L'histoire
Horloger dans le quartier de Saint-Paul, à Lyon, Michel Descombes mène une vie sans histoires. Un jour, il apprend que son fils Bernard est en cavale, avec une amie, après avoir tué un garde. Aux côtés du Commissaire Guilboud, l'horloger de Saint-Paul va essayer de comprendre ce qui s'est passé.
Analyse et critique
Lorsqu’il débute le tournage de son premier long métrage, le jeune trentenaire qu’est Bertrand Tavernier n’est déjà pas un inconnu dans le monde du cinéma français : ayant en effet abandonné ses études de droit très jeune (1), il s’est fait un nom dans la critique cinématographique, notamment en défendant ardemment certains cinéastes américains à ses yeux mésestimés. Auteur à la fois dans Positif et dans les Cahiers du Cinéma, mais aussi dans Présence du cinéma, Télérama ou Cinéma, fondateur d’un célèbre ciné-club parisien (le Nickel-Odéon), sa cinéphilie s’est toujours caractérisée par une grande liberté de ton et un enthousiasme communicatif, qui conduisirent également à la rédaction, en 1970, de Trente ans de cinéma américain, ouvrage cosigné avec Jean-Pierre Coursodon devenu une référence incontournable pour bon nombre de cinéphiles.
Par ailleurs, devenu par l’intermédiaire de Jean-Pierre Melville le chargé de presse du producteur Georges de Beauregard, Tavernier se voit offrir par celui-ci l’opportunité de débuter dans la réalisation, pour des sketchs de films collectifs (Baiser de Judas dans Les Baisers en 1963 et Une Chance explosive dans La Chance et l’Amour en 1964). Convaincu par ces expériences qu’il lui reste encore beaucoup à apprendre (2), Tavernier restera attaché de presse indépendant une bonne dizaine d’années, œuvrant inlassablement à la promotion ou à la réhabilitation de films oubliés. Cet appétit, cette voracité cinéphile, ne disparaîtront pas une fois Tavernier devenu cinéaste à plein temps : on pourrait même dire qu’ils demeureront parmi ses principales caractéristiques. (3) Dans le premier entretien qu’il avait consacré, en septembre 2005, à la rédaction de DVDClassik, ce robuste Lyonnais ne se définissait-il pas lui-même comme un « gourmand » ? A table donc, et attaquons par l'entrée (de choix) la passionnante et éclectique carrière de Bertrand Tavernier.
Le véritable début de la carrière cinématographique de Bertrand Tavernier est marqué par un acte dont la portée symbolique aura ensuite été beaucoup exagérée, mais qui témoigne surtout de l’ancrage cinéphile de Bertrand Tavernier, entre classicisme et modernité : il demande en effet à Jean Aurenche et Pierre Bost d’être ses coscénaristes, ceux-là même que François Truffaut avait violemment montrés du doigt dans son article de janvier 1954, Une certaine tendance du cinéma français (4), et qui, depuis l’avènement de la Nouvelle Vague, ont été doucement relégués aux oubliettes. Il convient ici de remettre les choses à l’endroit : Tavernier n’a pas choisi Aurenche et Bost pour faire un pied-de-nez à la Nouvelle Vague (qu’il a d’ailleurs régulièrement défendue dans ses écrits, parfois avec une certaine réserve, mais parfois aussi avec un grand enthousiasme), il ne les a pas choisis non plus pour faire du cinéma "de papa" (nous verrons à quel point L’Horloger de Saint-Paul, comme bien d’autres films de Tavernier, est un film animé d’une grande modernité et d’un souci permanent de contemporanéité), il les a choisis parce qu’il les considérait avant tout comme de formidables scénaristes, capables d’apporter à son histoire leur expertise structurelle et une manière d’approfondissement des personnages.
