Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Grand pardon

L'histoire

Raymond Bettoun est à la tête d’une famille criminelle puissante. Jeux, proxénétisme, racket, toutes les activités criminelles y passent, contrôlées par Maurice, son fils et ses neveux Jacky Azoulay et Roland Bettoun. Alors qu’il célèbre le baptême de son petit-fils David, la puissance Raymond est à son apogée. Mais le monde change. L’ambitieux Pascal Villars, allié au sacristain, ne veut pas de la domination des Bettoun et le fils et les neveux ne suivent pas à la lettre les règles morales du parrain. Alors que le commissaire Duché surveille la famille en attendant son heure, le temps va se couvrir pour les Bettoun.

Analyse et critique

Après le succès de son premier film, Le Coup de Sirocco, Alexandre Arcady cherche une idée pour sa deuxième réalisation avec une conviction, celle de vouloir retravailler avec Roger Hanin, avec qui il a aimé travailler et qui a rencontré un certain succès critique dans le rôle d’Albert Narboni, le petit épicier contraint à l’exode. Arcady va trouver l’inspiration dans un article du Nouvel Observateur décrivant les obsèques fastueuses de William Zemour, l’un des frères Zemour – Les « Z » - ayant défrayé la chronique criminelle dans les années 70. Il voit dans le décorum de l’évènement la matière première parfaite d’un film criminel, et va faire appel à Daniel Saint-Hamont, son co-scénariste du &é, pour en tirer un scénario. Pour les deux hommes, peu expérimenté dans le registre du polar, l’écriture sera complexe, avec la nécessité de jongler avec de très nombreux personnages. Mais ils en viennent tout de même à bout et, après plusieurs échecs devant des producteurs qui ne comprennent pas le film et craignent le lien avec un clan Zemour encore actif, ils convainquent Ariel Zeitoun de produire Le Grand pardon, une fresque criminel et mafieuse comme il en existe très peu dans le paysage cinématographique français, portée par Roger Hanin en tête d’une distribution complétée par la fine fleur des jeunes espoirs du cinéma français et par quelques acteurs majeurs dans des seconds rôles marquants.

Arcady et Saint-Hamont mélangent dans leur scénario le récit mafieux et la fresque familiale, un choix attendu, le cinéaste étant à l’aise avec ce type de contexte, de cadre donné à ses personnages. Mafia, famille, culture spécifique, le parallèle est évident et le rapprochement sera fait par bon nombre, on pense évidemment au Parrain, avant même d’avoir vu la moindre image du Grand pardon. Et la sensation est confirmée par la longue séquence d’ouverture, le baptême du petit fils de Raymond Bettoun, qui évoque forcément l’ouverture du premier film de la trilogie de Coppola. Nous sommes dans une grande demeure, regroupant famille, hommes de main et partenaires d’affaires, alors que la police du commissaire Duché épie derrière les grilles. L’influence semble parfaitement assumée, jusqu’à la photographie de Bernard Zitzermann qui évoque celle de Gordon Willis lorsqu’il s’agit du bureau de Raymond, sombre comme celui de Vito Corleone. Arcady va d’ailleurs jusqu’au bout en se fendant d’un sympathique clin d’œil, lorsque Jacky fait rire son neveu par des grimaces, avec des aliments dans la bouche, en référence directe à la scène de Vito avec son petit fils. Et une fois que nous avons dit ça ? C’est tout, Le Grand pardon prend un chemin différent, n’utilisant pas les voies de la tragédie pour rejoindre celles du drame familial et du conflit générationnel. Il n’y aura plus vraiment de scènes pour évoquer cette filiation. Nous sommes loin du plagiat ou de la copie grossière parfois évoqués par certains critiques. Arcady a choisi un récit ayant le même contexte que celui du Parrain, il en arrive naturellement à des situations similaires et s’est certainement inspirés, consciemment ou non, du chef d’œuvre pour les mettre en image. Il n’y a rien à reprocher à cela, ce serait même plutôt à mettre au crédit d’Arcady, qui utilise intelligemment son modèle pour créer une scène d’introduction marquante, efficace, qui permet de décrire avec précision une riche galerie de personnages hauts en couleur et de nous plonger dans une culture, un réseau, un système économique.


