Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Silence

(Tystnaden)

L'histoire

Anna, sa sœur Ester et son fils Johan, rentrent en Suède après un long voyage. Suite à un malaise d’Ester dans le train, le trajet est interrompu, et le trio fait halte dans un pays dont il ne comprend pas la langue (qui n’est pas sous-titrée). L’impossibilité de s’adresser aux riverains isole rapidement les deux sœurs et dévoile peu à peu leur relation ambigüe : elles-mêmes ne savent plus communiquer. Dans la ville fictionnelle en siège de Timoka, les deux femmes combattent leurs problèmes affectifs, ne tardant pas à faire de leur hôtel un huis-clos étouffant. Errant sans cesse entre ces murs, l’enfant paraît habitué à ne pas comprendre le monde qui l’entoure, et s’émerveille en solitaire de tout ce qui croise son chemin.

Analyse et critique

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » demande Johan à sa tante en désignant un panneau qu’il lit en langue étrangère « J’sais pas », lui répond-elle. Dès la première réplique du film, la tentative de compréhension tombe à l’eau. Et pour cause, après À travers le miroir (1961) et Les Communiants (1963), Ingmar Bergman conclut avec Le Silence une trilogie qu’il se plaisait à définir comme la chute progressive d’une certitude, conquise dans le premier, mise à nue dans le second (1). Un échec du dogme semblant ouvrir un nouveau chapitre dans la filmographie du réalisateur : après le mysticisme incarné du Septième Sceau (1957) et de L'Œil du diable (1960), Bergman se tourne vers les nœuds de l’intime et les abysses de la psyché. Il en étudiera cliniquement les rouages avec Persona, sorti trois ans plus tard mais dont les fondations sont en chantier : deux femmes, isolées du monde, nimbées dans un désir déséquilibré et proscrit d’avance, ne parviennent pas à communiquer. Choisi ou subi, ce mutisme sera le drame d’Elisabeth Vogler dans Persona, et Bergman nous surprend à instiller dans Le Silence des images de son film à venir. Avec son désormais fidèle chef opérateur Sven Nykvist, il cadre les deux femmes avec la même promiscuité troublante, nous donnant déjà l’impression qu’à certaines conditions, un et un peuvent faire un. À plusieurs reprises les visages s’enchevêtrent, tant dans la composition des plans que dans leur insidieuse ressemblance. On peut enfin relever la présence dans les deux films du même acteur, Jörgen Lindströn, Johan dans Le Silence et le jeune garçon du début de Persona. L'un et l'autre liront par ailleurs le même livre : Un héros de notre temps de Michaïl Lermontov, considéré comme le premier roman psychologique de la littérature russe. Rien n’est donc laissé au hasard par Bergman qui, grâce à ces points de repère, balise son long chemin de l’étude de l’être confronté aux autres, fabriquant des relations dysfonctionnelles dont la nocivité est décuplée par l’isolement géographique.

Fils de la mère et neveu de sa sœur, c’est Johan qui, avec ses grands yeux et son air pantois, joue à scruter sans cesse le monde à double titre irrationnel des adultes. D’abord, l’illogisme est celui de la guerre, semblant à bout de course dans la ville imaginaire. Sans relâche, l’enfant la reproduit par des bruits de bouche et autres mimes : pour lui, elle n’est qu’un terrain de jeu. Des parias du conflit un majordome longiligne clownesque et une troupe de nains circassiens hantent par ailleurs le grand hôtel vide, alors que les chars de combat sonnent rouillés et cassés. D’emblée, ce siège nous apparaît absurde. Mais à travers le regard de Johan, la déraison des grands se joue également dans la gestion de leurs sentiments inconscients : l’enfant n’est aucunement heurté en assistant aux déchirements intimes des deux sœurs dont il est pourtant le plus proche tiers. Plus encore, il semble percevoir, analyser et comprendre de la même manière ces deux comportements irrationnels dont est endolori le quotidien.

