Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Fantôme de la liberté

L'histoire

Différents épisodes, généralement surréalistes, joints (à moins qu’ils ne soient racontés par un personnage) dans une unité de temps et d’espace.

Analyse et critique

Le Fantôme de la liberté (un jeu de mot marxiste surdéterminant la charge du film) s’entame par un gag inspiré d’un fait réel (le film mélangera par la suite allègrement absurdités à l’invention flagrante et d’autres réalistes sinon strictement vraies). A Tolède, durant les guerres napoléoniennes, un groupe d’opposants espagnols (dont Luis Buñuel dans une tenue monacale) sont alignés face à un mur, prêts à être exécutés. Ils affrontent une salve de balles en poussant cet ultime cri : « A bas la liberté ! » Ce moment absurde est d’abord une dénonciation de l’usage d’un terme rendu conceptuellement creux par toutes les idéologies qui s’en réclament, même (voire surtout) les plus répressives. Il est en second lieu (le caméo le souligne) un crédo que Buñuel entend ici faire sien. Réalisé durant la période structuraliste (Foucault et Pasolini en noms de personnages pointent vers le climat intellectuel du moment), son film est dirigé contre un libre-arbitre considéré comme illusoire. Alors que les actes individuels, pris isolément, paraissent singuliers, choisis dans l’autonomie, une montée en généralité de l’observation, par la loi des grands nombres, révèle leur caractère non seulement explicable mais déterminé.

Le conte par lequel s’ouvre le film s’avère lu par une contemporaine (de 1974), la suite se déroulant dans une unité temporelle et géographique de différents épisodes (le jeune Richard Linklater se souviendra de cette méthode buñuelienne pour Slacker), une chaîne causale où chacun s’avère joué plus qu’il ne joue. L’inversion des valeurs inaugurale fonctionne par la suite à plein régime. Un monsieur grivois offre dans une place de jeu des photos (hors-champ) à deux jeunes filles, les enjoignant de n’en rien dire aux adultes. Les images, qu’elles tendent à leurs parents scandalisés (résultant en un renvoi de la bonne qui avait à charge de les surveiller) se trouvent être des images touristiques. Dans une illustration de la conventionnalité des coutumes, une autre séquence imagine une civilisation, autrement en tous points semblable à la nôtre, où l’acte social par excellence serait de partager les toilettes et le grand tabou la nourriture. Un assassin est condamné à la peine de mort... ce qui résulte de la part de la cour le jugeant en son relâchement et de chaleureuses félicitations. Vivre est ici, littéralement, un décret de mort certaine. Le Fantôme de la liberté est un film sens dessus-dessous, où le star-system populaire français sert à des fins expérimentales, où une séquence de chahut au commissariat digne dans son humour navrant d’un Gendarme de Saint-Tropez expose dans le même souffle les thèses relativistes de Margaret Mead. Buñuel, recyclant avec malice les codes d’un cinéma français moins étincelant que le sien (voir ses transitions volontairement ringardes), réalise une œuvre d’une... liberté certaine, affranchie des obligations narratives, croyant plus à la logique (on ne dira jamais à quel point celle de Buñuel est rigoureuse) qu’aux conventions irréfléchies.

