Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Syndrome de Stendhal

(La Sindrome di Stendhal)

L'histoire

Prise de malaise dans la Galerie des Offices, Anna Manni (Asia Argento) s'avère une enquêtrice romaine sur la trace, après l'appel téléphonique d'une voix féminine, d'un délinquant sexuel dans le piège duquel elle vient de tomber.

Analyse et critique

« Argento y exprime tout son désarroi, toute sa solitude aussi. Film insensé, comme on en voit peu, œuvre triviale et raffinée, teintée d'un humanise inattendu, Argento n'aurait tourné dans sa carrière que les dix premières minutes du Syndrome de Stendhal, qu'elles suffiraient amplement à le qualifier de maître. » Nicolas Saada

Il y a à l’origine du dernier chef-d’œuvre de Dario Argento un ouvrage homonyme de Graziella Magherini, Le Syndrome de Stendhal, paru en 1989. Magherini, pschiatre d’orientation psychanalytique ayant été formée à l’histoire de l’art a travaillé des années durant dans un bloc de l’hôpital de Florence, où elle a recensé des cas de maux du voyage, des malaises de touristes confrontés à la saturation de beauté de la cité florentine (la plus densément chargée en art de la Renaissance), en plus de l’agoraphobie que le lieu, chaud qui plus est, peut susciter. La référence à Stendhal provient de ses Voyages en Italie où celui-ci décrit le malaise passager l’ayant saisi dans la Basilique Santa Croce, une terreur, et une tristesse, devant la beauté, accompagnée de la volonté d’oublier ce ressenti, cette révélation émotionnelle, précisément le sentiment que le film entier travaille et donne à ressentir. Si le diagnostic proposé par Magherini, le label d’un « syndrome », prête à controverse sur le plan de sa scientificité, son ouvrage, compilant diverses études de cas, est un agrégat passionnant de crises existentielles en villégiature, en plus d'une méditation assez profonde sur le rôle de l'art dans la vie, le rappel douloureux qu'il peut parfois devenir d'une exigence personnelle manquée à ses propres yeux. Elle remarque toutefois quelque chose allant à l’encontre de l’intrigue du film : ces pertes d'équilibre psychique commençant par une montée de panique n’adviennent jamais sur place, ni aux non-Européens, ni aux Italiens habitués à ces vestiges du passé. Ils assaillent en revanche à l’écran, non seulement une Italienne, mais ce qui n’est en fait pas une touriste.

Le film commence, sur une ritournelle entêtante et omniprésente par la suite d’Ennio Morricone (vingt-cinq ans après sa très belle partition pour Quatre mouches de velours gris), sur un défilé, par-dessus le générique de début, discrètement menaçant, d’un long catalogue de peintures occidentales allant de Piero della Francesca à Warhol. Commence alors ce qui est peut-être la plus belle séquence du cinéma d’Argento. Une jeune femme aux longs cheveux noirs avance nerveusement dans les rues bondées du vieux centre-ville florentin, pour prendre place, en guettant quelque chose au-devant d’elle, dans la file menant à la Galerie des Offices (il va sans dire que j’ai revu cette scène la matinée plus automnale où je me lançais dans la même visite). Elle entre dans le musée, monte à l’étage et est donné à voir, dans un style au baroque éhonté, la fascination qu’elle éprouve devant certaines toiles, jusqu’à la perte de conscience qui la mène littéralement dans ses grandes profondeurs. Au sortir du lieu, au cours d’un échange avec un homme assez élégant aperçu dans la Galerie (Thomas Kretschmann), il devient apparent qu’elle est atteinte d’amnésie passagère. Elle retourne, sur la base d’informations en sa possession, dans sa chambre d’hôtel donnant directement sur l’Arno, retrouve son nom -Anna Manni- sur une ordonnance, avale un comprimé permettant de constater l’état d’avancement des premiers CGI italiens auxquels Argento a recours ici, hallucine de nouveau devant une toile de Rembrandt présente dans sa chambre… et se retrouve alors plongée,  par la grâce d’un flash-back tout à fait audacieux, sur la scène d’un crime dans les rues romaines où devient apparent qu’elle est une policière, envoyée à Florence pour traquer un tueur et violeur de femmes. Celui-là même, l’homme aperçu avant, qui se tient à présent dans sa chambre et se lance dans une agression, pas la dernière du film, d’une grande brutalité.