Initialement, d’ailleurs, le premier film de Bertrand Tavernier, celui pour lequel il avait d’ailleurs sollicité Aurenche et Bost, devait être Bonny et Lafond, sur les directeurs de la Gestapo française durant l’Occupation. Gardant en tête La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara, Tavernier est convaincu qu’Aurenche et Bost sauront mieux que quiconque faire parler les gangsters de la rue Lauriston, et souhaite profiter de leur sens de la polémique autant que de leur énergie libertaire. Le projet n’aboutit finalement pas, et Tavernier se tourne vers un autre de ses projets, l’adaptation d’un roman de Georges Simenon, L’Horloger d’Everton. Il décide néanmoins de maintenir sa collaboration avec Aurenche et Bost, dans le double souci d’avoir un film "écrit" (à la fin des années 60-début des années 70, Tavernier déplore une certaine tendance du cinéma français à la mise au second plan du scénario) et un film résolument "français", qui assume son ancrage territorial, en l’occurrence lyonnais.
Le roman de Simenon se déroulait en effet aux Etats-Unis, mais Tavernier décide d’en situer l’action dans sa cité natale (obéissant en quelque sorte, à l’occasion, au fameux procédé de « l’équivalence » décrié par Truffaut dans l’article susnommé...) : dès la deuxième séquence du film, située dans un bouchon lyonnais (pas ceux du tunnel de Fourvière mais ceux où la cervelle de canut et le pied de cochon s’arrosent de Beaujolais), Tavernier nous plonge dans une ambiance de charcutailles et de gauloiseries, où l’on râle sur les élections et les oignons (prononcez "ouagnons") dans la salade. Les parents de Tavernier avaient quitté Lyon très tôt, immédiatement après-guerre, mais il retourna régulièrement durant son enfance visiter ses grands-mères, et avait gardé le souvenir d’une ville à l’ « ambiance assez religieuse » et « mystérieuse », voire même « simenonienne » : « une ville dont on n’arrive pas à percer les murs. Au détour d’une rue qui ne paie pas de mine, vous tombez sur une cour aux couleurs florentines, vous découvrez des murs ocre, une tour rose, une architecture tout à fait inattendue. Lyon a mauvaise réputation, à cause de sa bourgeoisie. Mais au-delà des quartiers riches, c’est une ville extrêmement généreuse, à laquelle on reste très attaché. Quand j’ai tourné L’Horloger de Saint-Paul, j’ai voulu détruire certains clichés. Montrer Lyon sans jamais cadrer Fourvière ou la place Bellecour. J’ai voulu retrouver l’atmosphère de ces appartements aux plafonds très hauts, de ces cours où l’on entend des enfants faire des gammes, de ces restaurants aux tables de marbre. » (5) Pour retrouver cette atmosphère, Tavernier refuse de tourner en studio, voire même à Paris : l’appartement de Descombes, dans le Vieux-Lyon (rue de la Loge), traduit cette atmosphère de parquets qui craquent, de voisins qui râlent (agacés par une chanson extraite de La Règle du jeu) et de jeunes pianistes qui ânonnent...
Très vite, on comprend d’ailleurs que ce qui a intéressé Tavernier chez Simenon, ce n’est pas l’intrigue policière, et que L’Horloger de Saint-Paul ne sera ni un mauvais ersatz du cinéma policier américain, ni un héritier de Melville... ni même d’ailleurs un film policier : si crime il y a, celui-ci a déjà été commis lorsque le film débute ; l’identité de l’assassin ne sera jamais un mystère ; et sa capture ne sera l’objet d’aucune péripétie... Le choix même d’un protagoniste principal en quelque sorte "extérieur" au crime est assez symptomatique de la démarche, délibérément affranchie des codes du cinéma de l’époque : imaginez Bonnie and Clyde filmé depuis le point de vue du vieux père Parker et vous aurez une idée du drôle de film non-trépidant qu’est L’Horloger de Saint-Paul (quand bien même la comparaison entre la virée sanglante du duo Parker-Barrow et la fugue de nos deux adolescents est ici particulièrement peu pertinente...). Comme son titre le suggère, L’Horloger de Saint-Paul est donc un film qui laisse le temps au temps, ou qui invite à prendre le temps du recul : Michel Descombes est donc, avant le cinéaste de Des enfants gâtés ou l’enseignante d’Une semaine de vacances (film se déroulant également à Lyon auquel nous referons mention plus tard), le premier protagoniste tavernierien à se placer "en retrait" de sa propre vie, pour prendre le temps de la regarder, de l’écouter.
