L'histoire
Quelque part dans un village d'Amérique du Sud, des hommes ayant fui leur passé croupissent en attendant une illusoire échappatoire. Quand un puits de pétrole exploité par une société américaine prend feu à quelques centaines de kilomètres de là, l'occasion se présente enfin : quatre d'entre eux devront, contre une importante rémunération, acheminer deux camions chargés de nitroglycérine jusqu'au puits, afin d'y étouffer le feu. Mais la dangerosité de la cargaison comme de la route rend la mission particulièrement périlleuse.
Analyse et critique
Après trois premiers longs métrages exemplaires (pour ne pas dire parfaits) mais dans lesquels le verbe prédominait largement, Henri-Georges Clouzot chercha à se renouveler, et entama une période de mutation. Manon, inspiré de l’Abbé Prévost, témoignait, notamment dans sa dernière partie, de cette volonté d’évoluer, assez audacieuse à défaut d’être tout à fait accomplie : Clouzot cherchait alors de nouvelles formes d’expression, et sa participation au film à sketchs Retour à la vie ou son incursion (anodine) dans la comédie (Miquette et sa mère) en témoignèrent également à leur manière. Le Salaire de la peur marque en quelque sorte une forme d’aboutissement de la démarche : en réalisant un film de pure forme, qu’aucun de ses travaux antérieurs ne pouvait permettre d’anticiper, Clouzot achevait une première mue. Le roi des mots était devenu également un maître de l’image.
Pour autant, l’accouchement se fit dans la douleur et la mise en œuvre fut pour le moins laborieuse et mouvementée. Initialement, le film devant faire suite à Miquette et sa mère est Brasil, un projet ambitieux et un peu fou de journal de voyage filmé au cœur du pays de sa nouvelle épouse Vera, à laquelle il s’est uni au début de l’année 1950. Sur place, le projet se heurte à des difficultés logistiques, techniques ou administratives - sans compter la démesure géographique d’un pays grand comme un continent. Après dix semaines d’efforts, Clouzot prend la décision d’annuler le film et de rapatrier son équipe : « Je ne rapporte aucun film, tout juste un scénario et des souvenirs, mais des souvenirs si surprenants qu’ils compensent le chagrin de l’échec », écrit-il en préambule du Cheval des dieux, le livre qu’il tirera de l’expérience.
De l’aventure de Brasil autant que de l’amour - ou de la fascination - qu’il éprouve alors pour la si complexe Vera, Clouzot tirera un attachement particulier au continent sud-américain, exotique et mystérieux. Dès lors, quand Pierre Lazareff lui parle du roman de Georges Arnaud, publié courant 1950, son intérêt est inévitablement attisé. La personnalité elle-même de l’auteur avait de quoi chatouiller la curiosité perverse de Clouzot : accusé d’un triple crime familial d’une grande sauvagerie (son père, sa tante et une domestique, massacrés à la serpe) et finalement acquitté après dix-neuf mois de procédure, Arnaud avait filé au Venezuela, où il était devenu chercheur d’or, contrebandier, chauffeur de camions... De cette dernière expérience, il s’était nourri pour écrire un roman d’une grande violence, qui captive immédiatement Clouzot au moins autant pour ce qu’il raconte que pour les perspectives formelles qu’il y envisage. Aidé de son frère Jean (crédité au générique sous le pseudonyme de Jérôme Geromini), Clouzot accouche d’un script de près de 400 pages, infiniment moins dialogué que ses travaux antérieurs.
Surtout, Clouzot veut tourner en décors réels, à une époque (dix ans avant la Nouvelle Vague, par exemple) où l’essentiel d’un film, y compris les extérieurs, se tourne en studio. Il se fixe d’abord sur l’Espagne, avant qu’un accrochage avec le couple Montand-Signoret (qui refuse de cautionner la dictature franquiste) ne le mène à se rapatrier en Camargue, près du village de Saint-Gilles. Là, l’équipe chargée du décor travaille d’arrache-pied pour construire Las Piedras dans les moindres détails (jusqu’aux noms des défunts seront gravés sur les pierres tombales, pourtant invisibles à l’écran). Mais à la fin de l’été 1951, des pluies torrentielles s’abattent sur le sud de la France, et pendant plus d’un mois, Clouzot ne peut que regarder son décor s’éroder et ses équipes trépigner dans leurs chambres d’hôtel. En novembre, seules 35 minutes de film (l’introduction au village) ont été tournées, et la production est ruinée. Le tournage s’interrompt jusqu’à ce que, six mois plus tard, Georges Loureau prenne le relais de Raymond Borderie et relance la production. En juin 1952, les prises de vues des séquences faisant intervenir les camions débutent enfin : chacune, tournée dans des conditions réelles, représente un défi logistique autant qu’une prise de risque considérables (deux soldats du 7ème Régiment du Génie d’Avignon, sollicité pour des travaux d’acheminement ou de construction, se noieront accidentellement). Le tournage, éprouvant et tumultueux, se poursuit jusqu’en novembre 1952 : près de seize mois après ses débuts, le film est enfin en boîte. Présenté au Festival de Cannes 1953, il reçoit le Grand Prix (qui ne s’appelait pas encore la Palme d’Or), ainsi que l’Ours d’Or du Festival de Berlin ou le Prix Méliès (remis par le syndicat français de la critique). Quelques décennies après son tournage, le film est désormais largement considéré comme un classique. Il le mérite : œuvre d’aventure épique, porté par une vedette de music-hall (Yves Montand) au faîte de sa gloire, il s’agit d’un remarquable film populaire, tout en étant simultanément l’un des travaux formels les plus singuliers et les plus ambitieux de son génial réalisateur. Tâchons ici d’en étudier quelques-unes des spécificités.
