Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Monde d'Apu

(Apur Sansar)

L'histoire

A Calcutta, faute de moyens, Apu doit renoncer à poursuivre ses études. Il peine à joindre les deux bouts, mais sa vie est heureuse, et Apu rêve toujours d’écrire, et de voir le roman sur lequel il travaille publié. Un jour, il reçoit la visite de Pulu, son ami de l’université, qui l’invite au mariage de sa cousine Aparna. Un évènement qui va changer la vie d’Apu, alors que celui que doit épouser Aparna sombre dans la folie.

Analyse et critique

C’est en réponse à une question en conférence de presse, après avoir reçu le Lion d’or, que Satyajit Ray annonce qu’il va tourner le troisième volet de la trilogie d’Apu, suite et fin du récit qui l’a rendu célèbre. A nouveau, le cinéaste n’avait pas prévu de tourner ce nouvel épisode, et il quitte même l’univers du romancier Bibhutibhushan Bandyopadhyay en tournant, après L’Invaincu, La Pierre philosophale puis Le Salon de musique. Il est donc désormais un cinéaste confirmé, qui va livrer, naturellement, un film plus personnel, prenant plus de liberté avec le matériau littéraire d’origine. La nature même du récit lui permet de faire appel à des acteurs qui deviendront des figures récurrentes de son œuvre, et de proposer une mise en scène plus stylisée, s’éloignant de plus en plus du néo-réalisme de ses début. Avec Le Monde d’Apu, Satyajit Ray lance définitivement sa carrière de cinéaste et impose son style.


Alors que nous avions quitté Apu à la fin de L’Invaincu rejoignant Calcutta pour continuer ses études au décès de sa mère, nous le retrouvons au début du Monde d’Apu quittant l’université, par manque de moyens. Le destin du personnage est ainsi toujours influencé par ce qui était les conditions de vie de sa famille. Toutefois, Ray filme Apu comme un personnage heureux. Malgré ses difficultés à trouver un emploi, malgré la simplicité extrême de sa vie, Apu semble épanoui, comme le témoigne sa réaction particulièrement détachée lorsque son propriétaire vient le solliciter pour ses loyers impayés. Son attitude, et la façon dont la situation est filmée, à la manière d’une scène de comédie, démontre à quel point le personnage ne se soucie pas de ses difficultés matérielles, comme si seul comptait l’élévation culturelle permise par ses études, qui lui a permis de sortir de la tradition de dévotion de son environnement et l’aliénation qu’elle génère. Les trois premiers quarts d’heures du film diffusent cette sensation de légèreté. Ray filme un personnage qui a trouvé l’équilibre parfait en étant un jeune homme cultivé - comme en témoignent les livres, son seul bien ou presque, qui trônent dans son petit logement - et en étant encore détaché des tracas de la vie, comme s’il n’était pas tout à fait un adulte.


Un constat qui s’applique également à la vie sentimentale d’Apu, alors inexistante, comme le lui fait remarquer son ami Pulu. Alors qu’Apu lui raconte le roman qu’il est en train d’écrire, Pulu lui fait remarquer qu’il ne connait pas les situations amoureuses qu’il décrit. Un état de fait qui va bientôt changer, lors du mariage, le grand virage du film. C’est un hasard qui va faire évoluer brutalement la vie d’Apu. Alors qu’il ne se passe presque rien de marquant durant la première partie du film, qui se présente comme une chronique particulièrement réussie, le mariage auquel Pulu convie Apu change tout. Et une nouvelle fois, c’est la tradition qui va venir frapper la vie du personnage principal. Alors que celui que doit épouser Aparna, la cousine de Pulu, sombre dans la folie, sa famille souhaite absolument lui trouver un mari dans la journée, pour respecter le jour du mariage afin qu’elle ne reste pas célibataire pour le reste de sa vie. Apu qui est là par hasard devient le candidat idéal et, en quelques minutes, voit sa vie basculer. Le rythme du film s’accélère brutalement lors de cette séquence, traduisant immédiatement ce qui se passe pour le personnage principal, qui bascule à nouveau dans une autre vie, et annonce la portée du drame à venir.


Même s’il conserve une dimension documentaire, notamment lors de la première partie dans Calcutta ou même lors du mariage, Le Monde d’Apu est le film qui semble le plus mis en scène, le plus techniquement travaillé de la trilogie. Nous sommes loin du néo-réalisme rigoureux de La Complainte du sentier où Ray se faisait l’héritier consciencieux des maitres du cinéma italien de son époque. Plutôt que d’être une simple observatrice du monde, la caméra s’adapte aux pensées, aux sentiments des personnages, et particulièrement d’Apu. Il s’agit bien d’un voyage dans son monde. En quelques années, Ray a inversé la priorité de son regard, en faisant passer l’analyse de l’âme humaine devant l’observation sociale, sans oublier toutefois cette dimension. Nous regardons toujours à travers les yeux d’Apu mais, si Ray conserve une grande pudeur à l’égard des événements tragiques, il traduit bien plus les sentiments de ses personnages que dans les films précédents comme dans ce plan ou la caméra se tourne vers le ciel avant de retrouver le visage d’Apu, en deuil. Ou bien sûr, pour l’une des images emblématiques du film, qui n’existe pas dans le roman, lorsqu’Apu jette dans la nature les feuilles du manuscrit de son roman. Le Monde d’Apu devient ainsi, indiscutablement, le film le plus touchant de la série, grâce à l’intimité que nous avons développé avec son personnage, grâce à la force du récit, mais aussi, et surtout, grâce aux choix formels de Satyajit Ray.


Le Monde d’Apu, c’est aussi l’entrée en scène dans l’œuvre de Ray de deux acteurs majeurs de sa filmographie. D’abord celle de Soumitra Chatterjee, que Ray trouvait pourtant trop âgé, et qui incarne un Apu sublime, d’abord formidablement vivant, puis terriblement tourmenté. Crédible pour prendre la succession des jeunes interprètes des deux films précédents, il apporte une épaisseur nouvelle au personnage d’Apu, plus complexe et contrasté que dans les deux premiers films. Il forme un couple mémorable avec Sharmila Tagore, que Ray trouvait trop jeune, et qui impressionne en une petite demi-heure à l’écran. Il est impossible de rester insensible à son regard embué de larmes à la fenêtre du petit logis d’Apu, lorsqu’elle découvre son nouveau monde, loin des fastes auxquels sa famille l’avait habituée. Dans la droite ligne des films précédents, avec le fil conducteur d’un train toujours présent dans la vie d’Apu, juste sous ses fenêtres, prêt à l’amener vers de nouveaux horizons, Le Monde d’Apu marque la libération du cinéaste Satyajit Ray dans un film puissant, qui donne le ton de ses chefs d’œuvres à venir.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 31 janvier 2024