur, par passage de seuils successifs. Jack Fisk parvient à doter cette rencontre d’une tendresse innée et faire naître sans l’annoncer des sommets d’érotisme d’une rare justesse. Une coupure d’électricité sous le vrombissement du tonnerre, un repas de Noël en tête à tête,... le désir surgit sans cesse du quotidien et, par l’élégance naturelle de sa mise en scène, se suffit ainsi. Cette idylle se frotte toutefois à la jalousie et aux regards noirs du voisinage. Divorcée et dans les bras d’un jeune homme musclé et parfois découvert, Nita s’érige spontanément contre le conformisme réactionnaire de sa banlieue.
Le décalage grandissant entre la famille libre de Nita et le reste de la ville fait peu à peu planer un réel danger sur la jeune femme et ses deux fils, sans cesse harcelés par les mêmes malfrats à l’auberge du bourg. Ses voisines commères ont quant à elles toujours un œil par-dessus l’épaule, accusant Nita pour chaque importunité : une action un peu trop tendre, ou les imitations nazies déplacées de ses deux fils dans le jardin. Ces rapports de malveillances rendent suspicieux un homme longiligne au visage écorché, errant en solitaire sous son chapeau. Véritable ombre dans la vie du couple frivole, il ne semble partager ni la jalousie malsaine des rustres environnants, ni l’indignation des langues de vipères. Alors que cette tension se densifie, la photographie s’obscurcit, et Teddy repart au front. Nita est alors forcée par son propriétaire et employeur de quitter sa maison, devenue insécuritaire tant elle attire les regards noirs. Sa dernière nuit à Gregory fait basculer le film dans le genre, maquillant l’esthétique mélodramatique du film d’un teint d’épouvante. Encore une fois, l’agilité de Jack Fisk pour la manipulation des espaces cinématographiques est saisissante : en un plan, une respiration, une ombre sur le décor, nous basculons dans l’horreur. Une efficacité qui offre au film un rythme intempestif, où chaque intention de ton marque par sa rigueur d’exécution.
Professionnel de l’illusion en acte, Jack Fisk déploie avec L’homme dans l’ombre un impressionnant arsenal technique au service d’une compréhension intime des outils de mise en scène, de narration et de direction d’acteur. Jack Fisk réalisateur ne sera pourtant jamais encensé, et ses trois œuvres resteront des échecs commerciaux. Toutefois, il aura pour ce premier film dirigé sa femme Sissy Spacek (qui remportera la même année l’Oscar et le Golden Globe de la meilleure actrice pour Nashville Lady de Michel Apted), et révélé le jeune Henry Thomas, retrouvé un an plus tard devant la caméra de Steven Spielberg, le doigt pointé vers E.T., l’extra-terrestre (1982). Un homme dans l’ombre d’Hollywood donc, qui devait sans doute le rester pour briller.