Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Golem

(Der Golem : Wie er in die Welt kam)

L'histoire

A Prague, à la fin du XVIème siècle, le rabbin Loew lit dans les étoiles que la communauté juive vivant dans le ghetto est en danger. Survient alors le messager de l’empereur qui réclame l’expulsion de tous les juifs, sous prétexte qu’ils rejettent le christianisme, convoitent les biens d’autrui et pratiquent la magie noire. Pour protéger les siens de cette injustice Loew accomplit un rituel kabbalistique donnant naissance un homme fait d’argile, le Golem. Après l’avoir assigné à des tâches domestiques il part avec lui à la rencontre de la cour de l’empereur, espérant les convaincre des aspirations pacifiques de son peuple. Pendant ce temps le messager retourne au ghetto pour essayer de séduire Miriam, la fille du rabbin Loew, risquant ainsi de susciter la colère du Golem et de son maître.

Analyse et critique

Quand sort sur les écrans en 1920 le film muet de Paul Wegener, Le Golem, sous-titré « Comment il vint au monde » en Allemagne, il s’agit déjà du troisième film du même auteur mettant en scène la légendaire créature d’argile. Le premier, simplement titré Le Golem, sorti en 1915 et dont ne nous sont parvenus que des fragments, se déroulait à l’époque contemporaine et racontait la découverte par un antiquaire de restes du Golem. Il lui redonnait vie, l’employait pour ses tâches ménagères, jusqu’à ce qu’il tombe amoureux de sa fille et devienne fou de rage de voir celle-ci ne pas lui retourner ses sentiments. Le deuxième, Le Golem et la danseuse, sorti en 1917 et aujourd’hui perdu, était vraisemblablement une comédie parodique mettant en scène un acteur qui s’affublait du costume du Golem pour séduire une jeune femme. C’est le troisième film, celui qui nous intéresse ici, qui rencontra un véritable succès et eut une grande influence dans le cinéma mondial des décennies à venir. Tous les éléments de sa production témoignent d’une audace et d’une inventivité rare qui en font à la fois une œuvre unique et le précurseur de bien des formes désormais canoniques du cinéma fantastique et horrifique.

Entre le premier film, aux moyens limités, et le troisième, richement produit, le personnage du Golem était devenu familier du grand public grâce au succès littéraire rencontré par le roman de l’auteur autrichien Gustav Meyrink, lui aussi titré Le Golem et paru en 1915. Celui-ci se déroule à l’époque contemporaine et offre le récit décousu d’un personnage en perte d’identité, égaré dans le ghetto juif de Prague, qui croise la figure fantomatique du Golem au milieu de diverses péripéties cauchemardesques. Rien de tout cela dans le film de Wegener, qui n’en est pas l’adaptation malgré certaines rumeurs persistantes. Wegener choisit de raconter la légende la plus connue autour de la créature, celle qui l’associe au prestigieux rabbin Loew, dit le Maharal de Prague, et au ghetto de la même ville, où la population juive y est concentrée depuis le XIème siècle.

LE MYTHE HEBRAÏQUE DU GOLEM

Le termes Golem apparait dans le livre des psaumes de la bible hébraïque et se comprend comme « de la matière informe », sous-entendu une figure de l’homme dépourvue d’âme. C’est la tradition talmudique qui déduit ensuite du récit de la création du monde par Dieu qu’il est possible de donner la vie à la matière en utilisant les lettres de l’alphabet. Des premières légendes juives font ainsi état de rabbins capable de créer des golems, certains pour les servir dans diverses tâches quotidiennes, d’autres pour témoigner de leur connexion avec Dieu à travers l’acte de création en lui-même. C’est fin XIXème début XXème que des récits folkloriques tchèques et allemands [1] associent la légende du Golem à la Prague de la fin du XVIème siècle et au personnage historique du rabbin Loew, sous le règne de l’empereur du Saint-Empire, Rodolphe II. Une légende complètement fabriquée dans la mesure où le rabbin Loew était moins magicien que politicien et que la communauté juive jouissait à l’époque d’une relative tranquillité. Mais ces récits empruntent à l’antisémitisme latent de l’époque moderne pour faire état de persécutions menées par les autorités impériales à l’encontre des juifs de Prague. Ils font du rabbin Loew un sage aux grands pouvoirs et racontent comment il exécuta un rituel kabbalistique menant à la création du Golem et fit de sa créature le protecteur du ghetto et de ses habitants.