Il ne s’agit d’ailleurs pas de la seule influence que nous pouvons relever, Le Grand pardon dialogue avec l’histoire du polar et notamment celle du film policier français. On peut relever notamment, en parallèle de la fête qui ouvre le film, l’évasion de Bernard van Eyck, le « sacristain », organisée par les Bettoun. Elle fait évidemment écho à celle de Sartet pilotée par les Manalese dans Le Clan des Siciliens. Au-delà de la citation visuelle, ce choix de mise en scène d’Arcady nous informe sur le personnage de Van Eyck, un électron libre, un homme qui n’a pas les mêmes codes que la famille et que celle-ci contribue à remettre en circulation. Nous savons ainsi, sans grands discours, que le sacristain va constituer une menace permanente à l’équilibre du clan Bettoun. Le sérieux de cette menace est d’ailleurs renforcé par la tenue de Van Eyck, qui lui vaut son surnom et qui, dans la continuité du Samouraï, et le symbole du professionnalisme et de l’efficacité d’un tueur. Le Grand pardon est un film sous influence, sous bonnes influences, qui s’inscrit dans la grande histoire du polar français.


Lors de la fête d’ouverture, Raymond Bettoun apparait come un empereur. Régulièrement filmé par Arcady en surplomb de ses invités, il règne sur les activités et les cœurs de ses invités. Car comme le dit Carole, qui le rencontre à cette occasion, Raymond veut que tout le monde l’aime. Il se comporte comme un souverain, qui se pense aimer de tous, veut s’en assurer, et qui voudrait que tous l’imitent. Mais alors qu’il est au sommet de sa « carrière », il ne voit pas que la génération suivante n’adhère pas à son modèle. Son fils Maurice n’est pas aussi sérieux qu’il le voudrait, il passe plus de temps avec les stars ou à tromper sa femme qu’à véritablement travailler à la continuité de l’empire Bettoun. Son neveu Roland est une cocotte-minute qui risque d’exploser et ses actions impulsives vont déclencher la guerre avec le clan arabe. Son autre neveu, Jacky essaie de se faire un peu plus d’argent en organisant un business de prostitution parallèle. Enfin Pascal, dont on sent qu’il a eu un lien filial avec Raymond, ne veut pas rentrer dans le clan. Raymond, qui croit que tout s’achète, le menace et s’en fait un ennemi. La scène entre Raymond et carole au casino de Biarritz, écrite sur le tournage, est la clé du Grand pardon. Propriétaire du lieu, Raymond étale sa richesse et offre un cadeau somptueux à Carole qui le lui renvoie au visage. Raymond n’a rien compris, il ne peut plus faire fonctionner son monde par l’argent.

[ATTENTION : LE PARAGRAPHE SUIVANT RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS DÉCISIFS DE L’INTRIGUE]
Si beaucoup de films de gangster auront filmé l’ascension, Arcady filme la chute avec Le Grand pardon. Les Bettoun ne perdent pas leur argent ou leurs activités, mais ils perdent leur famille. Raymond ira en prison, Viviane, Jacky, Roland et Pépé, celui qui est « mieux qu’un frère » pour Raymond meurent. Excessif, trop confiant, inconscient du monde qui l’entoure, Raymond détruit le monde qu’il a créé parce qu’il ne comprend pas son époque : « Les jeunes, les jeunes » lui dit Duché alors qu’il est en détention, comme l’un des motifs de sa chute. Le monde ne fonctionne pas comme Raymond voudrait. Le Grand pardon est le portrait d’un homme aussi surpuissant qu’il est sourd et aveugle, sourd aux plaintes de son ami Freddy qui va témoigner contre lui, aveugle aux ambitions de Pascal qu’il a retourné contre lui. Arcady filme un colosse aux pieds d’argile, magnifiquement interprété par Roger Hanin, qui trouve ici le rôle d’une vie. Laissé libre de ses inspirations sur le tournage, l’acteur donne à Raymond Bettoun toute sa puissance, toute sa faconde mais aussi des fragilités formidables qui rendent particulièrement touchante son émotion dans le final lorsque meurent coup sur coup Pépé puis Viviane, sa nièce adorée.
[FIN DES RÉVÉLATIONS]


