Critique de film
Le film
Affiche du film

La Veuve Couderc

L'histoire

Eté 1934. Dans le car qui longe le canal du centre, Jean (Alain Delon), un évadé en cavale, fait la connaissance d’une paysanne, la veuve Couderc (Simone Signoret). Cette femme de tête l’engage pour l’aider aux travaux de la ferme. Elle vit seule avec son beau-père sénile (Jean Tissier) et s’acharne à conserver sa ferme, possession que les autres membres de sa belle-famille contestent avec ardeur. Leur haine réciproque est d’autant plus tenace qu’ils habitent en face les uns et les autres, chacun d’un côté du canal. Une relation amoureuse naît entre le jeune homme et la vieille fermière. Chez les Couderc, vit leur fille Félicie (Ottavia Piccolo), déjà mère d’un enfant naturel. Elle devient elle aussi la maitresse de Jean. Tout ceci va provoquer rancune et jalousie, une belle occasion pour la famille Couderc d’assouvir sa vengeance envers la bru de leurs fils décédé qu’ils n’ont jamais accepté…

Analyse et critique

Ce jour de publication, cela fait tout juste un mois que le cinéma français a perdu l’un de ses plus grands acteurs, le charismatique Alain Delon, comédien à la beauté indécente et au talent unique, tout autant capable de faire passer n'importe quels sentiments par les dialogues ou par les regards (à ce propos et pour preuve la plus flagrante, revoir l’un des chefs d’œuvre de Jacques Deray, l'électrisant, sensuel et génial La Piscine). Un acteur qui n’aura certes pas eu une fin de carrière bien brillante, et ce dès le milieu des années 80, mais qui aura durablement et fortement marqué le cinéma français des années 60 et 70. Cette chronique de La Veuve Couderc, très beau film de Pierre Granier-Deferre, me donne l’occasion de lui rendre un rapide hommage, car tout a déjà été dit et redit à son propos. Je ne me mêlerais aucunement de l’homme qui était ce qu’il était (parfois pour le meilleur d'ailleurs) mais je me contenterais de signaler quelques-unes de ses plus belles interprétations hormis celles constamment -et très légitimement- citées sous les directions de René Clément, Joseph Losey, Jean-Pierre Melville ou Luchino Visconti.

De Jacques Deray, outre La Piscine et le très efficace 3 hommes à abattre, je citerais son impressionnant face à face avec Jean-Louis Trintignant dans le superbe Flic Story dans lequel il incarnait l’inspecteur Borniche ; il était un inoubliable Professeur dans le film du même nom signé Valerio Zurlini ; plus Delon que jamais dans le jouissif et mésestimé L’homme pressé de Edouard Molinaro ; toujours parfait chez José Giovanni et notamment dans Deux hommes dans la ville aux côtés de Jean Gabin, Comme un Boomerang où il donnait la réplique à l’immense Charles Vanel mais aussi dans l’encore trop méconnu Le Gitan sur lequel je reviendrais ici très bientôt ; sans oublier son Xavier Maréchal dans l’un des chefs-d’œuvre du film noir toutes époques et nationalités confondues, le captivant Mort d’un pourri de Georges Lautner. Voilà le Delon comédien que j’appréciais avant tout et par-dessus tout ! Si jamais cette liste pouvait donner quelques idées de visionnage sortant un peu des sentiers battus… sans omettre en tant que réalisateur, ses deux solides polars, bien plus estimables qu'on a bien voulu le dire à l'époque de leurs sorties, Pour la peau d'un flic ainsi que Le Battant.

Et sans évidemment passer sous silence le Jean de cette Veuve Couderc signé Pierre Granier-Deferre, réalisateur français quelque peu oublié aujourd’hui, mais qui fit les beaux jours du prime time des chaînes hertziennes dans les années 80. Très bon artisan de notre cinéma national, il fut injustement critiqué pour avoir quasiment été élevé au rang de chef de file de cette fameuse ‘qualité française’ que dénigrèrent en bloc, et sans aucun discernement, un grand nombre de journalistes qui ne juraient alors que par la Nouvelle Vague. Ses plus belles réussites sont à chercher parmi ses premières adaptations des romans de George Simenon : Le Chat en 1971 avec Jean Gabin et Simone Signoret ; le film qui nous concerne ici, la même année, avec Alain Delon et toujours Simone Signoret ; Le Train en 1973 avec Romy Schneider et Jean-Louis Trintignant. Il sera également capable d'adapter Drieu La Rochelle avec le très réussi Une Femme à sa fenêtre mais son plus beau coup de maître sera sans aucun doute, et à la quasi-unanimité, l’intriguant et vénéneux Une Etrange affaire d’après un roman de Christopher Franck avec le duo troublant interprété par Michel Piccoli et Gérard Lanvin (bientôt lui aussi au programme des publications du site). Il continuera à tourner pour le cinéma jusqu’en 1995, signant encore quelques petites pépites méconnues comme La Couleur du vent avec Elisabeth Bourgine, puis finira sa carrière à la télévision en réalisant et scénarisant des adaptations d’une dizaine de Maigret avec Bruno Cremer. La boucle Granier-Deferre/Simenon est bouclée. Les admirateurs comme moi du romancier ont trouvé en ce réalisateur l’un de ses plus fidèles adaptateurs, Pascal Jardin parvenant même avec La Veuve Couderc à rendre son scénario plus satisfaisant que le roman qui ne fait d’ailleurs pas partie des plus grandes réussites de l’écrivain à l’intérieur de ce corpus que l’on a appelé les 'romans durs' dans le but de les différencier de la série des Maigret.