LE CINÉMA FANTASTIQUE DE PAUL WEGENER

Paul Wegener compte parmi les figures les plus fascinantes de ces débuts du cinéma allemand. Né en 1874 en Prusse orientale, il débute sa carrière comme comédien de théâtre et rejoint à trente ans la troupe de Max Reinhardt, qui l’emmène à Berlin. Il est très tôt séduit par les possibilités offertes par le cinéma, persuadé que les nouveaux moyens que représentent trucages, surimpressions et autres effets spéciaux feront naître un langage poétique unique. Il co-réalise et interprète dès 1913 L’étudiant de Prague, associé à Hanns Heinz Ewers, auteur d’une nouvelle dont il tire le scénario. Mettant en scène un personnage à la Mephistophélès et un Döppelganger, cette fable morale très noire présente déjà d’étonnant effets de dédoublement et d’apparitions fantomatiques. Jusqu’en 1925 Wegener réalisera plus d’une dizaine de films, la plupart appartenant au registre du fantastique ou du merveilleux, dans lesquels il se donnera systématiquement un rôle de composition extravagant, impliquant maquillage et déguisement. On peut noter une trilogie de films « conte de fées » incluant une adaptation de la légende du Joueur de flûte d’Hamelin en 1918, un récit fantastique Le Yoghi (1916) dont il interprète le rôle-titre, celui d’un magicien hindou fabriquant une potion capable de rendre invisible celui qui la boit, ou encore une très libre adaptation d’épisodes de la comédie humaine de Balzac, Le forçat des galères (1919), qu’il écrit mais ne réalise pas, dans laquelle il incarne le mystérieux Vautrin.

C’est évidemment Wegener lui-même qui interprète l’être d’argile, comme il le faisait déjà dans les versions de 1915 et 1917. Ses traits massifs et secs se prêtent sans mal à cette créature qui aurait été sculptée par la main du rabbin. Il produit une collection d’expressions faciale étonnante qui traduisent aussi bien la rigidité de la machine que l’innocence de l’être vivant nouvellement créé. Au casting on retrouve, comme dans chacune de ses productions, sa propre femme, Lyda Salmonova, qui interprète Miriam la fille du rabbin Loew. Le rabbin Loew est interprété avec conviction par un comédien de théâtre expérimenté, Albert Steïnstruck, tandis que l’on retrouve dans un petit rôle Greta Schröder, qui sera deux plus tard Ellen, la victime sacrificielle de Nosferatu. Pour l’anecdote elle sera également la dernière femme de Wegener, ils se marieront en 1927.


A gauche Paul Wegener, à droite Lyda Salmonova et Albert Steïnstruck

UN FLEURON DU COURANT EXPRESSIONNISTE DU CINÉMA ALLEMAND

Quand il s’attaque au Golem pour la troisième fois Wegener jouit donc à la fois d’une véritable notoriété auprès du grand public et d’une réputation d’auteur/réalisateur bien établie. Le sujet est commercialement porteur depuis le succès du roman de Meyrink et le studio UFA met à disposition de confortables moyens. Les rues du ghetto sont intégralement construites dans les studios Templehof de Berlin sous la direction de l’un des architectes phare de la république de Weimar, Hans Poelzig. Il dessine tous les décors, lesquels sont ensuite réalisés par le décorateur Kurt Richter. Au scénario on retrouve Henrik Galeen, co-réalisateur du premier film Golem et futur scénariste du Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau. A la photographie c’est Karl Freund qui est recruté, dont ce sera le premier film majeur. Freund collaborera ensuite avec Carl Theodor Dreyer, Murnau, fera l’image du Metropolis de Fritz Lang en 1927 avant d’émigrer aux USA et d’y réussir une brillante carrière (remportant notamment l’Oscar de la photographie en 1937). Une musique originale est également commandée au jeune compositeur Hans Landsberger, chargé de livrer une partition pour grand orchestre, un privilège seulement accordé aux productions de prestige [2]. Devant l’ampleur du projet Wegener, qui sera aussi très sollicité par le maquillage et l’interprétation du Golem, décide d’engager un co-réalisateur techniquement aguerri. Il choisit Carl Boese, plus âgé et très productif (avec une vingtaine de film à son actif entre 1917 et 1920), qui venait de diriger sa femme dans un précédent film. Peu familier du fantastique Boese ne retravaillera jamais avec Wegener et retournera par la suite au registre de la comédie légère [3].