Si Roger Hanin est l’acteur dominant, il n’est pas le seul à être marquant dans ce qui est, avec le recul, une des plus impressionnantes distributions du cinéma français. Avec notamment ce regroupement de la plupart des talents alors en devenir du cinéma français qui trouvent ici pour beaucoup un premier grand rôle, notamment Richard Berry dans le rôle de Maurice, le fils de Raymond, très convainquant dans la création d’un personnage qui alterne entre l’aplomb de son père et une faiblesse qui se révèle lorsqu’il doit prendre en main les destinées de la famille. On retrouve également Jean-Pierre Bacri, suggéré à Arcady par Hanin, qui explose dans le rôle de Jacky, mettant en lumière plus de subtilité que l’image de bougon qui collera à nombre de ses rôles. Déjà connu, Bernard Giraudeau sort de ses rôles de jeunes premiers pour jouer Pascal, un personnage plus dur, dont la violence contenue se ressent à l’écran. Enfin Gérard Darmon, qui s’avèrera le moins talentueux du lot trouve ici son meilleur rôle avec celui de Roland, le neveu va-t’en guerre, qui s’offre quelques scènes remarquables, dont celles du meurtre de Larbi. Et si cela ne suffisait pas, Arcady s’offre une remarquable galerie de seconds rôles. En premier lieu, bien sûr, le toujours génial Jean-Louis Trintignant en commissaire Duché, qui s’offre une joute verbale mémorable avec Roger Hanin lors de la garde à vue de Raymond. Même chose pour la présence fugace de Robert Hossein, qui donne une épaisseur considérable au personnage secondaire de Manuel Carreras, que Bettoun met hors-jeu en début de film. Et puis il y a la folie de Richard Bohringer dans le rôle du sacristain qui lui va comme un gant, et la beauté lumineuse d’Annie Duperey dans le rôle de Carole, celle qui révèle les failles de Raymond.


Alexandre Arcady orchestre remarquablement cette superbe galerie de personnage, sans que Le Grand pardon ne s’étende jamais en longueur ni ne se perde dans des tunnels de dialogues. Tout passe par l’image et la posture des personnages dans un film au récit particulièrement mais qui va très vite, évitant tout temps mort. Les scènes de violence sont notamment remarquablement maîtrisées de la part d’un cinéaste qui ne s’était alors jamais essayé au genre, et elles restent pour la plupart en tête, culminant dans le match de boxe entre les protégés respectifs de Raymond et Pascal, illustration parfaite de la brutalité du monde filmé par Arcady. En bon héritier du polar à la française, Arcady offre également plusieurs séquences de dialogue savoureuses et même quelques traits d’humour dans un récit pourtant particulièrement noir.

Alexandre Arcady l’aura démontré tout au long de sa carrière, la fresque familiale est son domaine d’excellence. La peinture de la culture pied-noir aussi. Lorsqu’il mêle cela avec succès au polar, le résultat est forcément une grande réussite. Le public ne s’y trompera pas, avec plus de 2 millions d’entrées, et la critique de l’époque sera quasi-unanime. Pourtant, avec le temps, Le Grand pardon semble être devenu un sujet de moquerie. Pourquoi ? Peut-être est-ce dû à une confusion avec sa suite, bien moins réussie, ou à l’image de l’acteur Roger Hanin, troublée par la pénible série Navarro ? En revoyant le film, il semble en tout cas bien difficile d’y trouver des raisons concrètes, ni même quelconque défaut. Le Grand pardon s’impose comme l’un des plus grands polars français, un des rare à jouer avec réussite dans al cour du cinéma de gangster. Il est aussi une production prestigieuse que l’on prend plaisir à voir et revoir pour sa distribution, ses scènes d’action et l’ampleur de son récit qui nous plonge dans un monde aussi attachant qu’effrayant, brillamment dépeint par ses auteurs. Il est enfin un film qui a offert à nombre de ses interprètes le rôle le plus mémorable de leur carrière, un signe de réussite incontestable. Le Grand pardon doit définitivement retrouver sa place, celui d’un grand film, tout simplement.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 7 avril 2025