Alors qu’il tournait Le Chat - qui se révèlera être une formidable réussite à l’atmosphère oppressante -, le réalisateur comprit qu’il avait trouvé en Simone Signoret l’interprète idéale d’un autre roman de Simenon qu’il voulait depuis longtemps porter à l’écran : "elle est une immense actrice avec une étonnante dimension humaine. De plus elle est femme ; femme comme je les entends. Elle est coquette dans le bon sens du terme. Elle est drôle et passionnée." Ce sera sa Veuve Couderc d’après le livre éponyme du grand écrivain belge datant de 1942, se déroulant cette fois dans un milieu rural alors que Le Chat ne quittait pratiquement pas une petite maison parisienne étriquée. Ce dernier ayant obtenu un fort succès aussi bien critique que public, le producteur Raymond Danon soutient avec force l’envie qu’ont l’actrice et le réalisateur de retravailler ensemble et propose le nom d’Alain Delon pour interpréter le jeune ex-taulard du livre. Le réalisateur est enchanté par ce choix mais doit par contre batailler avec ténacité pour le convaincre d’accepter de rejoindre le casting pour s’intégrer à une histoire d’amour avec une femme bien plus âgée que lui. La fougue du cinéaste passionnée par l’idée, fait que Delon finit par signer. Granier-Deferre retrouvera une fois encore Simone Signoret onze ans plus tard pour L’Étoile du Nord à nouveau adapté d’un roman de Simenon. Delon reformera son duo avec Signoret quelques mois plus tard pour Les Granges Brûlées de Jean Chapot. Quant à la collaboration entre Granier-Deferre et Alain Delon, elle se poursuivra en 1974 avec La Race des seigneurs. Ces diverses envies de reconstituer des retrouvailles pourrait prouver que ces trois talentueux artistes avaient conscience d’avoir fait avec La Veuve Couderc un très bon film.

La bonne réception critique ainsi que le grand nombre de spectateurs s'étant déplacés en salles auraient tendance à entériner la réussite. L’on a souvent écrit que le film était très fidèle au roman ; pour avoir relu le roman dans la foulé, ce n’est à mon humble avis pas tout à fait exact, les auteurs du scénario étant parvenus à rendre leur travail encore plus satisfaisant que le matériau de base si tant est que l’on puisse comparer deux vecteurs artistiques aussi différents que livre et film. Sans devoir les comparer, Pascal Jardin a enlevé de son adaptation les quelques lourdeurs et redondances du roman, à savoir notamment les cauchemars de Jean obnubilé par la peine de mort, a évincé certains personnages peu intéressants comme celui de la sœur de Jean et surtout des flashbacks pesants remplacés ici avec plus de fluidité par de simples récits aux travers diverses discussions. Il a enfin ajouté tout un passionnant contexte historique et social ainsi qu'un arrière-fond politique totalement absents du livre, abordant avec discrétion la montée de l’antisémitisme et des ligues d’extrême-droite (les croix de feu), les scandales de corruptions gouvernementales suite à l'assassinat de Stavisky, les soubresauts de la manifestation sanglante du 6 février 1934... Enfin, sans vous les dévoiler ni l’une ni l’autre, les fins sont totalement différentes tout comme la situation de Jean, ex-taulard dans le roman, prisonnier évadé dans le scénario. Le film, grâce entre autres à un très beau thème musical de Philippe Sarde et à une photographie lumineuse de Walter Wottitz magnifiant la campagne bourguignonne, se révèle bien plus aimable et lyrique que le roman qui était au contraire, jusqu'à son final, beaucoup plus noir, ses deux personnages principaux s'avérant moins attachants, bien plus rêches et égoïstes.