C’est indéniablement la concentration exceptionnelle des talents de cette période du cinéma classique allemand qui contribue à faire de ce film l’un de ses fleurons. Si le terme de cinéma « expressionniste » a souvent été galvaudé, dans la mesure où peu de films sur l’ensemble de la production allemande s’inscrivent intégralement dans cette mouvance, on peut néanmoins légitimement considérer Le Golem comme un de ses représentants. Wegener cependant s’en défendait, et de fait il ne s’aventure pas aussi loin dans l’abstraction et les effets de contraste que Le Cabinet du docteur Caligari, sorti l’année précédente, ou les films suivants de Robert Wiene. Quoi qu’il en soit les décors de Poelzig, bien que cohérents dans leur esthétique gothique décrépie pour redonner vie à ce quartier populaire et vieillissant, rappellent plus l’univers du cauchemar qu’ils ne témoignent d’un effort appliqué de reconstitution historique. Ces rues, ces maisons et ces intérieurs présentent des lignes exagérément courbes, irrégulières et sinueuses, qui correspondent à une vision fantasmée du quartier juif médiéval. Les toits pointus et penchés des maisons semblent sur le point de s’effondrer, comme si le poids de la haine immémoriale dont leurs habitants font l’objet pesait aussi sur la pierre et le bois. Un lieu de misère et de persécution, qui est comme le double imparfait et malade de la ville non-juive, représentée à l’image par le palais de l’empereur, dont les murs sont droits et qui arbore une ornementation gothique finement exécutée.

La lumière de Karl Freund, quant à elle, ménage ses effets proprement « expressionnistes ». Plusieurs séquences bien choisies se déploient dans un clair-obscur saisissant, les séquences de synagogues plongées dans les ténèbres et éclairées à la bougie, le laboratoire du rabbin Loew, mal éclairé, où brillent les flammes lors du rituel d’invocation ou de l’incendie final, de nombreux contre-jours enfin, opposant des décors biscornus et des personnages aux intentions obscures à des arrières plans clairs, donnant à leurs apparition une allure encore plus surnaturelle. Selon Lotte Eisner c’est chez Max Reinhardt et Rembrandt que se trouve l’influence picturale première, plutôt que dans l’art pictural expressionniste de l’époque. Une influence que l’on peut identifier dans les éclairages d’ambiance doux et aéré de certains extérieurs, les entrées de soleil en rai de lumière à l’intérieur pour certaines scènes de jour, ainsi que des effets de halos et de brillances.

MÉCANIQUE DE L’ANGOISSE ET VISIONS HORRIFIQUES

Au-delà de cette catégorisation esthétique Le Golem se pose avant tout comme un des premiers chefs-d’œuvre du cinéma horrifique. Avant même que la créature apparaisse nous sommes plongés dans une ambiance de mystère et d’angoisse. Le film s’ouvre sur le rabbin Loew qui observe les étoiles, dans un ghetto qui nous est présenté par des images étranges et fantasmatiques. Une menace est annoncée par le ciel, les fidèles prient leur dieu, une affiche est présentée au spectateur : l’empereur demande l’expulsion des juifs qu’il accuse de pratiquer la magie noire. Tout dans la production est mis à contribution pour projeter le spectateur dans un autre univers et l’impliquer dans la machine implacable de son récit funeste. A la panique de la population s’oppose l’arrogance de la cour impériale qui envoie son messager dans le ghetto. C’est alors dans l’urgence que le rabbin Loew doit consulter ses grimoires et avec imprudence qu’il embarque un assistant dans ses rituels. La vision d’horreur la plus frappante survient sans doute lors de l’invocation du démon Astaroth, qui provoque l’évanouissement de l’assistant. Cette mécanique de l’angoisse se prolonge jusqu’à la fin, chaque catastrophe à venir est annoncée par un indice ou une mise en garde. Qu’il s’agisse de la violence du Golem, annoncée par son exaspération face à l’accumulation des tâches domestiques, ou de l’incendie final qu’il déclenche, alors que nous l’avons vu quelques séquences plus tôt se faire réprimander pour avoir soufflé trop fort sur les braises du chaudron.

