L'histoire
La famille d’Apu s’installe à Bénares, dans une maison du cœur de la ville. Harihar, son père, lit les textes sacrés sur les Ghats, au bord du Gange. Un jour il tombe malade, mais, même affaibli, insiste pour continuer son office. Il fait un malaise sur les marches qui lui sera fatale. Pour faire vivre la famille, la mère d’Apu, Sarbajaya, prend un travail d’employée de maison. Lorsque ses employeurs lui proposent de les suivre dans le petit village de Dewanpur, elle accepte, emmenant Apu avec elle.
Analyse et critique
Après La Complainte du sentier, Satyajit Ray à d’autres projets en tête que de donner une suite à son film. C’est le succès critique et public de sa première réalisation qui le décide à tourner L’Invaincu, alors qu’il décide de quitter son travail pour devenir cinéaste à plein temps. Ray reprend donc où il l’avait laissé son adaptation de l’œuvre littéraire de Bibhutibhushan Bandyopadhyay où il l’avait laissé, c’est-à-dire au deux-tiers de Pather Panchali (La Complainte du sentier). Le film couvre ainsi la fin de ce premier roman et le premier tiers du roman suivant Aparajito (L’invaincu), suite directe du premier qui ne connut pas le même succès d’édition. Cette fois, Ray dispose de moyens plus confortables, et d’une équipe légèrement plus expérimentée puisqu’il s’entoure des principaux techniciens de La Complainte du sentier, pour mener un tournage plus normal, dans sa durée comme dans son organisation.
Ray reprend son récit dans l’immédiate continuité du film précédent, et nous nous trouvons dans le train que nous avons si souvent vu, et entendu, dans La Complainte du sentier en compagnie de la famille d’Apu qui part en quête d’une vie meilleure à Bénares. La première partie du film se rapproche de la forme documentaire du premier film, la caméra se promenant dans les rues étroites de Bénares de l’immeuble occupé par la famille et quelques singes jusqu’aux Ghats, les escaliers qui plonge vers le Gange où travaille Harihar, qui y lis les textes sacrés, sous l’œil de son fils. La caméra suit, dès ce moment, l’œil d’Apu qui découvre la ville, et qui est désormais le témoin direct du travail de son père. Si la famille s’est déplacée, elle fonctionne toujours par les traditions et la religion qui nourrit la famille. Et, dans la logique du premier film, elle est aussi ce qui menace la famille, comme l’illustrera la mort de Harihar, à la suite de sa chute sur les marches du Ghat. C’est le point de bascule du film, et même de la trilogie complète. Désormais, Apu est le seul personnage central du récit. Ray va décrire sa trajectoire comme une conséquence des évènements précédents, et le chemin alternatif qu’il emprunte, à l’opposé des traditions familiales. Ce chemin, c’est celui de l’apprentissage. Pas celui du rôle de prêtres ni des lois immémoriales qui régissent la vie des populations rurales, mais celui que transmet l’école, particulièrement par les études scientifiques.
Ray filme l’école comme un choc pour Apu, la révélation d’une autre vie possible. Une vie qui va l’élever, et l’éloigner finalement d’un destin tout tracé que concevait pour lui sa mère, ou son oncle, celui d’être brahmane comme son père. Le savoir est promesse de modernité, incarnée par la grande ville de Calcutta, qu’il va finalement rejoindre. Mais ce nouveau chemin à un prix. En abandonnant les traditions, Apu va devoir s’éloigner de ses racines, spirituellement et géographiquement, ce qui fera disparaitre sa mère. Elle qui a vécu dans la tradition, s’occupant de son père, de son mari, de son fils, ne comprend pas les choix d’Apu, devenu brusquement un adulte à la mort de son père Harihar et par le biais de l’éducation. L’Invaincu, c’est ce jeune homme, discret, presque timide, qui accepte ces épreuves pour s’accomplir et suivre sa volonté. Il essaie d’entrainer sa mère avec lui, lui parlant des choses qu’il a apprise, notamment lorsqu’il lui montre le petit globe que le directeur de l’école lui à offert, mais il quitte petit à petit son monde. Seule, elle dépérit dans ce petit village traditionnel, guettant le train, dont le bruit et la vue n’est plus désormais synonyme d’avenir et d’échappée, mais d’un retour qu’elle sait de moins en moins fréquent. Apu, lui, choisira de rejoindre définitivement Calcutta, là ou il pourra vivre dans son monde
L’Invaincu est un film plus calme, moins turbulent que La Complainte du sentier et nous fait passer d’une forme dominée par un néo-réalisme proche du documentaire à une chronique familiale au fil conducteur plus marqué tout au long du film, nettement centré autour du personnage d’Apu. Il reste toutefois une structure comparable, faites de scènes séparées par des ellipses plus ou moins longues. Un mode narratif qui permet à Satyajit Ray de nous offrir une des plus belles images de l‘histoire du cinéma, lorsque le jeune Apu, qui vient d’impressionner l’inspecteur, se voit offrir des livres par son directeur pour, à l’image suivante, être un jeune adulte reçut avec les félicitations à son examen, et titulaire d’une bourse pour poursuivre ses études à Calcutta. Cette transformation brutale, qui voit littéralement un humain grandi par le savoir, est l’un des plus simples et des plus beaux messages d’espoir du septième art, et certainement l’une des illustrations les plus pures de la vision du monde exprimée par Satyajit Ray. Elle s’incarne dans ce jeune homme dégingandé mais sûr de lui et ce qu’il veut devenir, remarquablement interprété par Smaran Ghosal, pour son seul rôle au cinéma. Les scènes qu’il partage avec Karuna Banerjee, qui reprend le rôle de la mère, sont particulièrement touchante. Derrière l’immense pudeur du regard de Ray, on devine tout l’amour qui unit les deux personnages malgré le fossé qui se creuse entre eux. Ray parvient même à capter l’énergie vitale qui passe de l’un à l’autre. D'un côté Apu s’éveillant de plus en plus à la vie dans la grande ville de Calcutta, synonyme d'une modernité qui s'incarne dans l'université, mais aussi dans la joie de vivre qui s'empare d'Apu, dans les amitiés qu'il noue, et dans le ton du film, qui se fait parfois plus léger, comme lorsque le jeune homme est exclu du cours durant lequel il s'est endormi. Et de l'autre sa mère qui s’éteint petit à petit dans le petit village de Dewanpur qui semble comme figé dans le passé, rappelant inévitablement le village dans lequel la famille vivait dans La Complainte du sentier, un lieu qui, à nouveau, ne peut qu’apporter la mort.
A l’inverse de son prédécesseur, L’Invaincu sera mal reçu en Inde, notamment à cause du comportement d’Apu qui délaisse sa mère, pour l’éloge du savoir et de la ville, lieu de la raison par opposition à l’obscurantisme rural. La vision de Satyajit Ray ne change pas, mais elle s’exprime plus nettement ici, montrant une alternative à la vie décrite dans La Complainte du sentier, plus conforme à sa vision du monde. Alors que le cinéaste a bouclé la boucle, en revenant à la situation de fin de son film précédent, celle d’une mort et d’un départ, Ray n’envisageait pas de tourner le troisième volet de son récit, d’autant plus après son accueil. Fort heureusement, le film obtiendra une grande reconnaissance internationale et sera couronné du Lion d’or à Venise en 1957 ce qui convaincra Ray de terminer son histoire en nous plongeant dans Le Monde d’Apu.