L'histoire
Le seul témoin se déroule à la toute fin des années 1980 entre les États-Unis et le Canada. Le film s’ouvre à Los Angeles par un "blind date" à l’occasion duquel la quadragénaire Carol Hunnicut (Anne Archer) fait la connaissance de Michael Tarlow (J. T. Walsh), un avocat du même âge. Se déroulant d’abord sous de prometteurs auspices, le rendez-vous vire cependant bientôt au cauchemar. Carol assiste en effet à l’assassinat de Tarlow par l’homme de main d’un de ses clients, le mafieux Leo Watts (Harris Yulin). Lui-même présent lors de l’exécution de Tarlow qu’il a expressément ordonnée, ce boss du crime organisé est de longue date la cible de Robert Caulfield (Gene Hackman), assistant d’un procureur de Los Angeles. N’ayant aucun doute quant à la responsabilité de Watts dans la mise à mort de Tarlow, le magistrat espère enfin tenir avec celle-ci l’affaire à même de faire chuter le mafieux. Mais il lui faut pour cela s’assurer le témoignage de Carol ayant pris la fuite, après avoir réussi à échapper à Watts et son tueur. Craignant pour sa vie si elle venait à les dénoncer, la femme s’est cachée dans une demeure tapie au plus profond des Rocheuses canadiennes. L’opiniâtre Caulfield réussit pourtant à la débusquer… suivi de près par des tueurs de Watts. N’échappant que de très peu au premier assaut des nervis, Carol et Caulfield prennent alors la fuite à bord d’un train traversant les Rocheuses. Celui-ci sera dès lors le théâtre de la lutte pour la survie de Carol et Caulfield, ne pouvant plus compter que sur leurs seuls forces face au commando de "hitmen"…
Analyse et critique
Édité dans la collection Make My Day ! sous son titre original Narrow Margin, Le seul témoin (1990) illustre à nouveau la fructueuse capacité de Jean-Baptiste Thoret à rendre justice à des films oubliés (1)... Le seul témoin est en effet l’une des œuvres parmi les moins connues de Peter Hyams, un cinéaste souffrant lui-même d’un manque de reconnaissance de la part de la cinéphilie dominante... Sans doute le fait de s’être très souvent mis au service de stars hollywoodiennes plus ou moins sur le retour (de Sean Connery à Jean-Claude Van Damme en passant par Arnold Schwarzenegger et Michael Douglas) n’a guère joué en sa faveur critique. Tenants et tenantes de la politique des auteurs doivent par ailleurs éprouver quelque prévention à l’égard d’un cinéaste ayant "osé" marcher sur les traces de Stanley Kubrick en réalisant une suite à 2001, L’odyssée de l’espace, ou s’étant encore mesuré à Fritz Lang avec un remake de L’invraisemblable vérité. Réalisé par ce que nombre de spécialistes de l’Hollywood contemporain considèrent au mieux comme un habile faiseur, Le seul témoin a par ailleurs connu une bien médiocre carrière en salles. Stagnant aux alentours de la 100e place du box-office étasunien de l’année 1991, le film connut un insuccès encore plus prononcé en France avec moins de 45 000 entrées, de même qu’en Grande-Bretagne. Autant dire donc que la publication numérique par Studiocanal de ce Seul témoin témoigne d’une forme certaine de courage éditorial… et que l’on saluera d’emblée ! Car c’est un thriller à plus d’un titre exemplaire que compose ici Peter Hyams, signant peut-être là l’un de ses meilleurs films. Ne se contentant pas de prodiguer avec une redoutable efficacité le lot attendu de suspense et de sensations fortes inhérent au genre, Le seul témoin permet encore d’accéder à l’essence théorique du thriller…
C’est donc et d’abord un remarquable spectacle que Le seul témoin offre au public en quête des délices frissonnants du genre. La réussite formelle du film tient au soin apporté par Peter Hyams à chacun des ingrédients dont il fait un usage achevé. Ainsi que le suggère le synopsis consigné ci-dessus, le scénario inspiré par celui de L’énigme du Chicago Express (1952) de Richard Fleischer joue bien évidemment un rôle clef en la matière. Fidèle au script original de Earl Felton, Jack Leonard et Martin Goldsmith, Peter Hyams en adopte l’imparable mécanique. Celle-ci se concentre bien évidemment sur un enchaînement de twists allant crescendo, sollicitant à chaque fois un peu plus les nerfs de ses spectateurs et spectatrices. Adoptant une structure épousant en quelque sorte celle d’une matriochka, la poupée russe qu’est le scénario de Peter Hyams enchâsse les retournements les uns à l’intérieur des autres, générant in fine un saisissant climat de paranoïa.