Le bon bourgeois qu’incarne Jean-Claude Brialy (formant un couple d’une réjouissante désespérance avec Monica Vitti) déclare ne plus supporter la symétrie, quand il déplace nerveusement une araignée placée dans un cadre en verre d’un point de leur pièce principale  à un autre. Cette symétrie, apparemment bousculée par la "liberté de ton" du film, sera en réalité respectée (en témoignent les rimes visuelles et sonores autour d’un tableau de Goya ou la mention de Lisieux). Buñuel pourrait intimer qu’à quelque part le grand art n’est pas affaire d’arbitraire, mais de rigueur, de clarté réflexive. A ceci près que cette raison profonde n’est pas celle des codes communément acceptés, des facilités de la fiction dominante. La symétrie logique, celle de la nature, n’est pas celle des coutumes. A l’instar d’un Picasso, il ne cherche pas, il trouve. Cette trouvaille pointe à une nécessité. Ce n’est pas lui qui s’avère déraisonnable, mais les institutions (médicale, scolaire, policière, juridique, militaire) que, dans l’aveu ouvert d’une sensibilité anarchiste, il confronte à des situations absurdes, qui les obligent en retour à exhiber une force brute, un arbitraire de la fonction quand celle-ci se retourne en justification d’une mauvaise foi et non en titre rationnellement revendiqué. Le cinéaste n’a jamais été aussi proche de réaliser le film impossible dont il rêvait : celui où des acteurs humains incarneraient chacun un insecte, dont ils reprendraient, avec des moyens humains, le comportement de bestioles (ce comportement quasi mécanique étant souvent ici celui de la fonction). Si Le Charme discret de la bourgeoisie se cantonnait pour une certaine part à la dénonciation d’une hypocrisie de classe, ce nouvel opus repousse les limites de cette attaque, dans une inventivité qui finit par le placer sur un terrain plus métaphysique que social.

Le film se termine dans un zoo (lieu d’une rixe entre policiers et manifestants laissés, eux, hors-champ, promise à se terminer dans un bain de sang), filmant un bestiaire varié indiquant, par le partage d’un instinct, la part animale du zoo humain, de la comédie humaine, que cette heure quarante aura déroulé. Dont les moments les plus absurdes n’auront pas été les plus inventés (tel cet homme se plaçant à un étage supérieur d’une tour pour tirer, au hasard, sur des passants citadins), ou les plus inconcevables (joli catalogue de déviances courantes dans une même auberge un soir de pluie, culminant dans l’humiliation publique d’un Michael Lonsdale plus que consentant). Revient, selon le principe de la rime, un gros plan (final, celui-ci) sur le regard impénétrable d’une autruche. Injuste peut-être envers ce grand oiseau au petit crâne et aux grands yeux, Buñuel en fait une image de la bêtise, celle qu’il a jusqu’ici traquée avec un délice non dissimulé. Celle, par exemple, de la compagnie de Saint-Joseph (un groupe de moines dépendants au jeu, d’un enthousiasme touchant au sujet de leur saint-patron), inspirant cette déclaration d’une sublime stupidité : « Si tout le monde priait Saint-Joseph et consacrait une demi-heure par jour à la méditation, tout serait parfaitement calme. » Une bêtise autorisant un espoir et un émerveillement admirables, comme dans le témoignage de leur prière matinale aux saints pour la guérison d’une fidèle. L’auditrice de demander si la malade (comme paraît le suggérer le ton utilisé) a été miraculée : « Non, mais elle allait un petit mieux. »

De l’avant-garde qui l’aura vu naître, le surréalisme s’est déplacé, avec le retour de Buñuel en France, de la marge vers le centre de son cinéma. Loin de perdre en force, son œuvre, se concluant dans une collaboration fructueuse avec Jean-Claude Carrière, y aura gagné en puissance comique, en mordant satirique. Sa vision du monde moderne comme d’un tissu de conventions hasardeuses pointe, sous le hasard, à une implacable nécessité (d’un ordre, pour une part non négligeable, instinctive). L’inquiétant dans la bêtise que révèle Le Fantôme de la liberté n’est pas son étrangeté, mais sa familiarité. Il suffit d’un léger décalage pour rendre l’ordinaire de la vie en société étonnant et, dans bien des cas, affligeant. Cet écart, malheureux ou amusant, entre les besoins et la haute culture (ces W-C collectifs où l'on discute d'une soirée à l'opéra), la nudité d'une pianiste (c'est la canicule) et le répertoire de Brahms. Il en faut peu pour rendre le jeu ridicule. Une farce à laquelle nous, civilisés, participons tous.

DANS LES SALLES

Luis Buñuel,
un souffle de liberté 

6 Films de Luis Buñuel

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
DATE DE SORTIE : 2 AOÛT 2017

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 24 août 2017