Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Nom de la rose

(Der Name der Rose)

L'histoire

1327. Un moine franciscain, Guillaume de Baskerville, accompagné de son novice Adso de Melk, arrive dans une abbaye bénédictine de Ligurie pour mener enquête sur les disparitions mystérieuses de plusieurs moines. 

Analyse et critique

« Un palimpseste du roman d’Umberto Eco ». Avec cette description, placée en exergue de son adaptation pour le cinéma d’un roman qui a connu, dès sa sortie, un succès assez colossal, Jean-Jacques Annaud annonce, non sans une certaine élégance, la couleur de sa démarche : le terme de palimpseste fait évidemment référence au travail des copistes, en particulier dans les monastères médiévaux, mais la spécificité de ces manuscrits est qu’ils étaient réalisés en effaçant les inscriptions qui figuraient initialement sur le parchemin utilisé. Passionné de longue date d’histoire médiévale (c’est en partie sur ce critère que son nom s’était assez vite imposé parmi les cinéastes susceptibles d’adapter le roman) mais conscient des différences fondamentales qui existent entre littérature et cinéma, Annaud affirme donc, avec ce terme de palimpseste, qu’il souhaite en quelque sorte utiliser le même support (en l’occurrence le cadre, l’intrigue et le propos du roman d’Eco) mais réécrire sur ce support, avec le langage spécifique à son art, une toute nouvelle œuvre. Etudier Le Nom de la rose le film en ayant en permanence à côté de soi Le Nom de la rose le roman, pour y lister le catalogue des différences voire des trahisons, n’a donc que peu d’intérêt, et pour tout dire, c’est même dans la manière dont le cinéaste est parvenu à s’extraire du matériau original que son film nous paraît le plus riche et le plus abouti.

Sorti en 1980 en Italie (puis en 1982 en France), le roman d’Umberto Eco avait marqué les esprits par sa richesse, et par la façon dont la mécanique de l’intrigue policière s’imbriquait avec des considérations historiques, ésotériques, architecturales ou philosophiques d’une grande précision. Pour mettre en images ce foisonnement, Jean-Jacques Annaud rencontra de nombreuses difficultés.

D’écriture en premier lieu, et les multiples versions du scénario (auquel ont collaboré Gérard BrachAndrew Birkin ou Howard Franklin) attestent du casse-tête que représenta l’impossible défi de restituer la densité d’un tel texte. Si de nombreux aspects de l’ouvrage sont évidemment amoindris, voire évacués, dans l’adaptation cinématographique, on saura gré à Jean-Jacques Annaud d’avoir préservé quelque chose d’essentiel dans l’esprit : une grande rigueur dans la conduite des intrigues policières et historiques, en particulier pour décrire les luttes intestines qui agitaient l’Eglise du XIVème siècle ou pour donner corps à l’horreur que furent les pratiques de l’Inquisition, ici incarnée par Bernardo Gui (F. Murray Abraham confirmant, deux ans après Amadeus, qu’il aura été l’un des plus flamboyants « méchants » des années 80), mais aussi une dimension plus enlevée, orientée vers le feuilleton d’aventures, avec moult fausses pistes, chausse-trappes et portes dérobées. Cette nature malicieuse, presque ludique, déjà présente dans l’écriture parfois codée (1) d’Umberto Eco, est ici notamment assumée par Sean Connery dans le rôle de Guillaume de Baskerville. Dès son nom, qui entremêle Guillaume d’Ockham (philosophe franciscain du début du XIVème siècle, considéré comme précurseur d’une pensée rationaliste, utilisant la science moderne pour s’opposer aux théologies traditionnelles) et Sherlock Holmes (détective connu pour ses capacités d’analyse ou de déduction, ici cité à travers le nom d’une de ses plus célèbres aventures), le personnage principal du Nom de la Rose incarne quelque chose d’une épopée vers la modernité, un chemin vers les lumières d’une Renaissance se profilant à l’horizon des siècles. L’intelligence espiègle ou la sagesse passionnée, de celui qui, trois ans auparavant, incarnait encore James Bond (dans Jamais plus jamais), font ici des merveilles et annonce une inflexion du comédien, dans la deuxième moitié des années 80, vers des rôles où l’assomption de son âge allait encore renforcer son charisme (Les Incorruptibles, La Dernière croisade…).

