L'histoire
Deux anges immortels, invisibles et impalpables (sauf pour les enfants), Damiel (Bruno Ganz) et Cassiel (Otto Sander), contemplent les humains du haut du ciel berlinois. Errants parmi les mortels, ils se mêlent à eux sans être vus ; en entendant tous leurs monologues intérieurs, ils constatent leur grande tristesse due pour la plupart à un manque de communication, de chaleur humaine et de solidarité. Au cœur d’une ville dont les ruines côtoient les reconstructions modernes, ils tentent de leur apporter un peu d’apaisement. Damiel tombe amoureux de Marion (Solveig Dommartin) une jeune trapéziste esseulée. Mais son état d’invisibilité fait qu’il ne peut évidemment pas se faire remarquer d’elle. L’acteur Peter Falk (Peter Falk), un ex-ange venu en Allemagne tourner un film sur la période nazie, va lui être d’un grand secours : redevenu humain, il parvient à le convaincre des saveurs du monde terrestre et l’aide à devenir un simple mortel pour pouvoir se faire aimer de Marion…
Analyse et critique
Des anges, impassibles, sur terre depuis les débuts de l’humanité, qui paraissent s’ennuyer à mourir, passant leurs journées à écouter par télépathie les plaintes et jérémiades des mortels à qui tout ne semble pas sourire, ces derniers souffrant de solitude, d’un manque de chaleur humaine et de compréhension. Des anges qui tentent de leur apporter un minimum de réconfort, qui n’y parviennent pas toujours car n’ayant aucune emprise sur leurs destinées, et qui dans le même temps souffrent de leur immatérialité et préféreraient perdre leur immortalité pour pouvoir profiter des sens et de la vie, aussi courte et triste doit-elle être : formidables paradoxes qui ouvrent la porte à de vertigineuses réflexions philosophiques et métaphysiques. Une histoire certes déjà abordée dans les très grandes lignes à quelques reprises notamment par le cinéma hollywoodien ; mais de là à vouloir les comparer au film de Wenders afin de discréditer ce dernier comme le fait grossièrement Jacques Lourcelles au sein de son pourtant incontournable ode à la subjectivité qu’est son passionnant dictionnaire du cinéma, il n’y avait qu’un pas qu’il aurait mieux fait de ne pas franchir car même ceux qui ne goutent guère aux Ailes du désir trouveront cette notule d’une méchanceté gratuite qui ne fait pas vraiment honneur à l’historien du cinéma !
Car, hormis le postulat de départ, il est évident que les intentions ne sont pas du tout les mêmes et que cet argument pour descendre en flèche le film du cinéaste allemand est absolument irrecevable. Mais que ceux qui penseraient que sa notule la plus cinglante est celle à propos du (formidable, à mon humble avis) Rayon vert de Eric Rohmer voudraient se régaler à nouveau de tant de ‘mauvaise foi’ aillent lire celle écrite sur Les Ailes du désir, pas piquée des hannetons non plus, d’une malhonnêteté jubilatoire ou agaçante suivant ce que l’on pense du film. A cause d’un texte de Peter Handke que l’on pourra trouver parfois un peu trop ampoulé ou (et) prétentieux, ainsi qu’à une naïveté pourtant assumée par le cinéaste, que Les Ailes du désir en insupporte certains peut évidemment tout à fait s’entendre ; mais pas pour ces raisons comparatives qui n’ont vraiment aucunement lieu d’être, Wenders lui-même n’ayant certainement pas pensé une seule seconde à ces films au moment de trouver l’idée du sien. Mais laissons-le évoquer lui-même la conception de son 13ème long métrage dont l'un des personnages principaux n’est autre que la ville de Berlin dans laquelle il n’avait plus tourné depuis son premier film, Summer in the City.
"Ces dernières années, après Paris, Texas, Berlin était devenu mon pied-à-terre. Je commençais à m’y sentir un peu chez moi, même si je regardais cette ville avec les yeux de quelqu’un qui s’est absenté longtemps. L’idée de faire un film, avant Jusqu’au bout du monde, a tout de suite été lié à Berlin : c’est là qu’on allait tourner le film […] J’ai cherché comment faire un film qui n’ait pas un seul point de vue, celui du héros. C’est une chose qui a toujours compté pour moi dans mes films, ce principe d’un personnage principal racontant une histoire. Pour ce film, j’avais envie de changer et j’ai refusé l’idée d’un héros venant redécouvrir cette ville et l’Allemagne, je ne voyais pas un personnage à travers lequel on verrait Berlin. Déjà Travis (dans Paris, Texas) était un personnage qui retournait vers une ville. Pour Berlin, un tel personnage de retour dans cette ville aurait redoublé ma propre position. Pour une fois il était plus intéressant de raconter avec les yeux de quelqu’un qui connait les choses mieux que quiconque. Je ne sais pas vraiment comment l’idée des anges est venue dans ma tête. Un jour, j’ai noté ça dans mon carnet, en relisant Rilke que je n’avais pas lu en Allemand depuis longtemps. Je me suis rendu compte à quel point tout ce qu’il écrivait est habité par les anges. En le lisant tous les soirs, je me suis habitué à cette présence : je crois que c’est venu de là. Je ne lisais pas avec en tête l’idée d’un film. Mais tout à coup, avec mon idée d’un film à Berlin, c’est devenu cette note : « des anges », au pluriel. Et le lendemain : « au chômage ». Passé un temps, j’ai douté que cela fasse un film. J’ai refoulé l’idée, mais elle ne voulait pas s’effacer. Une fois acceptée l’idée des anges, j’ai rempli un cahier de notes, mais cela ne donnait pas un film, tellement il y avait d’éléments. Les anges rendaient tout possible, du point de vue de la caméra, des situations, des rencontres…" Tel est le début de ce texte où Wenders narre en détails la genèse de son film. Pour les curieux d’en savoir plus, il faut se référer au numéro 400 des Cahiers du cinéma entièrement consacré au cinéaste allemand.