Surviennent bien sur tout au long du film de nombreuses idées visuelles et trucages qui contribuent à l’atmosphère fantasmagorique générale. En particulier la scène de l’invocation du démon, aussi invraisemblable soit elle du point de vue de la tradition kabbalistique, qui est l’occasion pour Wegener et Boese de déployer une série d’effets spéciaux saisissants qui impressionnent encore le spectateur contemporain. Citons l’apparition du cercle de flamme, les flammèches qui surgissent et volent autour des personnages et bien sur la lente sortie de l’ombre d’Astaroth à la bouche enfumée.

On retrouve d’ailleurs un genre de scène propre à cette époque où le cinéma en lui-même continue d’émerveiller le monde. Lorsque le rabbin Loew se rend au palais du l’empereur pour essayer de le convaincre de renoncer à ses projets d’expulsion il veut l’amuser avec une série de tours de magie dont le Golem aurait dû être le pinacle. Ça n’est finalement pas suffisant et Loew décide de frapper encore plus fort, il fait apparaître une vision de l’histoire du peuple juif, sur le mur sont comme « projetées » des images en mouvement du temps de l’exode. Deux ans plus tard on retrouvera la même idée dans Mabuse Le Joueur de Fritz Lang, où un Mabuse déguisé en magicien stupéfie son public avec des images d’une caravane dans le désert. Et dans les deux scènes le cinéma est transcendé lorsque le sujet filmé interagit avec le spectateur. Chez Lang c’est la caravane qui traverse l’écran et s’avance dans la salle, chez Wegener c’est la figure mythique du juif errant qui apparait et contemple, incrédule, son « public ». Il suscite la moquerie et s’en rend compte, en représailles il déclenche un séisme qui aurait dû tuer l’ensemble de la cour si le Golem n’avait pas été là pour empêcher l’effondrement.


Le Golem


Mabuse le Joueur (2ème partie)

UNE REPRÉSENTATION AMBIVALENTE DE LA RELIGION JUIVE

On peut s’interroger sur ce que cela signifie que de mettre ainsi en scène la communauté juive et ses légendes dans une Allemagne, certes démocrate et sociale à cette époque, mais où l’antisémitisme latent n’attend qu’une étincelle pour s’embraser. Indéniablement le film contribue à colporter des clichés sur cette culture et sa religion, de la pratique de la magie noire à la figure stigmatisée du juif errant. La population du ghetto apparait comme dévote et vindicative, l’arrogance de leur rabbin favori semble mériter d’être punie par les flammes. Wegener filme le monde juif comme il filmera le monde indien et la religion bouddhiste quelques années plus tard, un environnement étranger, dépaysant, propice à susciter l’effroi du spectateur. Pour autant le film n’oppose pas, comme le feront les œuvres de propagande abjectes du régime nazi, le non-juif sain et méritant au juif corrompu et malfaisant. La noblesse impériale qui vit recluse dans son palais nous est présentée comme indifférente et décadente. Ils semblent ne penser qu’à leur propre amusement et persécutent la population juive avant tout parce qu’ils ont « crucifié leur seigneur et ignorent les fêtes chrétiennes ». Autrement dit une intolérance sans fondement pour une élite qui n’est en rien caractérisée par la vigueur de sa foi chrétienne. Wegener ne semble en tout cas pas associer les juifs de la légende à ceux de son temps, le regard critique qu’il porte interroge avant tout le sens du mythe, celui de la création de la vie par l’homme, le rapport de l’homme à la divinité ou encore que la question de l’innocence, du bien et du mal.

