L'histoire
Ayant débuté sa carrière comme simple manutentionnaire sur le port de la Rochelle, François Cardinaud (Jean Gabin) est devenu au fil des années, et à force de travail, l’armateur le plus puissant de la région. Il a pris pour épouse Marthe (Monique Mélinand), issue d’un milieu très pauvre. Derrière l’hypocrisie à son égard, au vu de son enviable situation, Cardinaud n’est en fait apprécié de personne : ni par les notables de la ville, qui à cause de ses origines ne le reconnaissent pas comme faisant partie de leur bonne société rochelaise et qui le méprisent en cachette ; ni par ses anciens collègues, qui lui vouent une jalousie et une rancœur qui éclatent au grand jour lorsque l’on apprend que madame Cardinaud a quitté la maison familiale pour aller rejoindre l’un de ses amants de jeunesse, Mimile, un garçon pourtant peu fréquentable qui vient juste de rentrer d’Afrique. Les moqueries et quolibets vont bon train à l’encontre du mari bafoué mais rien ne semble démonter Jean lorsqu’il décide de partir à la recherche de sa femme, qu’il comprend enfin avoir négligée pour son travail...
Analyse et critique
A plusieurs reprises déjà, il m’est arrivé de raconter que durant l’adolescence, à la fin des années 70, grandement influencé par mes lectures de revues de cinéma, je me plaisais à dénigrer Gilles Grangier et, à l’instar des réalisateurs de la Nouvelle Vague - et notamment François Truffaut - dont c’était l’une des bêtes noires au sein des articles qu’ils écrivaient pour dénoncer la médiocrité de la fameuse "qualité française", je le considérais alors comme un tâcheron. Même des journaux de télévision aussi "respectables" que Télérama s’étaient engouffrés dans ce créneau et, au vu de leurs notules, on pouvait en conclure que la filmographie de Grangier pouvait se résumer en des films assez vulgaires, un "cinéma de papa" trop mauvais pour être capable de captiver ou intéresser une quelconque "élite cinéphile". Entre-temps, et en y regardant de plus près, j’en suis arrivé comme beaucoup à la conclusion que ce cinéaste se révélait être somme toute un excellent artisan du cinéma populaire - au sens noble du terme - qui se mettait totalement au service de ses scénaristes et de ses acteurs. Il n’est donc pas inutile de le redire et d’en remettre une couche pour effacer la mauvaise réputation totalement injustifiée qu’on lui avait faite. Car lorsque Grangier recevait entre les mains de bonnes histoires à mettre en scène, le plaisir était très souvent de la partie grâce à la sûreté technique de sa réalisation, à sa formidable capacité à restituer une atmosphère, au choix de ses comédiens et au soin apporté à ses plans en extérieurs.
Le Sang à la tête en est un exemple éclatant, non seulement l’un des sommets de son œuvre mais également l’une des meilleures adaptations de Georges Simenon parmi la cinquantaine de films concernés (dont le très bon La Marie du port de Marcel Carné déjà avec Gabin et à l’atmosphère et aux décors portuaires assez proches), mais aussi tout simplement l’un des meilleurs films français des années 50. Un film qui venait dans la filmographie de Grangier juste après Gas-oil qui avait été la première collaboration entre Jean Gabin et Michel Audiard ; un travail en commun qui allait se poursuivre longtemps et se révéler aussi fructueux que savoureux. Audiard, Gabin et Grangier allaient donc immédiatement se retrouver en 1956 pour cette appropriation du Fils Cardinaud de Simenon, nous livrant une adaptation bien supérieure au roman malgré une fin totalement différente, bien plus optimiste et chaleureuse ; puis en 1957 pour le très bon polar Le Rouge est mis, ou encore en 1958 pour le très estimé Le Désordre et la nuit, tout cela en seulement quatre années consécutives. Quant à la seule cuvée 1956 pour Jean Gabin, quel grand cru ! Jugez plutôt : outre ce Grangier de haute volée non moins que Des gens sans importance d'Henri Verneuil, Voici le temps des assassins de Julien Duvivier et La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara - on pouvait difficilement faire mieux ! D’autres réussites de Grangier suivront dans les années 60 dont le célèbre Cave se rebiffe encore et toujours avec Jean Gabin, son magistral acteur de prédilection qui trouvait l’occasion au sein du Sang à la tête de continuer à opérer une sorte de douce transition en nous dévoilant une autre facette de son large registre, moins sombre et un peu plus détendue qu’auparavant, à mi-chemin entre d'un côté les prolétaires et les gens du peuple des années 30 et de l'autre les flics et les hommes bourrus un peu plus stéréotypés de sa fin de carrière.