Annaud se heurta à des difficultés de production ensuite, et le récit que fait le cinéaste des quelques années séparant sa découverte du roman (en 1981, alors qu’il est déjà en préparation de L’Ours) de la sortie du film dans les salles à l’automne 1986, tient en lui-même d’une formidable épopée – voir à ce sujet, par exemple, le passionnant making-of de Sédrik Allani et Julien Godinger réalisé en 2004 pour le DVD Warner. Des revirements de producteurs aux aléas climatiques, des caprices d’acteurs aux dysfonctionnements techniques, de l’impossible quête de l’abbaye idéale à l’édification d’un décor monumental à quelques kilomètres à peine de Rome, il faut surtout retenir l’ampleur du projet, dans son budget comme dans son ambition, rare dans le cinéma européen de son époque. Au crédit du film, et avant même de parler de la qualité de sa « reconstitution historique », il faut probablement insister sur son ahurissant casting de « gueules », chaque second rôle s’imposant par une présence physique particulièrement marquante. Citons, de gauche à droite et de haut en bas, Helmut Qualtinger dans le rôle du cellérier Remigio de Varagine ; Feodor Chaliapin Jr dans le rôle de l'ex-bibliothécaire Jorge de Burgos ; Volker Prechtel dans celui de son successeur Malachie de Hildesheim ; Michael Habeck dans celui de son assistant muet, Bérenger ; Elya Baskin dans le rôle de l'herboriste Severin de Sant'Emmerano ; ou Ron Perlman, une nouvelle fois – après La Guerre du feu – engagé par Jean-Jacques Annaud dans une performance physique dérangeante, en l’occurrence celle du pittoresque bossu Salvatore.



Mais la grande question, décisive, qui préoccupa Jean-Jacques Annaud dans son adaptation du roman d’Umberto Eco fut celle de la mise en images cinématographiques, donc de la mise en mouvement, du Moyen-Âge. Umberto Eco s’était évidemment largement inspiré de toute l’iconographie associée au XIVème siècle occidental dans l’élaboration de son œuvre, mais la littérature lui offrait une latitude infinie dans la description de la vie au cœur de l’abbaye. Pas le cinéma. Car si les enluminures d’époque décrivaient la tenue ou certaines actions menées par les moines, elles ne disaient pas comment ceux-ci se déplaçaient, comment ils parlaient, comment ils se comportaient les uns par rapport aux autres, et ce sont tous ces interstices qu’il fallait combler, une continuité qu’il fallait créer à l’image, presque ex-nihilo. Animé par la volonté d’être le plus rigoureux possible et par sa propre passion pour l’histoire médiévale, Jean-Jacques Annaud réunit, autour de l’historien médiéviste Jacques Le Goff, une équipe de conseillers historiques (dont, par exemple, l’éminent Michel Pastoureau), pour leur soumettre la multitude de questions qui l’animent, qu’elles concernent le protocole abbatial, la forme des objets quotidiens ou la couleur des cochons…

Le résultat, à l’écran, est passionnant. En premier lieu, par l’excellence du travail accompli : le fait que l’attention des spécialistes se soit par exemple focalisée sur la présence d’une vierge à l’enfant anachronique traduit, par contraste, le réalisme d’à peu près tout le reste. Une autre raison, non moindre, tient au fait que, sur plusieurs points, Jean-Jacques Annaud n’a pas tenu compte de l’avis de ses conseillers historiques, et s’en est tenu à sa propre vision, à son palimpseste. Le Nom de la Rose, le film, propose ainsi une vision du Moyen-Âge extrêmement uniforme (d’un point de vue chromatique notamment), un Moyen-Âge plutôt marron, plutôt sombre et plutôt sale – en particulier pour le village situé aux abords immédiats de l’abbaye – et cela appelle plusieurs remarques.

La première est que cette vision du Moyen-Âge rentre largement en opposition avec celle que le cinéma avait proposé jusqu’alors, que l’on pense au Technicolor des productions issues des studios hollywoodiens (Les Aventures de Robin des Bois de Michael Curtiz, Ivanhoé de Richard Thorpe, Les Vikings de Richard Fleischer, Le Cid d’Anthony Mann), à l’ascétisme des visions bressoniennes ou bergmaniennes, ou aux excentricités des plus récentes propositions arthuriennes (Perceval le Gallois d’Eric Rohmer date de 1978, Excalibur de John Boorman de 1981)… La deuxième remarque est que, presque immédiatement, cette vision va s’imposer à l’inconscient collectif, et que pour des décennies à venir, une grande partie des représentations cinématographiques du Moyen-Âge vont opter pour ce simili-naturalisme (qui n’en est donc pas un), à tel point que les médiévistes s’efforcent aujourd’hui de lutter contre ce qui est devenu un cliché formel.

Ces remarques ne visent pas à transformer rétrospectivement l’une des plus grandes qualités du film de Jean-Jacques Annaud (la cohérence absolue de sa proposition formelle) en un quelconque reproche : au contraire, elles cherchent à insister sur la manière dont Jean-Jacques Annaud est parvenu à faire du cinéma, à créer de l’image pure, à partir d’un support littéraire qu’on prétendait inadaptable. Deux exemples supplémentaires pour soutenir cette affirmation : pour une grande partie du public ayant découvert Le Nom de la Rose au moment où il se doit (c’est-à-dire durant l’adolescence), qu’est-il resté du film après sa découverte ? Ce ne sont, gageons-le, ni les débats théologiques, pourtant passionnants, sur la pauvreté du Christ, ni le très puissant enjeu dramaturgique autour du Volume 2 de la Poétique d’Aristote – tout ça, on peut y revenir, à volonté, à l’âge adulte. Ce qui reste, ce sont des images.