LE GOLEM, RÉCIT PROMÉTHÉEN ET CRITIQUE DE LA CRÉDULITÉ PASSIVE DE L’HOMME

C’est en premier lieu l’aspect prométhéen du mythe qui vient à l’esprit, rapprochant le film du roman fantastique essentiel sur le sujet, Frankenstein de Mary Shelley. Le rabbin Loew, comme le docteur Frankenstein, a l’audace de convoquer des forces qui le dépassent pour réaliser sa prouesse, celle de donner la vie. L’arrogance des deux personnages se voit durement réprimandée en ce qu’ils ne contrôlent, ou ne comprennent, pas assez leur créature pour éviter qu’elle ne déclenche des catastrophes. Si le Golem s’échappe c’est qu’il a été imprudemment laissé sans surveillance par le rabbin Loew et que son assistant le ranime une fois de trop [4]. C’est la capacité des hommes à dépasser leur condition, ici à maîtriser des forces surnaturelles, qui est critiquée. Là où Frankenstein est jugé en tant qu’homme de science, le rabbin l’est en tant qu’homme de dieu, en ce qu’il faudrait faire appel au divin pour préserver l’homme du malheur. Wegener semble nous dire que ces forces sont trop imprévisibles et dangereuses pour justifier qu’on les emploie, comme Shelley critiquait la conviction de la science moderne qui se croit capable de régler des problèmes pourtant inhérents à l’humanité. Et plus généralement il s’agit de critiquer l’attitude qui consiste à s’en remettre intégralement à des forces supérieures et extérieures. C’est aussi le sens de la scène finale avec la petite fille. 

Cette scène nous montre le Golem enragé qui sort du ghetto et rencontre une enfant. Intrigué, il interrompt sa course et la prend dans ses bras. La petite fille lui offre alors une pomme, ce qui suscite l’émerveillement du Golem, lui qui a si rarement fait l’objet d’affection et de générosité. Mais c’est presqu’instantanément que l’enfant est attirée par le talisman qui donne vie à la créature, cette étoile juive d’argile posée au milieu de sa poitrine. Elle s’en saisit pour jouer avec et désactive le Golem. Arrivent d’autres enfants qui grimpent sur son corps inerte, l’un d’eux prend à son tour le talisman et le jette au loin. Survient alors le rabbin Loew suivi de toute la population du Ghetto qui constate que son monstre est enfin à l’arrêt. Il s’exclame alors vers le ciel : « Remerciez Jéhovah, car aujourd’hui il a sauvé son peuple ! ». Mais s’agit-il vraiment de leur dieu qui les a sauvés ? N’est-ce pas plutôt la curiosité, voire l’instinct de propriété, d’une enfant moins innocente qu’elle en avait l’air ? Le film se termine donc sur une image bien ironique, la communauté du ghetto qui remercie son seigneur par erreur, inconsciente de devoir son salut à une troupe d’enfants non-juifs. Il n’est donc pas abusif de voir ici une critique de la crédulité, du sentiment religieux, ainsi que de la passivité des hommes qui attendent de leur dieu qu’il fasse ce qu’ils n’ont pas le courage de faire eux-mêmes.

