Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Diable boiteux

L'histoire

La vie et l'oeuvre du prince de Talleyrand, évêque d'Autun, qui par son influence tint en partie les rênes de la France de l'Ancien Régime jusqu'à la Monarchie de Juillet (en passant par le Directoire, le Consulat, le Premier Empire et la Restauration), et que Napoléon lui-même avait désigné comme "de la merde dans un bas de soie

".

Analyse et critique

L’une des raisons principales qui avait conduit Sacha Guitry vers le cinématographe, avant même la « mise en conserve », pour la postérité, de ses propres pièces, résidait dans la volonté de « faire connaître davantage » (comme il l’avait écrit dès 1915 dans le programme accompagnant la présentation de son tout premier film, Ceux de chez nous, au Théâtre des variétés) « ceux qui contribuent magnifiquement à l’éclat du Génie français », se voulant être ainsi, poursuivait-il, « l’artisan d’une encyclopédie nouvelle ». Toute sa carrière, et avec une subjectivité qui tenait de la méthode, il aura ainsi consacré son propre talent à la glorification de personnalités illustres, convaincu que « la France, à toutes époques, a fourni les plus grands parmi les grands hommes ». De Pasteur (1938) à Napoléon (1954), en passant par les figures plus méconnues de la cantatrice Maria Malibran ou du mime Deburau, sa filmographie est ainsi ponctuée de portraits qu’on qualifierait d’hagiographiques s’ils n’étaient aussi sincères, et s’ils ne laissaient surtout à ce point transparaître la personnalité ou le style de l’auteur. De tous ces films, et pour de nombreuses raisons, Le Diable boiteux est probablement le plus important.

La première est le choix-même de la personnalité, et on peut raisonnablement encore aujourd’hui se poser la question de savoir dans quelle mesure l’importance historique de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord serait aujourd’hui à ce point reconnue si Sacha Guitry ne lui avait pas consacré cette œuvre majeure (ne serait-ce qu’à travers la popularisation de ce surnom, un de ceux qui lui avaient été attribués de son vivant, en référence à un roman d’Alain-René Lesage). On trouve de longue date des traces de l’intérêt de Sacha Guitry pour cette figure complexe et fascinante, qui aura traversé quelques-unes des décennies les plus tumultueuses de l’Histoire de France en occupant tant de fonctions ou en contribuant à tant d’inflexions décisives : dès 1920, il avait créé la pièce Béranger, dans laquelle son père Lucien incarnait le personnage. Plus tard, il prit les traits de Jean Périer, sur scène (dans Histoires de France, 1929) ou à l’écran (Le Destin fabuleux de Désirée Clary, 1942), ou ceux, furtifs, de Robert Pizani dans Les Perles de la couronne (1939). Mais au moment de l’incarner à son tour, Sacha l’avoua : « Talleyrand me trottait dans la tête – en boitant – depuis déjà quelques années (…). Il m’est apparu qu’à l’époque où, précisément, un homme de sa prodigieuse et souple intelligence nous a tant fait défaut, il serait opportun d’en présenter quelques croquis, dans la manière de ceux que l’on prend sur le vif. De plus, en dans le même esprit, il m’a semblé qu’il était pour le moins piquant d’évoquer aujourd’hui le souvenir d’un ministre qui sut se rendre utile – puis devint nécessaire – avant que de passer pour être indispensable aux yeux des quatre souverains qui se sont succédé sur le trône de France, durant les cinquante années de son règne. Car c’étaient les monarques et les régimes aussi qui passaient – mais lui pas. Enfin, il est toujours plaisant de réhabiliter – de le tenter, du moins – un personnage illustre que son temps a vilipendé. » (1)

Cette note d’intention – et en particulier sa dernière phrase – est vertigineuse. Car Guitry a, dans un premier temps, raison : Talleyrand fut un être controversé, et si même ses plus farouches adversaires lui admettaient de grandes vertus (en premier lieu son esprit ou sa clairvoyance), sa postérité reste associée à d’innombrables vices, entre autres ceux du cynisme, de la corruption ou de la traîtrise. Et si l’auteur ne les tait pas, il les explique et les excuse, car Talleyrand n’avait « au fond du cœur qu’un seul souci : celui de la France ».