La première est structurelle, et ce tant au niveau de l’intrigue que de la narration : sur le premier point, le film repose sur une construction étonnante, avec une installation extrêmement longue (plus d’une heure dans le village avant le départ des camions), qui participe à la mise en place d’une atmosphère moite, étouffante, purgatoriale : à Las Piedras, la tension provient au moins autant des rapports conflictuels entre les personnages (Mario et Linda, Mario et Jo, Jo et Luigi...) que de la sensation qu’il s’agit d’insectes (penser au tout premier plan du film) se débattant dans la boue en croyant - les fous ! - qu’il leur sera possible de s’en extraire. La vocation de cette première partie est donc de montrer à quel point, écrasés de soleil et d’inactivité, ces hommes seront prêts à tout pour trouver une issue, jusqu’à accepter la mission la plus absurde et la plus kamikaze qui soit.
Ensuite, une fois les camions partis, on demeure surpris par l’audace, la modernité et l’efficacité de la construction en paliers : la bambouseraie obscure ; la route de tôle ondulée ; le ponton des abymes ; le rocher obstrueur ; le cratère de pétrole... tant de « niveaux » à surmonter, comme dans les jeux vidéos primitifs des années 80, où la moindre erreur de parcours déclenchait un funeste « game over ». Dans Le Salaire de la peur, la mort rôde, omniprésente, et c’est finalement quand on s’y attend le moins qu’elle surgit le plus violemment : les quatre chauffeurs sont des morts-en-sursis, et si l’un d’entre eux parvient finalement à atteindre le but, c’est pour mieux être rattrapé, quelques instants plus tard, par une impardonnable faute d’inattention.
La force structurelle du film provient également, donc, des procédés de découpage ou de montage utilisés par Clouzot pour charger son récit de tension : peu de mouvements de caméra, un montage sec et vif, et une manière constante d’envisager les plans et leur arrangement comme les accords fondamentaux de sa mélodie du suspense. Toute la séquence préparatoire à l’explosion du rocher, à cet égard, est un modèle du genre : entre l’émergence de l’idée dans l’esprit de Bimba (que Clouzot nous suggère via une inscription sur le camion) et l’explosion en elle-même, il s’opère plus de douze minutes quasi-muettes, qui reposent essentiellement sur l’articulation entre les actions de chacun et la traduction visuelle de leur appréhension ou de leur inquiétude. Des objets aussi anodins qu’une bouteille thermos, un marteau ou une boîte d’allumettes se chargent alors d’une tension inimaginables et, pour tout dire, à la limite du supportable. Ce dernier point nous permet, au passage, d’insister sur la science du détail d’Henri-Georges Clouzot, qui parvient dans ce film à dire beaucoup par le biais d’inserts sur des objets soudain chargés d’une signification bien plus forte que celle conférée par leur fonction initiale : pensons au mouchoir de Luigi ou à la cigarette retrouvée près du cratère...
Enfin, le récit a ceci de fascinant qu’il se concentre sur une entreprise, sinon vouée à l’échec, en tout cas fondamentalement irraisonnable et absurde. Tant d’efforts pour qui, pour quoi ? Certainement pas pour l’entreprise pétrolière qui exploite la région (O’Brien, l’Américain, dont on devine qu’il poursuit avec la façade de la respectabilité économique ses pratiques de gangster d’autrefois, sans aucun respect pour la vie des autres... alors, pour pouvoir fuir ? S’échapper ? Mais la mort n’est-elle pas, pour eux, l’échappatoire ultime ? Bien plus qu’un récit d’aventure picaresque, Le Salaire de la peur possède un sens de l’épique et du tragique liés à la condition humaine qui a de quoi laisser pantois. Ces hommes perdus n’ont plus rien (pas même de passé !) sinon leur capacité d’agir... alors ils agissent. A cet égard, le processus d’identification à l’œuvre dans Le Salaire de la peur n’est pas tant pour les personnages que pour ce à quoi ils sont soumis : une idée de la fatalité, et de la futilité de l’existence humaine.
En ce sens, Le Salaire de la peur est moins un film de personnages (et ce même si on apprécie, là encore, tout ce que Clouzot parvient à suggérer, par exemple, du personnage de Bimba, sans jamais vraiment rien en dire) qu’un film de concepts, voire plus précisément, un film de contraste de concepts : le courage et la peur ; la dignité et la honte ; la force et la faiblesse ; l’amitié et la discorde ; l’espoir et la désespérance... cette idée centrale du contraste régissant également, en grande partie, l’anatomie formelle du film, entre par exemple ces jours brûlés de soleil et ces nuits sombres traversées par la lumière des phares ou les flammes des derricks en feu...
Quelques décennies plus tard, il se trouvera probablement des spectateurs contemporains pour déplorer le manque de crédibilité ou du point de départ ou des agissements des personnages. De notre point de vue - et au-delà du fait que le film traduit une réalité d’exploitation économique dans des territoires sous-développés particulièrement pertinente dans les années 50 - cette forme d’irréalisme consolide la portée du film, en renforçant sa nature de conte existentialiste : l’important n’est pas tant d’y croire que de ressentir (derrière la mécanique, la dimension organique du film, en particulier dans sa dernière partie, est particulièrement palpable) ce que le film traduit de notre condition à tous. En tout état de cause, ce film ample et complexe demeure l’un des plus précieux diamants noirs de l’histoire du cinéma français.
DANS LES SALLES
retrospective clouzot
DISTRIBUTEUR : les acacias
DATE DE SORTIE : 8 novembre 2017