Bergman démontre presque mathématiquement cette analogie folie de la guerre et des relations affectives dans sa mise en scène de la séquence du char : aux deux tiers du film, alors qu’Ester combat la maladie et qu’Anna s’enferme dans sa chambre avec un étranger rencontré dans la journée, Johan erre désœuvré dans les couloirs nocturnes de l’hôtel. Son attention est attirée par le son d’une masse métallique corrodée, que l’on découvre par un raccord regard être un char d’assaut sillonnant la rue. S’éloignant clopin-clopant, le char laisse alors place au silence froid d’Anna et son amant, rendu manifeste par l’assourdissant tic-tac du réveil. Alors que Johan observe le couple par la serrure, son esprit est emporté de nouveau, cette fois par les râles agoniques d’Ester, jalouse de sœur pour qui elle éprouve du désir. Une multitude de sons viennent ainsi, tels des fantômes sensoriels, semer l’enfant dans un dédale illogique et pathétique filmé à sa hauteur. Ainsi, la simple irruption sonore d’un char dans une ruelle vide fait se dévoiler, de proche en proche, une myriade de sensations immédiates, interprétées comme autant de petits événements qui agitent le réel. Michel Chion, théoricien du son au cinéma, soulignera même qu’à travers l’observation ininterrompue de Johan, « nous ne sommes plus dans le monde réel, mais dans un monde où – comme dans la Zone du film de Tarkovski Stalker – tout peut changer » (2).

Le silence éponyme n’est donc pas celui de l’environnement, orchestré par une complexe partition de sons conduite par Bergman. Par sa précision sonore, le hors-champ est omniprésent, maintenant notre attention constante pour les détails qui surgissent. Mais surtout par contraste, les plans cadrés par Bergman deviennent étrangement muets. Un trouble se crée, confinant les deux sœurs dans un espace toujours plus exigu, laissant à la tension dramatique la liberté d’occuper tout l’espace disponible, tel un gaz dans une éprouvette. Une peur du dehors se dessine alors chez Ester qui interdit sa sœur de sortir, persuadée qu’il ne s’agit pas là d’un acte de jalousie maladive. Cloitrée à cause de sa santé fragile, elle questionne Anna dès son retour d’une promenade trop longue à son goût : « Où es-tu allée ? – Où donc ? – Pourquoi ? ». La chambre d’hôtel devient un espace fertile au dévoilement de secrets familiaux, comme le sera la chambre d’Agnès dans Cris et chuchotements sorti dix ans plus tard, dans lequel trois sœurs viennent au chevet de la quatrième, aux portes du trépas. Cet isolement contraint provoque chez Anna un besoin progressif de prendre l’air, qui devient presque malsain : dans la dernière séquence du film, elle se colle suffocante à la vitre du train en marche, comme pour se libérer d’une insuffisance respiratoire. La sécheresse d’une « chaleur étouffante » est même évoquée à quatre reprises par les deux sœurs, nous rappelant les espaces asphyxiants décrits à la même époque par Marguerite Duras qui, dans Les Petits chevaux de Tarquinia, emprisonne une famille déchirée dans sa maison de vacances, sous un insupportable soleil. Il est amusant de noter que, malgré ces similitudes dans la manière de presser des personnages dans un environnement familial peu convivial, l’écrivaine dira détester le cinéaste, à cause du malaise ambiant parcourant ses films.

Pour autant, l’influence des films de Bergman sur le cinéma français moderne est incontestable, et Le Silence ne semble pas faire exception. La place cruciale que donne le réalisateur à ses comédiennes devance la tendance du « film d’acteur » français, voire la méthode moderne de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : partir de l’essence du texte et le considérer d’abord comme une matière brute, sans expression. Cette attention aux mots paraît envelopper le jeu des deux comédiennes et ciseler leurs dialogues, d’autant plus solennels que leur limite est annoncée dans le titre du film. Une théâtralité de la parole qui va de pair avec la lumière de Sven Nykvist, sculptant si précisément ces deux corps féminins que la composition de l’image paraît sans cesse bâtie autour d’eux. Ces emprunts multiples de Bergman aux différents arts pour atteindre, par des procédés innovants de mise en scène, une justesse inégalée, ne cessera de fasciner Godard pour qui ces effets « ne sont plus dans l'esthétique bergmanienne des jeux abstraits de la caméra ou des prouesses de photographe  [mais] s'intègrent, au contraire, dans la psychologie des personnages à l'instant précis où il s'agit, pour Bergman, d'exprimer un sentiment non moins précis » (3). Du Silence, Godard gardera notamment l’usage presque narratif de la musique, montée comme une voix à qui l’on peut couper la parole. En effet, lorsqu’Ester monte la radio pour se sentir moins seule, la musique emplit tout l’espace, avant que Bergman ne l’arrête brutalement quand la femme passe son regard par la fenêtre, pour la rejouer quelques secondes plus tard. Cette coupure nette alimente la peur maladive que l’extérieur suscite à Ester : en faisant surgir le vacarme de la rue dans un espace intime bercé de musique, Bergman agrippe notre attention, pointant du doigt que l’extérieur est dangereux. Godard utilisera à plusieurs reprises ce procédé dans Sauve qui peut (la vie) (1981) où il est question, précisément, d’un mari effrayé par la ville et la solitude depuis le départ de sa femme. Le réalisateur ne cessera de clamer son admiration pour le Suédois : « « N'est pas orfèvre qui veut. N'est pas en avance sur les autres qui le crie sur les toits. […] Car est neuf, nous prouve Bergman, ce qui est juste, et sera juste ce qui est profond » (3).