Empruntant aux déambulations muséales de Pulsions et à un mode opératoire de L’Éventreur de New York, Argento signe vingt premières minutes hypnotisantes puis sidérantes qui, rien qu’en elles-mêmes, placent le film dans le panthéon de ses grandes réussites. Elles établissent aussi ce qui le rend si dérangeant : une violence sexuelle dont la mise en spectacle pose d’autres questions que celle de « simples » meurtres, pas moins sanguinaire du reste. Après l’escapade américaine de Trauma (qui entame chez le cinéaste un certain intérêt pour la quotidienneté, dans une forme parfois volontairement ingrate, marquée par le désenchantement), il collabore pour la seconde fois avec sa fille Asia, objet de fascination et de maltraitance dans des films cruellement guettés par le grotesque, au romantisme fiévreux, dont le détraquage est en premier lieu esthétique. Coupant sa toison après l’agression (sa coupe annonce alors celle qu’elle arborera dans De la Guerre de Bertrand Bonello), prompte à des actes de masochisme et le goût du sang, se refusant désormais à son petit ami (Marco Leonardi), Anna reprend sa vie comme elle peut, tandis que son agresseur court toujours et qu’il cherchera vraisemblablement à reprendre contact avec elle. Son supérieur (Luigi Diberti) lui demande de consulter sur un mode bi-hebdomadaire un psychothérapeute (Paolo Bonacelli), tandis qu’elle retourne dans sa ville d’enfance, Viterbe, renouant bon an mal an avec la famille, un père et deux frères, qu’elle a laissé derrière elle (le souvenir d’une visite enfantine inquiète au Musée national étrusque est l’occasion d’évoquer sa mère). L’enquête avance comme elle peut (mal) et l’homme redouté réapparaît… pour un enlèvement, et une seconde agression, où Anna finit par se libérer et massacrer son géôlier, avant de jeter son corps dans le fleuve Mignone. Elle rentre à Rome, indique un retournement narratif à la Vertigo (1) en plaçant une perruque blonde sur ses cheveux noirs, hyper-féminisation qui dans un paradoxe bien freudien ne fait qu’accentuer la dureté acquise. Elle tombe peu après amoureuse d’un étudiant français en l’histoire de l’art, Marie (sic) Beyle (re-sic). Précédemment au cours de l’enquête, un plan subjectif d’une latine plantureuse réajustant une vitrine, attaquée peu après, pouvait paraître émaner d’Anna avant de s’avérer être le point de vue du tueur, annonçant ainsi le transfert qui se joue dans le dernier acte. Le film se conclut, dans une image d’un tendre chagrin sur des notes angoissées, avec une armada de policiers, ses collègues, prenant Anna dans les bras, tel une bambine épuisée, pour la conduire au commissariat.

Mal reçu à sa sortie (il était resté inédit en France), Le Syndrome de Stendhal annonce de façon éclatante (et inégalée) la dernière manière d’Argento, la plus risquée dans sa conduite, parfois rejetée à juste titre (du Fantôme de l’opéra à Dracula 3D, la comédie apostériori ne manque pas), souvent très incomprise (Non ho sonno pour son prologue, Il Cartaio, Jenifer, La Terza Madre et Occhiali Neri mériteraient à tout le moins mieux que certains ricanements qui ont pu les accueillir). Dans ce film d’une grande sophistication, son plus intellectuel, Argento commence à creuser, à la truelle au besoin, ce sillon mal-aimable, où un deuil incommensurable (celui de la grande culture européenne, semble-t-il ici) débouche sur une expérimentation à la fois outrée et mate, par-delà le bon et le mauvais goût, dominée par une mélancolie profonde, parfois informe, incurable. Ce que le film affirme est qu’il y a à la racine de cette démarche, par la suite guettée par des accents nihilistes et cyniques, une exigence esthète à laquelle pas grand-chose du contemporain ne vient répondre. Tant sur le plan culturel qu’intime, Anna n’a d’autre recours que de vivre dans le passé. Son pays est un musée à ciel ouvert. Son prénom aussi palindromique que la partition de Morricone s’inscrit dans un univers de boucles, de répétition morbide, à la charpente maniériste – où la seule échappatoire paraît être une sauvagerie débraillée, qui en s’affranchissant de tous codes se condamne à l’inarticulation.

Sur quoi débouche l’entrée -ici, littérale- dans les œuvres ? Souvent, des mauvais souvenirs, à la sublimation incertaine. Il n’y a pas que le trauma que l’œuvre cherche à oublier, mais la beauté passée, perdue, une grâce douloureuse qui ne revient pas, quand on croyait encore que des souffrances passées pouvait maintenant naître quelque chose de sublime. La beauté stendhalienne comme promesse de bonheur n’est jamais loin de sa part d’ombre, celle de Rilke comme début du terrible. C’est un cliché de le dire et c’est bien à ce risque du cliché, du chromo touristique, qu’Argento se confronte ici. Le David de Michel-Ange se tient à présent en réduction dans une boule à neige, plus inquiétant, différemment, que quand il surplombe une marcheuse devant le Palazzo Vecchio. Les reproductions abondent - et n’affectent pas toujours moins que la copie authentifiée, dans son véritable format. Le désarroi d’Argento tient à son incapacité à se faire peintre, à ce que ses images charrient toutes seules autant que cela (Le Narcisse du Caravage, le Printemps de Boticelli…). La sensation d’écrasement que le film offre à éprouver est aussi celle accompagnant l’horreur de ne pas être à la hauteur, de fatalement venir après – ses pires et meilleures expériences, ses propres hauts-faits et moments les plus bas, mais aussi, simplement, une civilisation depuis un bout de temps sur le déclin. Ce que l'Argento détraqué sauve est une disposition, et vertu, stendhalienne : le lyrisme degré zéro.

(1) À noter que cette structure (brisure et répétition) se retrouve dans New Rose Hotel, avec Asia Argento encore (compagne et non plus fille du cinéaste, Abel Ferrara), qui emprunte très vraisemblablement des images au Syndrome de Stendhal. Deux films d'amour fou et de psyché fracturée, à mes yeux parmi les plus beaux des années 90.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 19 juin 2024