Mais on sent bien que dans ses mots, Guitry ne parle pas que de Talleyrand. Le « personnage illustre », d’une « prodigieuse et souple intelligence », que « son temps a vilipendé » mais qui n’avait « au fond du cœur que le souci de la France », c’est très immodestement lui-même, qui vient de vivre les années les plus douloureuses de son existence. Accusé d’ « intelligence avec l’ennemi » (et de son propre aveu, il n’en avait en effet « pas manqué ») pendant l’Occupation tandis qu’il œuvrait – en tout cas en était-il convaincu – à la survie de la culture et de l’art de vivre français ; calomnié et traîné sur la place publique depuis la Libération ; interdit d’exercer son métier d’auteur, le seul dont il est capable, pendant plusieurs mois… Lorsqu’enfin on l’autorise à reprendre ses activités, le fait qu’il se tourne vers Talleyrand (2) est loin d’être anodin : comme le liste si bien Noël Simsolo dans son ouvrage consacré au cinéaste (3), son « mélange d’ironie, de secret et de grandeur lui ressemble assez », « ce que le Prince de Périgord disait des femmes et des souverains, de la France ou de l’Angleterre, c’est ce que lui pense ». Comme Talleyrand, « Sacha est accusé de faire des bons mots alors qu’il estime proférer le mot juste », et « ils jouaient tous deux du théâtre et de la mise en scène, l’un dans les cours royales et l’autre devant des salles pleines ».

À la sortie du film, personne n’est dupe de l’analogie, et d’aucuns s’indignent de ce qu’ils perçoivent comme la provocation (4). Le temps a fait son œuvre, et l’examen du Diable boiteux peut désormais s’exonérer des réactions à chaud : le film est admirable aussi pour cet exercice d’équilibriste, cette articulation du parallèle que Guitry établit entre Talleyrand et lui-même, qui alimente, si besoin était, la grande obsession du « double je » qui parsème toute son œuvre, déjà particulièrement prégnante dans Le Comédien. Serait-il excessif de prétendre qu’au-delà de toute intention consciente, Sacha Guitry faisait du cinéma avant tout pour conjurer ce qu’il était, pour s’offrir l’inscription dans l’éternité de la pellicule d’une alter-image de lui-même ? Parmi ce qui fascine Guitry chez Talleyrand, il y a indéniablement ce fantasme du « contrôle », l’illusion du visionnaire maître de son propre monde. La séquence d’ouverture à Valençay, qui voit les laquais du Prince converser à son sujet, est moins anodine qu’il n’y paraît : outre le fait que les domestiques sont incarnés par les mêmes comédiens que ceux qui, ultérieurement, joueront les monarques (induisant l’idée implicite que ces derniers demeurent au service du maître), on est frappé par l’impression que, bien qu’il ait été absent de la scène, Talleyrand sait lorsqu’il arrive absolument tout ce qui vient d’être dit de lui, s’empressant dès lors de réaffirmer son pouvoir sur eux à travers le génie d’un trait d’esprit (« Messieurs, j’ai pris la détermination de vous augmenter à la fin du mois : vous étiez quatre, vous serez cinq désormais. ») et la contrainte grotesque de la claudication qu’il leur impose. Talleyrand n’est pas qu’un grand homme de l’Histoire, aux yeux de Guitry, il est – en tout cas dans la version fantasmée qu’il en offre – très exactement ce qu’il se rêve d’être.

Des participants au tournage – qu’on se contenterait de qualifier d’amis du Maître si le terme de courtisans ne semblait pas également approprié – ont volontiers raconté comment, sitôt le mot « Coupez ! » prononcé, et tandis que les techniciens s’activaient pour préparer la scène suivante, tout le monde se regroupait autour de Sacha, pour transformer le plateau en salon. Robert Favart, par exemple, rapporte (5) : « Tous les assistants, et tous les figurants s’approchaient et faisaient cercle (…) et il improvisait une espèce de discours qui n’était pas tout à fait un monologue, car il fallait lui envoyer des répliques. Nous nous y prêtions volontiers (…) et l’astuce était de lire dans son œil ce qu’il avait envie de dire. » De tous les films de Sacha Guitry, Le Diable boiteux est peut-être l’un de ceux (et ce n’est pas une mince affaire) dans lequel on perçoit le mieux ce plaisir absolu de la dialectique pure. Dans chaque scène, l’esprit de spectateur est invité à entendre ce qui est dit – et à apprécier la manière dont cela est dit – mais à traquer également ce qui est dissimulé, ce qui est sous-jacent, ce qui est dit sans être énoncé, en quelque sorte. Au jeune attaché d’ambassade à qui il offre cette ahurissante leçon de diplomatie (l’une des meilleures scènes du film, résolument indispensable en ce qu’elle n’est pas utile au récit), Talleyrand affirme : « Souvenez-vous, monsieur, que la parole a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée. » Aphorisme d’apparence paradoxale, mais qui infuse plus largement tout le travail de Guitry, dans son écriture comme dans sa mise en scène : derrière ce qui est montré, il y a aussi ce qui doit être vu. Observons que lors du bal de Valençay, et sans mot dire, c’est masqué que Talleyrand apprend la vérité de la tromperie de son épouse.

