L'histoire
David s’échappe de la section médicale d’un établissement pénitencier après avoir étranglé à main nu un infirmier. Après un passage à Paris, persuadé qu’il est poursuivi, il se rend en Ardèche pour se cacher dans une bergerie abandonnée. Il fait sur place la connaissance de Thomas et Julia, un couple qui vit dans un manoir isolé et délabré. Ils invitent David à passer quelques jours chez eux, et petit à petit, la confiance s’installe entre le fugitif et le couple, particulièrement avec Thomas, qui a soif d’aventure. Bientôt, Thomas propose à David, de le faire passer en Espagne.
Analyse et critique
Le thriller paranoïaque a été, durant les années 60 et 70, une forme importante du cinéma américain, dans la foulée notamment du triptyque signé par John Frankenheimer au début de la période (Un Crime dans la tête, L’Opération diabolique et 7 jours en mai) avec des points culminants mémorables, tels que Les Trois jours du condor. Le mouvement décrit une société dominée par des groupes de puissance obcurs qui agissent à leur guise, pouvant menacer, pourchasser, et écraser quiconque, faisant peser une menace potentielle sur n'importe quel individu. Le genre est souvent urbain, mettant en scène un personnage a priori sans histoire pourchassé ou utilisé contre son gré. Faisant écho à l'atmosphère de son époque, le genre va infuser d’autres cinémas, notamment en France, où l’on peut citer I comme Icare, qui se place directement, et avec succès, dans les traces de ses modèles d’outre Atlantique. C’est dans ce mouvement que s’inscrit Le Secret, mais en s’inscrivant cette fois radicalement dans une tradition française et dans le style de son réalisateur, Robert Enrico. A l’origine du film, il y a l’adaptation d’un roman de Francis Ryck, Le Compagnon indésirable, un auteur qui apparaît régulièrement aux génériques de films français, comme pour Le Silencieux un an plus tôt, et le récit fonctionne selon une mécanique classique, mettant en scène un homme qui se pense poursuivi par une entité indéfinie et pour des raisons inconnues. Ici il s'agit de David, prisonnier au début du film et qui va s'échapper. Il se prétend menacé par l'état car il en sait trop. Il pourrait tout aussi bien être un criminel banal. Le spectateur ne le sait pas.
Si Enrico reprend ainsi le fond du thriller paranoïaque, il en abandonne la forme classique, hormis peut-être pour la scène d’ouverture, assez frappante, qui nous fait parcourir les couloirs d’un hôpital-prison cauchemardesque, qui évoque plus les couloirs de la ligne Maginot que ceux d’un établissement pénitentiaire standard. Nous y rencontrons David, un prisonnier qui va rapidement tuer violemment, et de sang-froid, l’infirmier qui le visite pour s’échapper du bâtiment gris et menaçant. Après un court détour par Paris, Le Secret se transporte dans les vastes paysages ardéchois. Après quelques minutes, plus d’enfermement physique, plus d’oppression urbaine. Nous quittons le décor typique du genre pour le grand air et la campagne française. Pourtant, la première moitié du film fonctionne bien comme un huis clos, créé par l’isolement du manoir du couple formé par Thomas et Julia, et bien sûr par la paranoïa de David. Dans un décor paradisiaque, les relations entre les trois personnages se construisent, et David transmet sa peur et sa folie au paisible couple. Elle construit pour le spectateur la psychologie des personnages, dont nous ne connaîtrons jamais le passé, et qui s’exprimera pleinement dans la seconde moitié du film, qui ressemble plutôt à un road trip. Nous quittons l’Ardèche pour un voyage vers Mimizan, point de départ d’un passage vers l’Espagne que propose Thomas à David. Nous nous retrouvons devant un film d’aventures, avec une soif de grands espaces classique chez Enrico, qui fait parler son goût des extérieurs.
Entre les deux parties, le film change. L’équilibre du récit bascule, avec d’abord un couple d’un côté et David de l’autre, et ensuite plutôt un duo masculin d’une part et une femme de l’autre part. C’est le partage du vin et du jambon entre Thomas et David lors de la dernière nuit au manoir qui scelle la confiance entre les deux hommes, dans un film qui en compte si peu, alors que le couple a fui la vie parisienne et que David est en cavale, cherchant à échapper à une menace impalpable. Alors que l’on sent une complicité profonde entre Julia et Thomas dans la première partie du récit, elle se déplace dans une amitié virile, et presque enfantine, entre les deux hommes qui vont partir à l’aventure, un goût évoqué par Thomas lors des premières scènes, et que David a éveillé. Devant un homme paranoïaque et son mari « contaminé » par cette folie, Julia est la seule à conserver un comportement rationnel, des réactions normales. Ainsi, avant d’être un film dénonçant une oppression économique, criminelle ou politique invisible mais constante, comme beaucoup de films du genre, qui plane sur l’ensemble de la société, Le Secret en décrit l’impact indirect mais violent sur la vie de gens normaux, protégés a priori de cette menace par leur isolement, par une vie simple et proche de la terre, et dont l’équilibre va être bouleversé par l’arrivée d’un homme, victime ou fou, qui va mettre mal ce qui ressemblait pourtant à un bonheur solide, et qui s’avère finalement fragile. Enrico rend ainsi son récit plus troublant pour le spectateur : même si nous ne sommes pas traqués par un système dangereux, même si nous faisons ce qu’il faut pour en être protégé, nous pouvons en être la victime. Que la menace soit réelle ou non, que David soit un aliéné ou une victime du système, chacun peut voir sa vie bouleversée.