LE GOLEM, NI TOUT À FAIT HOMME NI TOUT À FAIT ROBOT

Quant au Golem lui-même, à quel point se rapproche-t-il de l’homme ? Est-il capable de sentiment, de libre arbitre ? Cette question Wegener et Galeen la soulèvent mais n’y répondent pas complètement. Dans le film de 1915 le Golem tombait amoureux de la fille de son créateur et devenait fou de rage de ne pas être aimé en retour. En 1916 sortait un sérial allemand réalisé par Otto Ripert, Homonculus, qui racontait également la création d’un être artificiel mais il était, lui, incapable d’aimer. Il éprouvait une rage folle d’être ainsi « incomplet » et devenait un dictateur sanguinaire. Dans le film de 1920 le Golem est doté d’une sensibilité candide, se laissant par exemple charmer par l’odeur des fleurs ou attendrir par une enfant, mais l’amour n’est pas le sujet. Il ne s’agit pas de prouver qu’il pourra, ou pas, être un homme comme les autres, mais plutôt de le montrer comme épris d’un désir de liberté et d’autonomie. Après s’être exaspéré d’avoir dû exécuter trop de tâches domestiques il refusera que son maître le désactive, exprimant par là un refus de sa condition d’être « machine ». Un soulèvement des robots en quelque sorte, avec sept ans d’avance sur le Metropolis de Fritz Lang. Mais il nous semble que le film ne tient pas là de propos sur la condition des travailleurs ou sur l’aliénation de l’homme vis-à-vis de ses outils mécaniques, il critique plutôt l’instinct de domination du rabbin qui souhaite garder le contrôle absolu sur la créature qu’il a engendré. Sauf que le Golem n’est ni vraiment robot ni vraiment homme, il prend vie selon le bon vouloir du dieu des juifs, qui lui-même ne répond pas toujours aux demandes de ses fidèles. Et irrémédiablement, les hommes ne peuvent se satisfaire de ce que leur dieu peut offrir et feraient mieux de se débrouiller tout seuls.

WEGENER APRÈS LE GOLEM

Le film rencontrera un succès retentissant en Allemagne en 1920 ainsi qu’aux Etats-Unis, où il sort l’année suivante. L’aura de Wegener en tant que comédien devient internationale. Il se verra offrir un rôle principal dans le film américain Le magicien de Rex Ingram en 1926 tandis qu’au théâtre il participe à des tournées mondiales qui l’emmènent notamment en Amérique du sud. En tant que réalisateur sa carrière pâtira de l’échec de son film suivant, tourné entre 1923 et 1924, sorti en 1925, Les bouddhas vivants. Un ambitieux film d’aventure fantastique, cette fois situé en Inde, où Wegener interprète un grand lama maléfique. Epuisé par la production compliquée du film, les mauvaises critiques et les pertes financières, il ne repassera pas derrière la caméra avant l’arrivée des nazis au pouvoir et le passage au parlant. Les cinq films qu’il réalisa entre 1934 et 1936 présentent a priori peu d’intérêt, ils sont sans rapport avec la première partie de son œuvre et appartiennent à des genres qu’il avait jusque-là peu exploré, film policier, comédie, et bien sûr film « patriotique ». Un film évocateur, Un homme veut aller en Allemagne (1934), racontant le désir irrépressible d'un jeune allemand en voyage de retourner dans son pays pour s'engager dans la 1ère Guerre Mondiale sous le drapeau du Reich. Wegener ne sera ensuite plus que comédien, restant un acteur important du cinéma de propagande nazi, sans que l’on sache vraiment s’il partageait les idées alors véhiculées par les films dans lesquels il joua. Il fera cependant acte de repentance dès la fin de la guerre, interprétant au théâtre en 1945 le personnage juif de Nathan le sage dans la pièce homonyme de Lessing. Il décèdera peu après en 1948.

LA POSTERITÉ DU GOLEM AU CINÉMA

Si les thèmes et tropes narratifs portés par le Golem ont profondément infusés dans le cinéma fantastique mondial, le mythe juif en lui-même n’a que rarement fait l’objet de nouvelles adaptations audiovisuelles, surtout en comparaison d’autres monstres comme la créature de Frankenstein ou Dracula. Un duo d’auteurs tchèques, Jiri Voskovec et Jan Werich, proposèrent en 1931 une version théâtrale située elle aussi à l’époque du Rabbin Loew et de Rodolphe II. En 1936 elle sera adaptée en français au cinéma par Julien Duvivier, avec Harry Baur dans le rôle de l’empereur. Jan Werich adaptera ensuite sa propre pièce dans le cadre d’une prestigieuse production en couleur du cinéma tchéquoslovaque, Le boulanger de l’empereur, réalisé par Martin Fric en 1952. En termes de film d’horreur d’exploitation on ne trouve étonnamment que le film anglais It! de Herbert J. Leder, sorti en 1967. Mais on compte aussi deux adaptations du roman de Meyrink, un audacieux téléfilm de l’ORTF réalisé par Jean Kerchbron en 1967, ainsi qu’un étonnant film de science-fiction polonais de Piotr Szulkin, Golem, sorti en 1979. La dernière mise en scène de la créature au cinéma à ce jour semble être la trilogie philosophico-poétique d’Amos Gitaï, qui réalisa trois films la mettant en scène entre 1991 et 1993.

