L'histoire
Juillet 1944. Le Débarquement en Normandie a eu lieu mais les Nazis, malgré leur débâcle, en se retirant, n’en ont pas pour autant terminé avec leurs exactions. Voulant se débarrasser du nid de maquisards qui sévit toujours sur le Vercors pour pouvoir maitriser la vallée du Rhône, ils décident de le décimer. Pas de chances pour Michel Perrat (Philippe Léotard) qui pensait pouvoir attendre tranquillement la fin de la guerre chez sa grand-mère dans le petit village de Vassieux. Les troupes allemandes envahissent le plateau et tirent sur tout ce qui bouge ; la grand-mère de Michel succombe à ce massacre ainsi que presque tous les habitants du bourg. Michel parvient à s’échapper et tombe sur un petit groupe de huit personnes dont des paysans du coin ainsi que des maquisards commandés par un ex-lieutenant des chasseurs alpins. Une dangereuse épopée commence à travers la montagne pour échapper aux soldats allemands, pour parvenir à survivre durant trois jours et trois nuits…
Analyse et critique
"L’idée du film nous est venue en nous promenant dans le Vercors, qui évoque à la fois les paysages de western et l'histoire du maquis. L'itinéraire des personnages et leurs rapports se sont organisés en partant du terrain, selon le principe d'Anthony Mann […] C'est un groupe de personnages réunis par le hasard pour affronter un destin commun, comme dans La Chevauchée fantastique de John Ford. Et, comme chez Ford, l'adversité révèle les caractères et bouscule les préjugés." Telle est dans sa grande simplicité et cette forte envie de pur cinéma, la note d’intention des deux auteurs à propos de cette œuvre au destin singulier, ce ‘western alpin’ tourné dans le Vercors, avec le concours des habitants de La Chapelle-en-Vercors notamment pour endosser les uniformes allemands.
Le Franc-tireur est le seul et unique film de deux potes cinéphiles passionnés, animateurs du ciné-dub de l’Ecole supérieure de commerce de Clermont-Ferrand. Jean-Max Causse, les cinéphiles parisiens le connaissent très bien par ses activités de distributeur et d'exploitant des cinémas Action dont il est le cofondateur, haut lieu du cinéma américain de patrimoine depuis de très longues années. Roger Taverne se dirigea ensuite vers toute autre chose… l’industrie pétrolière ! Pour ne pas faire trop d’erreurs historiques, les réalisateurs demandèrent de l’aide à un historien, grand reporter au Dauphiné Libéré. Grâce au producteur Francis Leroi, pourtant spécialisé dans le cinéma pornographique, ils obtinrent une avance sur recettes du CNC. Le film fût tourné pendant l’été 1972 mais ne sortira en salles que seulement 30 ans plus tard, au travers six copies seulement dans toute la France, juste après le décès de son interprète principal, Philippe Léotard. Ce comédien encore très peu connu à l’époque pour n’avoir été choisi que pour quelques seconds rôles, fût fortement conseillé aux deux auteurs par François Truffaut qui l’avait fait jouer à trois reprises. Ce sera la première fois qu’il sera en tête d’affiche, précédant de peu son rôle tout aussi conséquent dans un autre film de guerre français également atypique, Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier. Dans Le Franc-tireur, il interprète avec puissance, détachement et naturel un antihéros lucide et pragmatique qui aura fait grincer quelques dents ("Et ben s'il est mort on pourra se sauver encore plus vite") : une des probables raisons de ces trois décennies entre le tournage du film et sa distribution en salles ?