Et en écoutant sa propre vie, au milieu de l’agitation judiciaire et du vacarme médiatique, Michel Descombes prend conscience d’un manque auquel il n’avait jamais prêté attention : celui de la connaissance de son propre fils, de leur compréhension mutuelle. Il y a d’emblée chez Michel Descombes beaucoup d’affection pour Bernard, mais une forme d’affection théorique, de droit, et le film décrit son parcours vers quelque chose de plus fort, vers un rapport de filiation réel, puissant et équilibré. Comme le dit Bertrand Tavernier lui-même, « il s’agit d’un film sur les rapports père-fils, mais j’ai évité ce cliché qui veut que ce soit le vieux qui fasse la leçon au jeune, le genre Gabin sermonnant un gamin. » (5) Le nœud du problème n’est donc pas dans le conflit des générations (personne n’a "tort" ou "raison", le film ne se plaçant jamais sur le terrain de la morale), et leur relation ne se dénouera pas dans la culpabilité ou les remords, mais dans l’acceptation entière et inconditionnelle de ce qu’est l’autre.
C’est dans un premier temps à travers ses contacts avec d’autres protagonistes, extérieurs à son noyau familial, que Michel prend conscience de certains états de fait : en discutant avec une journaliste venu le solliciter, on sent d’abord chez lui une incompréhension désabusée, teintée de fatalisme : « Mais qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ? Je ne sais même plus qui c’est, mon fils. Je ne vais pas lui dire les mots que je disais, ça n’irait plus. J’oserais même pas lui parler en ce moment (…) Il n’attend rien de moi : s’il avait attendu quelque chose de moi, il se serait confié à moi, non ? » Plus tard, auprès de Madeleine, son ancienne gouvernante, il commence à mesurer tout ce qu’il ignore de son propre fils, toutes ces choses importantes qu’ils ne se sont pas dites et qui ont nui à leur relation : « En somme, tu le connaissais mieux que moi, mon garçon. » Lorsque enfin ils pourront discuter, dans l’une des dernières séquences, Michel racontera à son fils une histoire de jeunesse, assez peu en rapport avec ce qu’ils viennent de vivre. On pourrait alors penser que, vu le peu de temps qui leur est accordé, il y aurait plus "important" à se dire, mais l’essentiel n’est pas tant dans le contenu que dans l’intention : se parler, enfin, et se dire les choses qui nous révèlent. Dans une belle ligne de dialogue polysémique (la réplique fait surtout référence au bruit qui les entoure), Bernard dira alors à Michel : « Tu vois, ça va mieux maintenant pour parler. Finalement, on entend que ce qui nous intéresse. »
Michel passe également beaucoup de temps avec le commissaire Guiboud, personnage assez surprenant (nous y reviendrons) destiné dans un premier temps à François Perier mais qui sera finalement incarné - admirablement, évidemment - par Jean Rochefort. C’est en réalité surtout Guiboud qui parle, dans un premier temps, énonçant des vérités plus ou moins adroites sur le monde, la jeunesse et les enfants...Plusieurs dialogues ou situations viennent ainsi trahir sa propre situation : Guiboud a un fils sensiblement du même âge que Bernard, qui lui aussi affiche des « slogans subversifs » dans sa chambre et qui « se prépare à entrer dans la police. Et encore, s’il peut. C’est ce que je peux espérer de mieux. » Pour justifier l’intérêt qu’il accorde au fils Descombes, il explique également que « comme on ne comprend rien à ses propres enfants, on essaye de comprendre ceux des autres. » Plus tard, après un tour dans le Parc de la Tête d’Or, il ramènera un imposant toutou nommé Wolfgang sur le perron d’une demeure majestueuse en disant à la domestique qui lui ouvre : « Vous direz à Madame que son père est passé. » Quittant les lieux, il jettera un papier de sucrerie sur les marches... Chez les Guiboud aussi, la communication intergénérationnelle est problématique, mais elle semble même irrésoluble : parce qu’ils acceptent de s’intégrer à un modèle sociétal immuable, l’un en rejoignant la police l’autre en devenant une