Nous l’avons brièvement évoqué plus haut, c’est bien à la figure de Frankenstein que fait beaucoup penser ce Golem, deux êtres de fiction dont les influences s’entrecroisent. Mais dans la continuité du Golem de Wegener il parait indéniable que le film Frankenstein de la Universal, réalisé par James Whale en 1931, a emprunté plusieurs de ses images clés. Qu’il s’agisse de la démarche penaude et lourde de la créature, du personnage de l’assistant maladroit, de l’incendie final et du mouvement vindicatif de la foule, ou encore de la scène avec l’enfant. Et si l’influence du cinéma fantastique allemand se ressent dans toute la décennie des années 30 on le doit autant au succès international du Golem qu’à des artistes et techniciens ayant émigré, en particulier le chef opérateur Karl Freund, qui éclairera Dracula de Tod Browning en 1931 et réalisera La Momie en 1932 [5]. En bref une œuvre matricielle, qui doit autant à la puissance du mythe sur lequel il fonde son récit qu’à ses multiples qualités esthétiques et innovations techniques. A revoir ou découvrir absolument !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

LE GOLEM
Combo Blu-Ray + DVD

sortie le 17 septembre 2024
éditions Potemkine Films

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NOTES : 

[1] Le plus influent de ces récits étant celui publié dans un recueil par le rabbin polonais Yehudah Rosenberg en 1909. Il affirmait avoir trouvé et traduit des fables et des légendes vieilles de 300 ans mais les avait en réalité bien écrites lui-même. Elles étaient toutes consacrées à la figure du rabbin Loew, le Maharal. L’une de ces histoires racontait donc la création du Golem par le rabbin Loew et mettait en valeur cet élément particulier : il le faisait pour protéger la communauté juive des agressions impériales. Elément repris par Wegener et Galeen.  
[2] La musique originale de Hans Landsberger était considérée comme perdue jusqu’à ce que soit retrouvée une réduction pour piano en 2018. Elle a été retransposée pour orchestre par le compositeur allemand Richard Siedhoff, mais elle n’est malheureusement pas disponible sur la dernière édition blu-ray française de 2024.
[3] Dans le livre de Lotte Eisner, L’écran démoniaque, Carl Boese témoigne et s’attribue plusieurs idées esthétiques et mise en place d’effets spéciaux. Son apport serait donc peut-être significatif mais cela ne se reflète pas vraiment dans le reste de sa carrière. Son nom est par ailleurs absent du générique de la dernière restauration.
[4] Une situation qui n’est pas sans rappeler celle du court-métrage de « L’apprenti sorcier » qui ouvre le Fantasia de Walt Disney en 1940. Où Mickey est l’assistant du magicien, comme le rabbin Loew a son assistant, et qu’il déclenche également une catastrophe dans le laboratoire en essayant de s’attribuer les pouvoirs de son maître. Les personnages de magiciens partagent d’ailleurs avec les personnages du Golem les mêmes robes et chapeaux pointus,  
[5] Une autre influence probable que l’on retrouve désormais dans le cinéma grand spectacle contemporain, c’est à travers son statut de créature protectrice, qui terrifie et rassure à la fois. Il nous évoque certains super-héros que créera dans les années 60 l’auteur de comics Stan Lee, d’origine juive roumaine, en particulier Hulk et La Chose.

SOURCES PRINCIPALES :

• L’expressionisme Allemand, comment ils ont inventé le cinéma fantastique, L’écran Fantastique Collections, Collectif, Alain Schlokoff (dir.), 2024
• The Golem Redux: From Prague to Post-Holocaust Fiction, Elizabeth R. Baer, Wayne State University Press, 2012
• L’écran démoniaque, Lotte H. Eisner, Le Terrain vague, Paris, 1965
• From Caligari to Hitler, Siegfried Kracauer, Princeton University Press, 1947

Par Nicolas Bergeret - le 4 novembre 2024