Tout comme le précédent (Gas-oil), le film qui nous concerne ici s’avère extrêmement efficace dans la conduite carrée de son récit et sa formidable direction d'acteurs ; de son côté, sa sobre mise en scène ne démérite pas, ne cherchant pas nécessairement à se faire voyante malgré des images superbes de la Rochelle et de ses alentours. L’intrigue est simple et linéaire, les auteurs ne déviant jamais de leur ligne directrice, ne digressant à aucun moment. Un couple de La Rochelle : d’un côté un ancien débardeur du port devenu en quelques années l’un des armateurs les plus importants de la ville, qui a épousé une fille de milieu plus que modeste ; de l’autre donc sa femme, Marthe, qui s’ennuie dans cette vie bourgeoise dans laquelle elle ne peut même pas s’occuper de ses enfants confiés à une gouvernante, et qui se sent un peu délaissée par son mari occupé par son travail quasiment 24 heures sur 24. Elle décide, un jour, de quitter la maison pour rejoindre l’un de ses amants de jeunesse. Une nouvelle qui réjouit la plupart des habitants de la ville, jaloux de la réussite de Cardinaud ; aussi bien la bourgeoisie rochelaise qui n’a jamais admis dans leur cercle ce couple de "parvenus" issu des couches sociales les plus basses ; ses propres parents qui lui ont toujours fait le reproche de s’être éloigné de ses origines par sa réussite ; ses associés qui n’ont pas digéré lui être redevables - lui qui les a autrefois sauvés de la faillite - et qui depuis rêvent de l’humilier à leur tour ; et enfin ses anciens collègues jaloux de son ascension et de sa situation, le prenant ainsi pour un "traître" aux classes défavorisées. Tous se réjouissent de l’infortune de Cardinaud, du fait qu’il soit ainsi bafoué et fait cocu au grand jour. Tous y compris la tutrice de ses enfants qui, calculatrice, aimerait beaucoup profiter de cette opportunité pour succéder à Marthe, ou encore ses beaux-parents qui craignent ne plus pouvoir demander de l’argent à leur gendre.
[Attention spoilers] Du plus bas au plus haut de l’échelle sociale, de nombreux habitants savourent donc sa déchéance et s’en frottent les mains car ils ne supportent pas un tel parcours allant à l’encontre de l’ordre établi. Il y a peu de monde à sauver au sein de cette histoire mais ce n’est pas pour autant que les auteurs en font un film trop sombre ; le finale diffère d’ailleurs de beaucoup de celui nihiliste du roman. Malgré le cynisme, la petitesse, la lâcheté et la méchanceté de beaucoup (dont le personnage de Titine, la mère de l‘amant de Marthe, poissonnière grande gueule d’une vulgarité pittoresque jouée avec truculence par Georgette Anys : « Sans l'invention des sulfamides, elle nous vérolait toute la Charente » dit-on d’elle à un moment donné), on trouve parfois chaleur, justesse et compassion dans la description précise de ce milieu vivant de la pêche. Parmi les seconds rôles, outre Anys, nous trouvons Monique Melinand, très touchante dans le rôle de l’épouse adultère dont on arrive très bien à comprendre les motivations (d’ailleurs son mari en arrivera aussi à se remettre en question rapport au fait qu’elle l’ait trompé), Paul Frankeur dans la peau d’un capitaine de cargo parti à la recherche de Mimile (l’amant) pour lui faire la peau après que celui-ci l’a dénoncé à la police pour des trafics, Renée Faure dans le rôle de la gouvernante essayant de séduire son patron en espérant prendre la place de l’épouse fugueuse (ce à quoi elle ne parviendra pas, se prenant en pleine figure une réplique cinglante de Cardinaud : « Je vous paye pour vous occuper des enfants, pas pour m’en faire »), Florelle dans celui de la mère de Marthe, Henri Crémieux incarnant l’associé odieux, ou encore Claude Sylvain dans le rôle de la fille de Titine qui se prostitue.
Le dernier quart d’heure quitte la ville de la Rochelle et nous embarque à bord du bac qui nous conduit sur l’Ile de Ré ou l’intrigue se dénouera par une merveilleuse séquence de pardon et de retrouvailles, le mari ayant parfaitement compris ne pas avoir apporté à sa femme le bonheur tout simple qu’elle attendait : « Pendant douze ans on a fait chambre commune mais rêve à part. Maintenant on va essayer de refaire le parcours ensemble, tous les deux et peinards, comme si on passait le permis. » Audiard - dont c’était parait-il le film préféré auquel il avait collaboré - trouve ici le parfait équilibre entre gouaille, mots d’auteur et naturel ; ses dialogues incisifs se révèlent réjouissants de bout en bout (un dernier exemple pour la route : « L'argent ne fait pas le bonheur, mais vivre dans la merde non plus » rétorquera Cardinaud à un membre de sa famille). Dans ce drame dont la thématique principale est, plus que l’adultère, la haine de l’ascension sociale, Gilles Grangier se paie ici le culot de faire un film - à l’intrigue pourtant très mince - plus prenant que le roman qu’il adapte et parvient à merveille à retranscrire le contexte, l’atmosphère et le milieu qu’il décrit, typiques du romancier, passant parfois par un aspect réaliste proche du documentaire tout à fait passionnant et réussi (toute l’activité portuaire de la vente à la criée aux enchères sur le port, le bac menant à l’île de Ré...)
Signalons enfin la très belle photo d'André Thomas et la musique dans la mouvance de Maurice Jaubert d’un certain Henri Verdun. Si le film a fait un bide à sa sortie, les spectateurs ne souhaitant sûrement pas voir un Gabin cocu et humilié, il est temps de lui redonner la chance qu’il mérite d’autant plus que son interprète principal est impérial de sobriété, tout comme le personnage d’homme isolé et conspué qu’il incarne est tout en dignité et sensibilité. De la très belle ouvrage que ce film d’atmosphère ; il aurait en effet été bien dommage que le carré d’as constitué par Simenon, Grangier, Audiard et Gabin n’aboutisse pas à une telle réussite !