bourgeoise, ses enfants actent en quelque sorte leur renoncement à la liberté et à l’amour. Décrit ainsi, le propos pourrait paraître particulièrement schématique, mais si L’Horloger de Saint-Paul est un film politique, c’est bien dans la sévérité du constat social qu’il dresse : « Samuel Fuller disait : "Il faut faire des films quand on est en colère contre quelque chose." J’aime la folie et la colère (…) car oui, j’étais en colère contre un certain confort, contre la veulerie de certains Français, contre l’autosatisfaction. Le juge d’instruction de Lyon qui nous a prêté son bureau pour le tournage nous a raconté que près de cinquante pour cent des parents dont les enfants étaient jugés réclamaient la peine la plus forte. C’est contre ces gens-là que j’ai voulu faire le film. » (5) Des mots que l’on croirait eux aussi extraits d’un entretien avec le réalisateur se retrouvent d’ailleurs prononcés en fin de film par le copain syndicaliste de Michel, Antoine : « On étouffe, mon vieux, on étouffe dans ce putain de pays avec ce climat de lâcheté et cette espèce de confort satisfait qu’on entretient par tous les moyens. » Deux exemples marquants quoique anecdotiques traduisent cette vision de la France d’après Mai-68, qui veille soigneusement à endormir ses membres et à réfréner des velléités trop libertaires : une femme, interrogée par une télévision sensationnaliste, parle de ces « jeunes qui se conduisent comme ça parce qu’on leur donne trop de libertés », tandis qu’un adjoint de Guiboud parle de l’ « obscénité » d’un film nommé La Grande bouffe... immense scandale au Festival de Cannes 1973 (et dans lequel apparaissait... Philippe Noiret).
On le sait, Bertrand Tavernier n’a jamais cherché à dissimuler ses sympathies idéologiques, ce qui a parfois eu le tort d’offrir une grille de lecture paresseuse à ses détracteurs, pour qui son cinéma tient du gauchisme le plus simpliste. (6) Que l’on adhère ou pas aux engagements du cinéaste ou à la pertinence de ses sujets, la plus évidente honnêteté intellectuelle invite à reconnaître que les choses ne sont jamais aussi limpides, et que l’un des talents de l’auteur réside dans sa façon à faire un cinéma certes politique mais dans lequel l’humain demeure au premier plan, dans toute sa complexité. Les personnages de L’Horloger de Saint-Paul ne sont ainsi jamais simplement des allégories ou les vecteurs désincarnés d’un discours idéologique, ce sont des personnages de chair qui doutent et évoluent : le commissaire Guiboud, par exemple, ne se limite pas à une figure du flic besogneux, c’est un type lettré, assez truculent, plutôt bienveillant à l’égard de Descombes, qui se pose des questions et ne se contente pas d’obéir docilement aux ordres de sa hiérarchie. Plutôt que de faire un film tapageur qui tienne du brûlot ou du film à thèse, Tavernier avait donc, de son propre aveu, cherché à faire avant tout un film « modeste » qui soit « une invitation à la tolérance. » Dans le roman de Simenon, Bernard tuait au hasard un père de famille qui passait par là (7) ; dans le film, il s’agit d’un "flic d’usine", un type particulièrement antipathique, de ceux que l’on « rêve souvent de tuer » (5) Mais pour autant, son meurtre n’est pas seulement un acte politique : Bernard n’est pas un jeune anarchiste (8) et son geste est une forme de rébellion indignée et excessive à l’impunité environnante : en tuant Razon, une « ordure », Bernard ne voulait pas que « ce soit toujours les mêmes qui s’en sortent. » Concernant ce personnage, qui n’apparaît que dans la deuxième moitié du film et dont l’absence contribue au mystère du film, Tavernier voulait absolument éviter une forme de romantisme anar, et c’est pourquoi il accorda une grande importance au choix d’un comédien ni trop beau ni trop sympathique. Et en effet, son apparition "n’explique" rien, ni de ses motivations ni des intentions du film, si ce n’est en donnant l’occasion à Michel de poser enfin son regard sur son fils, de se donner une chance de le comprendre.