Le tournage s’est étalé sur neuf long mois et ce ne fut pas le plus facile pour Wim Wenders qui s’était lancé dans l’aventure quasiment à l’aveuglette. Dans le numéro 319 de Positif, Wenders répondait ceci à son intervieweur lorsque celui-ci l’interrogeait et sur le scénario et sur ce tournage sur une corde raide : "On n’avait pas de scénario. Il y avait cette histoire des anges. Quand j’ai eu cette idée, je n’ai pas pu m’en débarrasser. C’était une histoire assez folle, pas du tout dans mon genre : c’était angoissant. Il y avait une vague histoire : les anges, la vie des anges, ils observent les gens, ils en ont marre de leur profession et leur seule solution, c’est d’abandonner l’éternité pour devenir des humains. Ce n’est pas une idée exceptionnelle, cela a déjà été fait mais c’est vrai que ce n’est pas très courant. […] On a commencé dans une situation où la production n’était pas du tout prête […] Il n’y avait rien. Mais je me suis dit que comme l’idée m’était venue spontanément, il fallait continuer comme ça, rester spontané. Tout le monde était horrifié. Il n’y avait pas de sécurité. On a commencé soudainement et on a tourné jusqu’à Noël. Le scénario se faisait au jour le jour." Au vu du résultat en état de grâce on a du mal à imaginer une préparation aussi minimale, tellement le tout semble maîtrisé à la perfection. Une majorité du public pensera la même chose au vu du formidable succès mondial du film, comme ce fut déjà précédemment le cas avec Paris, Texas. Quant aux professionnels, ils le récompensèrent au festival de Cannes par le prix (amplement mérité) de la mise en scène.
La richesse du film fait qu'il pourra être abordé sous différents aspects et décrit de différentes manières selon les sensibilités : une fable allégorique intensément poétique, à la fois mélancolique et désenchantée ; un conte philosophico-métaphysique à la fois grave et lumineux abordant des questionnements sur la vie et la mort, sans heureusement aucune religiosité ; un film sur l’errance de toute une population hagarde à la recherche de son identité ; une histoire d’amour d’une tendresse et d’un lyrisme alors assez rares en cette fin des années 80 ; un document sociologique passionnant sur le Berlin de ces années-là avec l’étrangeté de son architecture due à ce mélange de ruines et de modernité, s'avérant également être l'un des théâtres du renouveau du rock indépendant avec les deux séquences mémorables de Nick Cave ; un essai historique sur la mutation du monde contemporain ainsi que sur le devoir de mémoire avec notamment quelques redoutables images d’archives sur le nazisme ainsi que le personnage de ce vieil homme interprété par Curt Bois qui erre dans une ville qu’il ne reconnait plus ; ou bien encore un film politique prônant le rapprochement et la réunification des deux Allemagnes (le mur de Berlin tombera d’ailleurs seulement deux années plus tard). La photographie tour à tour en couleurs et en noir et blanc de Henri Alekan est d’une beauté à couper le souffle, le mélange constant de trois langues ainsi que la mobilité de la caméra et la fluidité de ses mouvements nous laissent dans un état de flottement, d’envoutement et de bien-être cotonneux, car il serait de mauvaise foi de ne pas au moins reconnaitre sur la forme une véritable maestria visuelle.
Hymne à la vie, hymne à l'amour, hymne à notre état de mortalité, hymne aux choses simples, hymne à l'enfance et à son émerveillement toujours intact, fruit de l’innocence... hymne à l'humain et à la condition humaine. Extrêmement vaste programme que Wim Wenders, sans aucun cynisme et avec une sincérité totale, arrive à mener à son terme avec la grâce et la poésie qui ont dû lui être apportées par les anges de son film. Tant de tendresse, de beauté et d'humanité nous (me) laissent terrassés d'émotion. Mise en scène exceptionnelle, la caméra virevoltante de Wenders étant un personnage à part entière, texte magnifique de Peter Handke (qui pourra néanmoins sembler emphatique si l’on n’est pas ce jour-là bien en phase avec le lyrisme grandiloquent des auteurs), comédiens tous extraordinaires (dont Peter Falk dans son propre rôle) et une scène finale bouleversante entre Solveig Dommartin et Bruno Ganz dont les sourires nous resteront longtemps en tête. L’on se réjouit aussi que cette caresse cinématographique ait été dédiée à ces trois grands maitres que sont Yasujiro Ozu, François Truffaut et Andreï Tarkovski dont on devine aisément les raisons une fois le film terminé… ou plutôt ‘à suivre’ comme indiqué au générique final, Wenders ayant peut-être eu déjà en tête Si Loin, si proche qu’il ne tournera pourtant que six ans plus tard. On imagine aisément que notre cinéaste français cité par Wenders aurait été enchanté tout du moins par ce pitch d’un ange renonçant à l’immortalité pour pouvoir vivre une histoire d’amour, lui le chantre de ces relations passionnelles et passionnées... surtout lorsque la femme désirée par l'ange est une Solveig Dommartin aussi amoureusement filmée par son réalisateur. Un tour de force esthétique et émotionnel.