L’image de la bibliothèque interdite, ce labyrinthe qu’Umberto Eco avait pensé en deux dimensions (tout en horizontalité) et que Jean-Jacques Annaud transforme, par la magie de ses prises de vue et de son montage, en un vertige topologique tridimensionnel renvoyant aux escaliers infinis de Maurits Cornelius Escher.


Mais aussi, incontestablement, l’image de la nudité de « la fille », incarnée par Valentina Vargas, qui fait découvrir au jeune Adso de Melk les plaisirs de la chair. La scène peut être vue comme une concession à une forme d’érotisme alors en vogue, au milieu des années 80, mais outre qu’elle aura suscité comme peu l’émoi d’un grand nombre de spectateurs (ce texte fait modestement office de témoignage), elle acte une différence d’intention majeure entre Annaud et Eco, et dévoile un peu le mystère derrière le titre énigmatique des deux œuvres.

On sait désormais que le roman d’Umberto Eco avait failli s’appeler L’Abbaye du crime (titre trop axé roman policier qu’Eco avait retoqué) ou Adso de Melk (titre trop peu parlant, refusé par l’éditeur), et le choix du titre final avait correspondu à un mélange de plusieurs raisons : si l’écho partiel avec le Roman de la Rose, œuvre poétique en vers ayant rencontré un grand succès au XIIIème siècle, ne déplaisait pas à Umberto Eco, ce dernier aimait surtout le fait que « la rose » soit une figure symbolique tellement chargée de signification, tellement nimbée de mystère, qu’on pouvait finalement lui faire dire à peu près ce qu’on voulait.

Il avait tout de même placé en conclusion de son œuvre un vers latin, repris par Annaud, qui donnait un éclairage particulier au titre : Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus (C’est par son nom que la rose d’hier demeure, nous ne conservons d’elle que son nom pur et simple), adage qui suggère autant l’évanescence des choses tangibles que l’utilisation du mot, du verbe, pour en perpétuer le souvenir, en assurer la transmission. Un des enjeux forts du livre comme du film, ce qui constitue en quelque sorte le mobile des meurtres, ce n’est pas la rose mais le nom de la rose, c’est-à-dire la détention et la conservation du savoir contenu dans les ouvrages de la bibliothèque. En ce sens, l’opposition entre le bibliothécaire Jorge et Guillaume de Baskerville est symbolique de celle entre un obscurantisme médiéval où le savoir est tenu captif et le courant humaniste propre à la Renaissance, avec une circulation et une transmission plus ouverte des connaissances.

Mais chez Jean-Jacques Annaud, avec la place plus importante accordée à « la fille », l’adage latin mentionné ci-dessus s’enrichit d’une lecture supplémentaire : de l’émotion suscitée par sa rencontre fugace avec cette jeune villageoise sans nom, Adso de Melk conserve au cœur une trace indélébile, qu’il entreprend, une fois devenu un vieil homme, d’offrir à l’éternité. « Cependant, à présent que je suis devenu vieux, très vieux, je dois confesser que de tous les visages du passé, celui que je revois le plus distinctement est celui de cette fille, à laquelle je n'ai jamais cessé de rêver... Pendant toutes ces longues années, elle fut, le seul amour terrestre de ma vie. Pourtant, je ne savais, et jamais je ne sus... son nom. » Avec ces quelques mots finaux, énoncés en voix-off après qu’à l’écran nous ayons assisté à un adieu muet dans la brume, Adso devient le héros d’un autre récit, sous-jacent, qui laisse place à la sensualité ou à la sensibilité. Pour Annaud, bien plus que pour Eco, Le Nom de la rose était une histoire d’amour, qui s’adressait autant à nos cerveaux ou à nos yeux qu’à nos cœurs.

(1) Dans Le Nom de la Rose, Umberto Eco entremêle des figures historiques avérées (quitte à trahir un peu leur existence, par exemple Ubertin de Casale) avec de purs personnages fictionnels, dont les noms constituent parfois des indices : outre Guillaume de Baskerville, citons Jorge de Burgos, bibliothécaire aveugle qui renvoie explicitement à Jorge Luis Borges, écrivain ayant perdu progressivement la vue, et auteur entre autres de La Bibliothèque de Babel. Le film se permet un rapide clin d’œil du même ordre, absent du roman, lorsque Guillaume de Baskerville s’émerveille devant un ouvrage commenté par « Umbertus de Bologne », Eco étant à l'époque professeur dans la cité émiliano-romagnole.

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Par Antoine Royer - le 8 juillet 2024