Plus prosaïquement, les causes auront été d’une part parce que le film n’a pas été terminé comme voulu faute de temps et de moyens financiers, la seule copie tirée ayant été bloquée suite à la faillite de la production, de l’autre pour des raisons idéologiques et politiques, beaucoup trouvant le contenu du film trop anti-gaulliste et mettant à mal l’image héroïque des maquisards et résistants. Les auteurs démentiront ces assertions, disant n’avoir pas du tout cherché la provocation mais ayant voulu être les plus réalistes possible, souhaitant filmer des hommes avec leurs grandeurs et leurs petitesses plutôt que des héros. L’unique copie, rachetée par Jean-Max Causse pour que le film puisse être quand même montré en festival, ne portera guère plus de chance au réalisateur, déprogrammé chaque fois en dernière minute, jugé à nouveau par les organisateurs trop insolent envers la mémoire des résistants ainsi que trop virulent à l’encontre du Général De Gaulle, les Alliés étant accusés d'avoir laissé tomber les maquisards. Sa projection ne put avoir lieu nulle part, Paul Vecchiali, alors juré du festival de Grenoble, pliant bagage pour ne pas participer à qu'il estimait être de la ‘censure’. Causse explique que "le film n'était pas à l’image qu'il convenait de donner de la Résistance. L’image d’Épinal pour histoire officielle a longtemps prévalu, ignorant le hasard et la complexité des êtres et des circonstances. Et puis Les Francs-tireurs rappellent sans doute trop que le Vercors a été un maquis abandonné, malgré la visite de son chef militaire au QG de De Gaulle à Alger, pour demander de l'aide. De Gaulle ne voulait pas que les Résistants du Vercors, jugés assez incontrôlables, aient part à la victoire. Il les a sciemment laissé tomber comme plus tard les Harkis."
Car considérer le film comme hostile aux maquisards et à la résistance comme l’ont critiqué beaucoup d’anciens combattants, c’était un peu vite oublier le personnage du chef de groupe, ancien gradé idéaliste, très beau gosse et d’une profonde gentillesse, à l’écoute de ses hommes, se battant pour ses convictions et que l’on pourrait tout à fait décrire comme un héros de la résistance. Bref, un groupe très hétéroclite constitué aussi bien de civils qui n’ont rien demandé à personne et qui souhaitaient surtout rester éloignés des combats, de certains membres que le patriotisme ‘emmerde’ et ne cherchant qu’à sauver leurs vies (et peut-on à ceux-ci et à ceux-là le leur reprocher ?!) ainsi que de combattants enragés, sincèrement convaincus de se battre pour la bonne cause. Quoiqu’il en soit, le film finit par sortir en 2002 même si dans l’intimité la plus totale malgré une presse qui le reçut très bien, ce dont Jean-Max Causse se réjouissait, expliquant à l’époque : "Nous vivons une période dans laquelle les Français semblent enfin vouloir remettre en cause l'Histoire du 'livre d'histoire'. Et c'était là notre objectif principal : raconter l'histoire d'un groupe humain, rassemblé par les circonstances, un peu comme chez John Ford, poursuivi par l'ennemi dans un cadre hostile mais aussi grandiose, de ses rapports d'amitié, de haine et même parfois d'amour, comme les chante Mouloudji à la fin du film." L’histoire d’amour avec le personnage jouée par Estella Blain (femme qui refuse la guerre, qui dit détester les patriotes des deux bords et appelle les résistants des zigotos) sera d’ailleurs assez mémorable, sorte de parenthèse enchantée très bienvenue mais qui sera également l’imprudente cause principale des drames et morts à venir… sans que je n’en dise plus.
Le film débute par une vue aérienne spectaculaire sur le fameux Mont-Aiguille, l’un des sommets du Vercors, impressionnant et pratiquement inaccessible par tout un chacun. Un massif alpin, "forteresse infranchissable qui en cet été 1944 a vu sa population de maquisards décuplée suite au succès du débarquement des alliés en Normandie. Les Allemands décidés à en finir avec les maquisards bloquent les accès et se lancent à l’assaut de la 'République du Vercors' " énonce la voix-off qui ouvre le film. Puis la caméra retourne à terre dans le village de Vassieux où Michel déjeune tranquillement chez sa grand-mère, venu se réfugier sur ces hauts plateaux en espérant que la guerre se terminera sans lui, se sentant bien trop en danger à Grenoble où il vivait de petits trafics, parfois même avec les occupants. Autant dire qu’il ne s’agit ni d’un héros ni d’un résistant. Mais voilà que des avions se font entendre, des bombes éclatent puis des mitraillettes crépitent et il voit sa grand-mère tomber devant lui, fauchée par une balle. Ne prenant même pas le temps d’enfiler ses chaussures, il se précipite dans la forêt avoisinante pour échapper aux troupes allemandes qui envahissent le Vercors, abattant toutes les personnes qu’ils croisent. Peu de temps après, poursuivi par un soldat, il parvient à le tuer ; et le voilà qui croise la route d’un paysan lui aussi rescapé du massacre avec qui ils rejoignent bientôt un groupe de six hommes, civils et maquisards mélangés.