Dans le film de Pierre Granier-Deferre, Jean, jeune homme séduisant et troublant, malgré son mutisme, apprend très vite à la femme qui l’a recueilli qu’il est en cavale et qu’il souhaite rester sur place le plus longtemps possible tant qu’il ne sera pas inquiété, en attendant de pouvoir rentrer chez lui. Il se plait dans cette campagne bucolique entre cette veuve Couderc et sa toute jeune nièce Félicie qui deviennent toutes deux ses maitresses. Il tente d’occulter les haines tenaces qui existent entre son hôtesse et sa belle-famille - dont fait partie Félicie - et de profiter des plaisirs qu’il prend à travailler à la ferme, à se faire choyer par la femme mûre et à se faire dorloter par la jeune fille-mère. Jean est très peu bavard, ce qui ne semble pas déranger Alain Delon qui n’a décidément pas son pareil pour transmettre les émotions de ses personnages sans obligatoirement devoir en passer par le dialogue, plutôt par de simples gestes ou regards. On pressent comme une menace que son passé va le rattraper même s’il cherche à s’en affranchir voire à l'oublier. Ottavia Piccolo brille par son charme et sa fraicheur dans le rôle de la toute jeune maman qui sans nécessairement le chercher, va semer le trouble et provoquer des drames ; déjà parce que la Veuve Couderc en est jalouse, consciente que son âge ne joue pas en sa faveur auprès de Jean. Alors que la veuve a eu quelques gestes violents à l’encontre de sa nièce, Jean lui dit qu’elle y est allée un peu fort ; sur quoi elle rétorque en s’excusant : "...vous avez raison, mais avec ses seins de petites filles...des fois...elle me fait envie...vous comprenez". Très sensible description de la libido de la fermière qui par ailleurs - sans aucun plaisir cette fois - accueille toujours dans son lit son beau-père presque gâteux (excellent Jean Tissier en toute fin de carrière) afin que celui-ci n'ait pas envie de la chasser de la maison ; cette délicate situation était évidemment encore bien plus crue dans le roman. Simone Signoret s’avère une fois encore impériale dans le rôle-titre, une femme de tête usée par la rudesse de la vie campagnarde, à la fois forte, lasse et vulnérable, capable de bien mener sa barque, de faire front à la haine qui l’entoure et, dans le même temps, dévorée par la jalousie alors qu’elle sent la présence d’une rivale en amour.

Le décor, la présentation des personnages et leurs relations, ainsi que le contexte historique et social sont solidement et efficacement plantés en à peine dix minutes qui débutent sur le générique en un superbe survol aérien des lieux de l’action qui vient se clore en plongeant sur le car où se rencontrent nos deux principaux protagonistes. Le soin apporté à la reconstitution d’époque est admirable, la description du quotidien de la vie à la campagne est d’une grande justesse aussi bien dans ses côtés positifs (quiétude) que négatifs (âpreté de la vie, pauvreté, cupidité, atmosphère délétère par les non-dits, les préjugés, les jalousies, les rancœurs et les rumeurs). Ce premier face à face entre deux monstres sacrés du cinéma français qui rivalisent de subtilité dans leurs gestuelles et leurs jeux de regards s’avère réjouissant et le film, de très bonne facture, un drame psychologique très réussi, sensible et touchant, même s’il manque parfois un peu d’ampleur et d’épaisseur, si quelques idées de mise en scène ont pris un coup de vieux et même si les personnages secondaires sont souvent dépeints sans nuances, notamment les deux membres de la famille qui vivent de l’autre côté du canal et interprétés par Monique Chaumette et Boby Lapointe. Ce drame poignant à la sensualité à fleur de peau et aux superbes décors naturels bourguignons (notamment ce pont-levis à Cheuge en Côte d’or) obtint un très grand succès public et, au fil des rediffusions télévisuelles, est devenu un classique du cinéma populaire français des années 70. Grâce à l'éditeur Coin de Mire et son Blu-ray vous allez non seulement pouvoir le (re) découvrir mais également, au cours d'un entretien passionnant de 45 minutes, pouvoir faire connaissance avec Pierre Granier-Deferre, un homme sympathique, drôle, affable, franc, humble, modeste, sans langue de bois et surtout tolérant et absolument pas rancunier (voir ce qu'il dit de la Nouvelle Vague). Bref, un homme d'une grande intelligence et d'une grande simplicité qui rendent ses films encore plus attachants.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

LA VEUVE COUDERC
combo DVD/Blu-Ray

sortie le 4 décembre 2020
éditions Coin de Mire

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Par Erick Maurel - le 18 septembre 2024