En étant obnubilé par des questions de vraisemblance ou de réalisme, on pourrait se poser la question de savoir pourquoi Michel, s’il aime tant son fils, ne cherche pas à le raisonner ou à le convaincre de plaider des circonstances atténuantes. Mais il est ici question de principes et de fidélité, et hors de question de chercher à transiger de façon hypocrite quand l’essentiel est de saisir l’autre dans son intégrité, dans sa vérité. Michel n’a pas besoin d’explications rationnelles pour choisir de soutenir son fils, et il ne compromettra pas leur union retrouvée par des mensonges. Du procès de Bernard, d’ailleurs, nous ne verrons rien, si ce n’est la déclaration à la barre de Michel, filmé dans une contre-plongée (l’une des rares du film) lui conférant une protectrice aura paternelle : « Je suis entièrement, totalement, solidaire de mon fils. » L’essentiel n’est donc pas le travail de la Justice, absent du film, mais bien la force de cette déclaration d’amour filial - dans la même logique, Michel, à la sortie du parloir, n’est pas accablé de savoir son fils enfermé (après tout, il n’est que passé d’une prison à une autre), mais il sourit de se sentir enfin proche de lui.
Il est donc temps d’insister sur l’une des plus incontestables réussites de ce premier film, à savoir la performance de Philippe Noiret, et au-delà même, la rencontre rare entre un cinéaste et son comédien alter ego. Noiret et Tavernier tourneront ensemble huit longs métrages au fil de leurs carrières respectives, pour autant de films remarquables, parmi les plus belles réussites du cinéaste. Tavernier avait écrit le rôle de Michel Descombes pour Noiret - qu’il ne connaissait pas encore - après l’avoir vu dans Thérèse Desqueyroux de Georges Franju. Dès leur rencontre, les hommes s’entendent admirablement, et Noiret participe activement au (difficile) financement du film. Surtout, Noiret comprit très vite (Tavernier a toujours insisté sur leur communion d’esprit, leurs indignations similaires, leurs « affinités électives ») l’importance de l’évolution du personnage, y compris physique : de cet homme un peu pataud, voûté, étouffé que l’on découvre au début du film à la grande dignité, souriante, sûre d’elle, des derniers plans, Noiret "déplie" Michel Descombes et lui confère toute son élégance et sa subtilité. Car L’Horloger de Saint-Paul est bien, en quelque sorte, l’histoire de la renaissance d’un homme : éteint, sourd et aveugle au monde, Michel est dans un premier temps ce fantôme, soumis aux règles de la société qui l’étouffe. Puis il s’éveille (9), à travers quelques gestes anodins : lui que l’on avait vu s’arrêter à un feu piéton ne présentant aucun danger dans l’une des premières séquences encourage plus tard son ami Antoine à griller un feu rouge (lors de la poursuite s’achevant sur les quais de Saône). Lui qui se laissait influencer par les avis extérieurs et se pliait malgré lui à leurs demandes (comme ce message radiophonique que, malgré ses réticences, il enregistrera pour mieux le regretter ensuite) s’affirme ensuite, n’hésitant plus à rembarrer ses interlocuteurs avec fermeté et insolence : c’est ainsi qu’il congédie Guiboud lors de leur dernière rencontre, ou qu’il laisse coi le cynique avocat de Bernard en lui balançant : « J’aime pas votre chemise rose. » A travers ce parcours, le film peut donc aussi se voir comme une invitation salutaire à la désobéissance, à l’affranchissement des carcans sociétaux, et donc à une reconquête de sa dignité individuelle.