Cet implacable train narratif (puisqu’il est ici question de transport ferroviaire…) n’empêche cependant pas une efficace caractérisation des personnages. Mais là encore heureusement inspiré par le scénario de L’énigme du Chicago Express marqué par le sobre béhaviorisme typique des polars de la RKO, Peter Hyams laisse avant tout le soin à ses comédiens de restituer l’intériorité de leur personnage. On saluera bien évidemment les prestations d’interprètes aussi éprouvé.e.s que Gene Hackman et Anne Archer, parvenant pareillement à rendre leurs figures de fugitifs particulièrement attachantes, notamment par le biais de l’humour, tout en incarnant de manière aussi crédible une résiliente dureté. Tirant le meilleur parti de ces deux têtes d’affiche, l’excellent directeur d’acteurs qu’est ici Peter Hyams fait de même avec sa galerie d’acteurs habitués des seconds rôles. On soulignera notamment les prestations de James B. Sikking et de Nigel Bennett, campant les tueurs aux trousses de Carol et Caulfield. N’apparaissant pourtant que de manière épisodique, qui plus est le plus souvent relégué au second plan du cadre, le duo de comédiens ne se contente pas pour autant de jouer les utilités narratives, parvenant au contraire à se rendre authentiquement inquiétants.
Déjà fort de ses atouts en matière d’écriture et de casting, Le seul témoin bénéficie encore d’une mise en images particulièrement opérante, notamment par son usage de l’espace. La caméra de Peter Hyams tire ainsi un remarquable parti dialectique des deux principaux lieux du film que sont, d’une part, le train emprunté par le couple de fugitifs et, d’autre part, la région montagneuse traversée par le convoi. L’un comme les autres participent tout aussi remarquablement de la fabrique de la tension à l’œuvre dans Le seul témoin. Quant au train, Peter Hyams use de manière virtuose de l’étroitesse de ses couloirs et de l’exiguïté de ses compartiments, afin de transformer le prosaïque moyen de transport en un piège labyrinthique. Courant le risque de tomber nez-à-nez avec leurs poursuivants au détour de chaque plateforme, ou bien encore de voir leur fuite entravée par un passager trop corpulent, Carol et Caulfield évoluent dans des intérieurs saturés par la claustrophobie. Pourtant placés sous le signe de l’ouverture, les extérieurs montagnards environnant la souricière roulante s’avèrent eux aussi hautement anxiogènes. Nullement synonyme de respiration et encore moins porteuse d’un espoir de libération, la wilderness canadienne vient rendre le sort de Carol et Caulfield encore plus incertain. Elargissant alors spectaculairement la perspective, notamment en embarquant sa caméra dans un hélicoptère, Peter Hyams réduit ses deux protagonistes à de minuscules silhouettes, égarées dans une nature sans fin. Comme si Carol et Caulfield étaient sur le point d’être écrasé.e.s par d’abruptes énormités rocheuses ou englouti.e.s par les remous furieux de rapides montagnards.
Apparemment antithétiques, les décors étroitement confinés du train et les espaces illimités de la nature se rejoignent en une même synthèse anxiogène. Indispensable outil de l’atelier narratif du thriller, celle-ci en révèle par ailleurs la signification théorique profonde. Car en mettant aussi brillamment en scène l’état de foncière fragilité de ses personnages, Le seul témoin illustre in fine tout aussi parfaitement la dimension philosophique (osons le terme !) du thriller. C’est-à-dire un genre exprimant une vision de la condition humaine placée sous le signe d’une permanente vulnérabilité, avec la mort comme horizon pareillement constant… tout en s’efforçant de conjurer l’effroi en découlant inexorablement.
Témoignant là encore de sa singulière qualité, Le seul témoin ne se contente cependant pas d’un attendu happy-end pour se muer en viatique après avoir confronté ses spectateurs et spectatrices à leur impermanence existentielle. Car la victoire finale de Carol et de Caulfield ne tient que superficiellement à la nécessité hollywoodienne de ne pas désespérer le public. Pas plus tributaire d’une artificielle nature super-héroïque telle que la fantasme le cinéma d’action étasunien des années 1980, la capacité des héros et héroïne du Seul témoin à triompher de l’adversité trouve en réalité sa source dans leur qualités éthiques. S’exprimant pour l’essentiel par les actes mêmes des personnages, celles-ci sont encore soulignées lors de l’unique séquence du film laissant la part belle aux dialogues. Dans la semi-pénombre d’un compartiment offrant un fugace refuge à Carol et Caulfield, sorte de confessionnal laïque, l’une et l’autre s’engagent dans un échange témoignant d’un humanisme partagé. Il y a en effet quelque chose de l’univers de Frank Capra plutôt que de celui de John McTiernan dans le thriller à la fois prenant et touchant qu’est Le seul témoin…
(1) Parmi les trésors cinéphiles longtemps enfouis et justement exhumés par la collection Make My Day ! figurent, entre autres exemples, Flics-Frac, Déviation mortelle, And soon the Darkness ou bien encore La Peur. Et l’on ne cite là que des titres relevant du polar cinématographique comme ce Seul témoin, la collection de Jean-Baptiste Thoret ô combien diverse embrassant par ailleurs nombre d’autres genres…