Le Diable boiteux regorge d’idées dont la puissance vient de l’écho entre la simplicité confondante de leur mise en forme et l’ampleur de ce qu’elles traduisent. Sacha Guitry n’était pas historien : il mettait en scène l’Histoire, et la nuance est considérable. Pour annoncer la fin du règne impérial, Guitry montre Talleyrand se prendre les pieds dans un écusson au sol, et qui, se décollant, laisse derrière l’aigle impérial entrevoir des fleurs de lys… Plus tard, c’est un mur anodin, quelque part dans Paris, sur lequel ont été écrits puis rayés plusieurs slogans politiques, qui évoque mieux que mille conférences la valse des régimes à laquelle la France a survécu…

Dans le même registre, on peut observer à quel point Guitry filme les arcanes du pouvoir comme les coulisses d’un théâtre. On entre et on sort du bureau impérial (puis royal) par de petites portes latérales qui évoquent les entrées et les sorties de scène du théâtre boulevardier. Le temps se dilate ou se comprime dans l’unicité d’un même décor (le retour de l’île d’Elbe !) ou dans le mouvement du montage, qui établit un lien conceptuel plus que chronologique entre des événements distincts. Et lorsque les puissants du monde se réunissent à Vienne, Guitry n’hésite pas à ouvrir littéralement les rideaux !

On aime également l’évidence de ce plan qui voit les diplomates se réunir au coin du feu. Nous, spectateur, n’espérons alors rien tant que de savoir ce qui va se dire lors de cette réunion d’alcôve où va se jouer le sort de la France. Alors Guitry, qui ne nous refuse rien, choisit le point de vue de l’âtre, nous renvoyant à une perspective similaire à celle d’un bord de plateau.

Et pour tordre, une fois pour toute, le cou à la vieille antienne, Guitry ne fait presque jamais, dans Le Diable boiteux, de "théâtre filmé" (d’ailleurs, de l’aveu de la plupart des observateurs ayant pu assister à ses représentations, le texte fonctionnait beaucoup moins bien sur scène) : il synthétise les spécificités du théâtre et du cinéma dans une forme propre de récit, qui ne ressemble à aucun style autre que le sien. Dès lors, si on veut bien concéder quelques faiblesses majeures au Diable boiteux (des longueurs, notamment lors du Bal de Valençay, avec l’insert pas forcément habile de ce long numéro de flamenco (5) ou, de façon récurrente, le jeu de Lana Marconi, qui ne sera jamais à la hauteur des rôles qu’il lui confiera…), celles-ci ne nous importent guère face à la vigueur et à l’inventivité permanentes de ce film stimulant comme bien peu. Avant la guerre, Sacha Guitry avait tourné des fantaisies historiques, improbables et débridées (Les Perles de la couronne, Remontons les Champs-Élysées). De la fin de sa carrière, on ne retient souvent que ses monumentales fresques, type Si Versailles m’était conté, au style parfois empesé. Entre les deux, il y avait donc ce qui demeure probablement la plus personnelle des leçons du Maître, celle dans laquelle il se raconte le mieux. Sur son lit de mort, Talleyrand-Guitry murmure : « Je veux que pendant des siècles, on continue à discuter sur ce que j’ai été, sur ce que j’ai pensé, et ce que j’ai voulu. ». Dont acte.

(1) Dans la préface du scénario publié
(2) Beaucoup d’œuvres de Sacha Guitry ont été adaptées sur scène et à l’écran. Pour la très grande majorité d’entre elles, le film était une adaptation de la pièce. Le Diable boiteux est l’exception : le scénario du film fut d’abord écrit, et devait marquer le retour au cinéma de Guitry après plusieurs années d’inactivité, mais une interdiction de la censure l’obligea à proposer une adaptation théâtrale, créée en janvier 1948 au théâtre Edouard VII. Il tourna alors Le Comédien pour le cinéma, avant que la levée de la censure ne lui permette de tourner Le Diable boiteux, en avril 1948, aux Buttes-Chaumont. La distribution du film étant identique à celle de la pièce, le film était tourné en journée et les comédiens jouaient sur scène le soir (avec montage/démontage du décor après chaque représentation). Le film fut bouclé en 16 jours.
(3) Sacha Guitry, Cahiers du cinéma, collection Auteurs.
(4) D’autant que le texte regorge d’allusions, plus ou moins discrètes, à l’actualité. Parmi les plus saillantes, à l’espionne incarnée par Jeanne Fusier-Gir qui s’exclame qu’ « être en prison, ce doit être merveilleux ! », il répond avec amertume : « Ne croyez pas cela… ».
(5) Cité par Jacques Lorcey dans Les films de Sacha Guitry, éd. Séguier
(6) La pièce jouée est Asturias, d’Albeniz, qui date de 1901

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Par Antoine Royer - le 8 avril 2024