Il était écrit que, même une fois le film fini, et même une fois le suivant tourné, Tavernier n’en avait pas tout à fait fini avec Michel Descombes. Revenant à Lyon pour tourner Une semaine de vacances quelques six ans plus tard, Tavernier re-convoque son personnage le temps d’une unique scène, un repas avec Laurence (Nathalie Baye) et Mancheron (Michel Galabru) : c’est un homme vieilli mais digne, fier, qui parle avec sérénité de son fils Bernard et de sa petite-fille, maintenant âgée de 5 ans. Lorsqu’il quitte les deux protagonistes principaux pour leur rendre leur film, il s’arrête cependant auprès de la jeune enseignante en pleine crise existentielle et lui transmet son message : « Le plus dur, c’est d’apprendre à écouter. Mais ça, les mômes, ils le savent pas encore. » Ce pont, jeté entre deux œuvres, est, toutes carrières confondues, l’un des plus émouvants "auto-rappels" cinématographiques que l’on connaisse. Il achève, en tout état de cause, de faire entrer Michel Descombes dans la légende du cinéma français.
(1) « Le droit, je n’y suis jamais allé. Ça me fait rigoler quand je lis que mes études de droit m’ont donné le goût de plaider dans mes films. Parce que mes études de droit se sont surtout passées à la Cinémathèque rue d’Ulm », extrait de Bertrand Tavernier, cinéaste insurgé de Jean-Luc Douin, dans la collection Ramsay Poche Cinéma.
(2) « J’avais été très déçu par ce que j’avais fait. Je savais que je n’étais pas prêt. Il me fallait attendre d’être mûr, non sur un plan technique mais sur un plan humain », idem.
(3) Outre son travail en tant que réalisateur de fictions ou de documentaires (qu’il aura pour la plupart produits lui-même), Tavernier aura au fil des années réalisé une somme colossale d’entretiens avec des cinéastes américains (compilés dans l’imposant Amis américains), été président de la Société des Réalisateurs de Films, vice-président de la SACD ou de l’association Premier siècle, demeure président de l’Institut Lumière de Lyon d’où il mène une politique stupéfiante de restauration et de diffusion de films rares, tout en demeurant parallèlement à cela un inépuisable passionné, régulièrement sollicité par les médias ou les éditeurs de DVD, et auteur ponctuel d’un blog de « flâneries » dévoré par les amateurs...
(4) « Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et je leur reprocherai ici de mépriser le cinéma en le sous-estimant. Ils se comportent vis-à-vis du scénario comme l'on croit rééduquer un délinquant en lui trouvant du travail, ils croient toujours avoir "fait le maximum" pour lui en le parant des subtilités, de cette science des nuances qui font le mince mérite des romans modernes. (…) En vérité, Aurenche et Bost affadissent les oeuvres qu'ils adaptent, car l'évidence va toujours soit dans le sens de la trahison, soit de la timidité. »
(5) Le cinéaste, cité dans Bertrand Tavernier, cinéaste insurgé de Jean-Luc Douin, dans la collection Ramsay Poche Cinéma.
(6) Après la sortie du film, Tavernier et Noiret reçurent des lettres ou des coups de téléphone (anonymes, bien entendu) d’une grande violence.
(7) Parmi les autres différences majeures, outre le cadre de l’action, on peut noter la création du personnage du commissaire, et la disparition de la femme de Descombes, trop âcre et sordide au goût du cinéaste - ce dernier point faisant du film une œuvre très "masculine", si ce n’était pour la belle présence, muette et mystérieuse, de Christine Pascal dans son tout premier rôle.
(8) En réalité, Bernard était un jeune gauchiste, dans la première version du scénario, mais Tavernier reconnaît qu’Aurenche et Bost l’ont considérablement aidé, en supprimant les maladresses d’un scénario dans lequel le cinéaste se « faisait plaisir aux dépens des personnages ».
(9) Il faut noter comme la partition admirable de Philippe Sarde accompagne cette réouverture au monde : percussif, dramatique, avec des accents de marche funèbre dans certaines séquences initiales, son thème principal (inspiré du carillon de la cathédrale Saint-Jean de Lyon) s’adoucit ensuite, jusqu’à l’interprétation finale, sereine, d’un quatuor à cordes accompagné d’un saxophone soprano.