L'histoire
Pour retrouver son poste, la journaliste Ann Mitchell invente un personnage nommé John Doe qu'elle fait passer pour réel dans une lettre de suicide dénonçant le malaise social ambiant. Elle engage alors un dénommé John Willoughby pour se faire passer pour ce fameux John Doe. Mais, celui-ci se prend au jeu.
Analyse et critique
Son cinéma s'étant de plus en plus politisé depuis le milieu des années 30 et L'Extravagant Mr. Deeds (1936), Meet John Doe constituait une forme d'aboutissement de cette tendance pour Frank Capra. Le réalisateur établit en effet à cette époque son indépendance artistique en fondant Productions Frank Capra, sa société de production où il pourrait sans entrave brosser le portrait de l'Amérique contemporaine. Le virulent premier film de cette ère serait L'Homme de la rue, à l'origine un sujet de 1939 de Richard Connell et Robert Presnell nommé The Life and Death of John Doe adapté d'une nouvelle de Connell parue en 1922 dans le Century Magazine sous le titre A Reputation. Captivé par le postulat de cette histoire, Capra se la réapproprie avec son scénariste Robert Riskin pour ce qui sera leur dernière collaboration. Le script s'avère si virulent qu'aucun studio ne souhaitera le financer hormis Jack Warner se proposant de le distribuer en lui laissant les bénéfices tandis que Barbara Stanwyck (après les défections de Ann Sheridan et Olivia de Havilland), Gary Cooper (très satisfait de sa collaboration avec Capra sur L'Extravagant Mr. Deeds) et Walter Brennan acceptent de tourner dans le film sans avoir lu le scénario. Fort de ces garanties Capra s'endettera auprès des banques afin de financer le film lui-même.
C'est l'effervescence au journal The Bulletin récemment racheté par l'ambitieux homme d'affaires D. B. Norton (Edward Arnold) et les têtes tombent dans une hilarante et glaçante scène d'ouverture où on vous signale votre congé d'un simple geste de la main. Parmi les congédiés on trouve la journaliste Ann Mitchell (Barbara Stanwyck), mise à la porte car sa rubrique est trop gentille et ne fait pas assez polémique. Qu'à cela ne tienne, avant de partir elle signera un ultime article explosif avec la fausse lettre d'un lecteur nommé John Doe menaçant de se suicider à noël car n'en pouvant plus de son existence miséreuse, de l'indifférence et de la corruption ambiante qui ne changera rien à sa situation. Cette blague où l'autrice exprime son aigreur a un impact inattendu une fois l'article paru, le public comme les politiques souhaitant rencontrer le mystérieux John Doe. Revenue en grâce, Ann Mitchell en fabrique un de toutes pièces avec le hobo et joueur de baseball déchu John Willoughby (Gary Cooper) qui va endosser le costume de "l'homme de la rue" moyennant finance. Cette entreprise purement cynique destinée à relancer les ventes du journal va pourtant éveiller la bonne conscience de l'Amérique, à commencer par celle des instigateurs de la supercherie. La bienveillance et le désintéressement de son père médecin se rappelle ainsi au souvenir de Ann lorsqu'elle doit rédiger les discours de John Doe, et le rustre John Willoughby, touché par le réel élan de solidarité que son alias provoque va progressivement être gagné par la cause et devenir John Doe.
Il l'a d'ailleurs toujours été sans le savoir, anonyme parmi tant d'autres ayant du mal à joindre les deux bouts et va ainsi sincèrement suggérer à ses semblables de s'entraider pour mieux avancer. Gary Cooper est formidable en rustre un peu gauche et indifférent peu à peu touché par la grâce, et les discours maladroits et lus comme un automate font bientôt place à une éloquence simple et sincère lorsqu'il fustige les politiques dont il a deviné les desseins lors du final. Malgré les conséquences positives, cet élan repose en effet sur un mensonge et Capra distille tout au long du film les éléments propres à retourner cette base viciée contre la sincérité des protagonistes. L'égoïsme et la misanthropie ordinaire du personnage de Walter Brennan l'exprime bien, ce dernier préférant tourner le dos à la civilisation, les obligations et besoin superficiels qu'elle engendre et les "vautours" qu'elle attire.
De l'autre côté nous avons le glacial D.B. Norton (fabuleux Edward Arnold véritable masque calculateur et inhumain) prêt à faire un usage de ces John Doe, pressurer le mouvement pour s'en faire un marchepied vers le pouvoir et plus précisément la Maison Blanche. Entre ces deux extrêmes Capra dépeint une opinion publique malléable et dont l'attitude ne peut être spontanée mais forcément téléguidée par un gourou bienveillant (John Doe) ou manipulateur (D.B. Norton). L'attitude sincère et intéressée de Stanwyck et Cooper réduite à l'icône publicitaire montre ainsi bien les limites de l'entreprise. La dernière partie du film, très sombre, symbolise les interrogations de Capra sur cette société. John Doe endosse véritablement le costume de martyrs par une opinion à la volonté bien faible et par les puissants qui n'en ont plus d'utilité.