Cette escouade disparate en cavale et aux abois, le film va la suivre durant son dangereux périple de trois jours peuplé de moments de tension ou d’autres plus intimes ou apaisés comme cette longue halte dans une ferme au cours de laquelle ils profitent d’un gueuleton bien arrosé fourni par leur hôte dont l’interprète n’est autre que l’humoriste isérois Serge Papagalli que le grand public connait surtout pour avoir fait partie de l’aventure Kaamelott dans le rôle de Guethenoc, le paysan à l’accent dauphinois très prononcé. Nous n’assisterons pas à un film de guerre avec batailles spectaculaires ou nombreux actes de bravoures mais, grâce notamment à une bande-son très efficace (voir le cliquetis des colonnes allemandes pour se repérer) et au choix du hors-champ souvent génialement utilisé, à de violentes et sèches escarmouches, à de redoutables embuches (les auteurs reviennent sur le massacre de médecins, infirmières et blessés de la grotte de la Luire transformée pour l’occasion en hôpital de la résistance), à des haltes dans des planques de fortune, des trahisons, et surtout à une description assez réaliste de ce que devait être la vie quotidienne d’un groupe hétéroclite acculé par un ennemi vindicatif, obligé de fuir cette redoutable et meurtrière chasse à l’homme. La musique du film est finalement très inspirée - quoiqu’en disent les cinéastes qui en ont éliminé la majeure partie -, tour à tour apaisée (très beau thème principal avec bois chaleureux en instrument principal) ou martiale avec utilisation d’une unique et inquiétante batterie ; la photographie s’avère lumineuse et est signée Yves Lafaye à qui les réalisateurs avaient demandé de retrouver les teintes très contrastées du Technicolor des années 50 avec pour exemples premiers les westerns ‘montagnards’ d’Anthony Mann dont The Naked Spur (L’appât). D’ailleurs, à l’instar de ce film, source principale d’inspiration pour les deux cinéastes amateurs, le tournage fut assez épique sur seulement un mois car l’équipe étant surtout habituée aux studios se retrouva parachutée à 600 km de Paris avec 3/4 d'heure de marche quotidienne pour arriver sur les lieux de tournage à 2000 m d'altitude. Pour l'anecdote, originale façon de se partager la tâche entre les deux réalisateurs puisqu'ils décidèrent chacun de tourner un jour sur deux pendant que l'autre préparait la journée du lendemain.
Au final, malgré (ou grâce à) des moyens financiers restreints, une très belle réussite du début à la fin ; un film au montage serré, à la ligne claire et précise qui va droit au but en à peine 75 minutes. Causse et Taverne ont parfaitement retenu la leçon des grands cinéastes hollywoodiens qu’ils adulaient, notamment dans la maitrise de l’espace d'un Anthony Mann ou l'humanité d'un John Ford. Leur film attachant et limpide, non dénué de sens épique, sans maniérisme, cynisme, ni surcharge psychologique, n’a franchement pas à rougir face à ses intimidantes références. Quant au majestueux Vercors, ses lapiaz, ses escarpements et ses névés il n’est pas en reste face aux grandioses paysages du Far-West. Ni une ode ni une critique de la résistance mais la description d’un groupe d’hommes réunis par le hasard et qui pour beaucoup n’ont pas compris ce qu’ils faisaient dans cette galère. Une formidable réussite minimaliste mais constamment captivante
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le franc-tireur
Blu-Ray
sortie le 4 septembre 2024
éditions Extralucid Films