Et pour cause, l’usage de la musique dans Le Silence est loin d’être un effet de style : à la moitié du film, les Variations Goldberg entrent dans l’hôtel comme la bouée de sauvetage d’une parole qui fait défaut. Filmée frontalement au premier plan, Ester écoute la radio, et le thème de Bach attire l’attention du svelte majordome : « Qu’est-ce que c’est ? Mouzik ? ». Pour la première fois, les étrangers semblent parler la même langue. Entre eux deux à l’arrière-plan, Anna porte tendrement son fils sur ses genoux. Doucement, dans une théâtralité assumée par des déplacements presque chorégraphiques, la parole se libère entre les deux femmes, si bien que la séquence agit comme un nœud dramatique du film, duquel jaillira bientôt un gouffre affectif encore tapi. Bach habite le vide entre les répliques, comme pour combattre coûte que coûte le silence du titre : « ce que j’ai écrit ressemble davantage à une ligne mélodique ; je pense mes comédiens comme jouant d’un instrument », déclarera Bergman à son équipe de tournage. Est-ce pour son art de la fugue, dialogue musical par excellence, que Bach se niche dans plus d’une quinzaine des films du réalisateur ? Son obsession pour le musicien paraît bien plus mystique : « Bach fournit un reflet lucide de l'autre monde, un sens de l'éternité qu'aucune église ne peut offrir aujourd'hui ». Vingt minutes plus tôt dans le film, Bergman préparait déjà la présence du musicien : bravant l’interdit de sa sœur pour sortir dans un café, Anna lit rapidement dans le journal que Bach est joué le soir à Timoka. Discrètement, Bergman apprête ainsi son film pour cette séquence des Variations Goldberg, comme si le diable était dans les détails.

Expression d’une communication dysfonctionnelle, le silence se traduit dans une multitude d’idées de mise en scène et en son, permettant à Bergman de rendre tangible l’absence diffuse de connexion émotionnelle entre les deux sœurs et la jalousie malsaine qui les relie. Serait-ce une dérive de mauvais traitements dont fut victime le réalisateur dans son enfance ? Ses parents avaient apparemment recours au silence comme punition, refusant d’adresser la parole à leur fils durant une journée ou plus. Une méthode inédite d’ostracisme qui hante peut-être le rapport sensible et psychologique que Bergman ne cessera de construire entre l’intimité d’un être et son désir pour un autre, décidément impossible à partager seulement par des mots.  

(1) Dans la préface d’Une trilogie de films, publiée en 1964 aux éditions Robert Laffont, il note que « ces trois films ont trait de régression. A travers le miroir, c’est la certitude conquise, Les Communiants, la certitude mise à nu, Le Silence, c’est le silence de Dieu, l’empreinte négative »
(2) L’audio-vision, son et image au cinéma de Michel Chion, publié chez Nathan en 1990.
(3)
Bergmanorama par Jean-Luc Godard, Cahiers du cinéma n° 85 - juillet 1958.
(4)
Opera News, “Bergman on Opera.” par Janzon, Bengt - mai 1962.

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Par Agathe Kowalski - le 7 février 2024