Cette mécanique est nécessairement encore plus forte si l’incertitude reste totale quant à la vérité. Et l’écriture est une parfaite réussite en ce point. La dernière scène mise à part, le film fonctionne totalement avec les deux lectures : David est un fou paranoïaque ou la société menace tout un chacun. Jamais cette menace n’est désignée de manière claire. Il y a bien une spectaculaire opération militaire en Ardèche devant le manoir de Thomas et Julia, mais nous apprenons qu’il s’agit d’un banal entrainement. Les barrages routiers sont nombreux, mais on recherche a priori un autre fou, ce que confirment les journaux. La description que l’on fera de David au frère de Julia, au ministère de l’intérieur, correspond d’ailleurs exactement à ce que nous avons vu. Un malade, criminel finalement banal, que l’on recherche mais qui ne nécessite pas la mobilisation d’un état. Mais s’ils sont expliqués, ces événements sont pourtant filmés, ils existent, renforçant le doute du spectateur. Un doute qui porte même sur ce qu’a subi David. La torture dont il a été victime, nous ne la connaissons que par les flashbacks, ils sont dans la tête de David, réels ou fantasmés. Il a bien tué, avec une force et une volonté impressionnante, un infirmier en l’étranglant à main nue. Il peut donc être un criminel dangereux ou un innocent se défendant de toutes ses forces. D’un bout à l’autre, coexistent une société menaçante, et un individu – donc tous les individus – menaçant.
[ATTENTION : LE PARAGRAPHE SUIVANT RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS DÉCISIFS DE L’INTRIGUE]
Evidemment, la scène finale casse le doute, met un terme à cette ambigüité, lorsqu’après avoir abattu David, qui peut encore être un criminel de droit commun, le commando en fait de même avec le couple, et que nous voyons le frère de Julian emprisonné. Pourtant, entre temps, David a encore tué, un forestier, qui était malgré tout probablement innocent. S’il y a bien une société menaçante, lui était probablement fou également, ou l’est devenu. Ce sont deux choses qui coexistent, la société crée la paranoïa individuelle, la folie individuelle engendre une société paranoïaque. C’est, d’une certaine manière, David qui a tué Thomas et Julia, en suscitant leur compassion et leur amitié. Le Secret décrit un mécanisme complet, qui s’autoalimente. On pourrait regretter cette conclusion, comme certains critiques et même les trois acteurs principaux du film, on pourrait être déçu que le récit ne maintienne pas son ambivalence jusqu’au bout, mais il est important d’aller au bout du récit, pas pour le personnage de David, mais pour le couple Thomas-Julia. Leur mort est la seule conclusion logique à leur parcours, une échappée qui a commencé avant le film, lorsqu’ils ont quitté Paris comme on l’apprend dans un dialogue, et qui se poursuit à leur départ d’Ardèche, qui est une fuite de la routine, surtout pour Thomas, qui change quand il rencontre David qui a éveillé, comme le dit Julia, le goût de Thomas pour l’aventure. Peu importe finalement ce qu’était réellement David, c’est l’effet de sa trajectoire sur les autres personnages qui compte et qui ne peut que mener à une issue tragique. On peut aussi formuler une autre hypothèse : Thomas et Julia ne sont-ils pas abattus pour eux même, en plus d'un fou qui passait par là ? N’étaient-ce pas eux qui détenaient un secret. Le film ne révèle pas plus le passé du couple que celui de David, ainsi la conclusion si elle parait donner une vérité, ne lève en aucun cas le voile sur les secrets du film et sur la réalité complète des évènements. Au contraire, il crée même un nouveau doute, sur des personnages qui semblaient pourtant jusque-là sans la moindre ambiguïté.
[FIN DES RÉVÉLATIONS]
Le Secret s’inscrit dans l’excellence du cinéma des années 70. Un de ses meilleurs cinéastes s’attaque à un genre codifié pour en faire une œuvre personnelle et singulière. Il met en scène trois des plus grands acteurs du moment, au faîte de leur carrière. Dans le rôle de Thomas, Philippe Noiret exploite toute la sympathie qu’il inspire, et rend criant de vérité cet anarchiste bon vivant fuyant la frénésie urbaine. En David, Jean-Louis Trintignant joue parfaitement de son ambiguïté, de sa capacité de séduction comme de sa dimension menaçante. Enfin en Julia, Marlène Jobert sait mettre en valeur le mélange de force, de fragilité et séduction qui la caractérise. Un casting de haut vol photographié par l’un des plus grands chefs opérateurs de son époque, Etienne Becker (Dernier Domicile Connu, Police Python 357, Le Vieux fusil), qui capte aussi bien la noirceur de la prison dans laquelle croupit David au début du film que la lumière de la campagne française, les cauchemars de David, ou les séquences intimistes, dans le manoir de David et Julia. Le tout sur la musique du plus grand compositeur, tout pays confondu, Ennio Morricone, qui livre ici une partition sobre mais remarquable. Enrico tout en mettant en scène une mécanique complexe, précise, livre un film fluide et passionnant. La première moitié est essentiellement dédiée, après l’évasion, à la construction d’une tension, Enrico le fait sans lenteur, et en la ponctuant de scènes spectaculaires, comme celle, étonnante, de l’exercice militaire. La seconde partie, une fuite, comprend son lot de mouvement et de scènes de tension, qui rendent le film particulièrement haletant. Le Secret est une réussite sur le fond comme sur la forme, et s’il est un chapitre de la filmographie de son auteur parfois méconnu de nos jours, il mérite d’être replacé parmi ses plus grandes réussites.