L'histoire
1924, deux athlètes britanniques triomphent aux Jeux Olympiques de Paris. Cette brillante victoire va plus loin que le simple exploit sportif. Le plus important dans ce triomphe, ce sont les raisons profondes qui les ont mené l'un et l'autre sur les chemins de la victoire. Harold Abrahams est juif et court pour combattre l'adversité qu'il a vécu à l'université de Cambridge. Eric Lidell est écossais, fils d'un missionnaire en Chine, qui court pour la gloire de Dieu.
Analyse et critique
Aux rênes des Chariots de feu s’impose avant celui d’Hugh Hudson le nom de David Puttnam, producteur britannique qui avait cherché, dans le courant des années 70, à revitaliser le cinéma britannique en contribuant à l’émergence de nouveaux cinéastes, pour la plupart comme lui trentenaires, et pourvus d’une certaine ambition visuelle. Puttnam apparaissait ainsi déjà aux génériques des premiers longs-métrages de cinéma d’Alan Parker (Bugsy Malone, Midnight Express), de Ridley Scott (Les Duellistes) ou d’Adrian Lyne (Foxes, alias Ça plane, les filles ! en version française), et Les Chariots de feu marque à son tour les débuts dans la fiction d’Hudson, que Puttnam avait remarqué avec un documentaire consacré au pilote automobile Juan Manuel Fangio.
Comme beaucoup de britanniques de son époque, David Puttnam avait été marqué, en janvier 1978, par la disparition et les funérailles d’Harold Abrahams, médaillé d’or sur 100 m aux Jeux Olympiques de Paris 1924 devenu ensuite le président de la fédération nationale d’athlétisme amateur. Le destin olympique d’Abrahams était de ceux qu’on continuait de relater, de générations en générations, à la fois pour sa valeur sportive (la victoire sur la course-reine du sprint d’un outsider, face au favori et au tenant du titre américains) mais aussi pour sa symbolique : fils d’un immigrant juif de Lituanie, Harold Abrahams avait mené des études de droit à la prestigieuse université de Cambridge, se heurtant aux préjugés antisémites de l’époque.
De fait, lorsqu’il confie au scénariste Colin Welland (1) l’écriture de ce projet hagiographique, David Puttnam a déjà en tête la mise en parallèle, autour de la question de la foi, du destin d’Harold Abrahams avec celui de l’autre grand athlète britannique médaillé d’or aux Jeux de Paris 1924, le fervent écossais Eric Liddell, à l’époque autant connu pour ses prouesses sportives (il fut ailier de l’équipe d’Ecosse de Rugby à XV) que pour ses talents d’orateur ou de prêcheur évangélique. Voici deux hommes dont les noms demeureront à jamais gravés dans le palmarès de la plus grande compétition sportive internationale, et dont les exploits étaient indéniablement liés à leur confession religieuse.
Le film, ayant abandonné son sobre titre prévisionnel de The Runners pour celui, bien plus grandiloquent, des Chariots de feu (2), acquiert dès lors une nouvelle amplitude : il ne s’agit plus seulement de célébrer la gloire des héros sportifs (ce que le film parvient à faire avec habileté, sans aucun doute) mais par-delà, d’envisager la diversité des liens qui viennent s’établir entre deux transcendances, celles du corps et de l’esprit. Abrahams et Liddell n’ont pas, loin de là, le même rapport à la foi, mais l’un comme l’autre trouvent dans celle-ci la force d’accomplir leur destin, la matière au dépassement de soi.
Le cas d’Eric Liddell est symptomatique du projet philosophique du film, enrichi qu’il est par sa relation à sa sœur : tandis que celle-ci incarne une vision rigoriste de la foi, assujettie à une autorité supérieure prescriptive et limitante, Eric Liddell offre une approche non moins fidèle (il renonce à son rêve initial par devoir vis-à-vis de Dieu) mais résolument émancipatrice : son devoir, ce n’est de se soumettre à Dieu, c’est de faire fructifier les dons que Dieu lui a offerts. Eric Liddell ne court pas pour son plaisir, il court pour « Son plaisir », car c’est selon lui en concrétisant ce qu’Il a fait d’eux que les hommes L’honorent. La scène confrontant Eric Liddell aux différentes autorités venues le convaincre de participer aux éliminatoires dominicales du 100 m, malgré ses convictions, opère ainsi un retournement assez insolite au cinéma (où la religion est souvent, et assez souvent à juste titre, située du côté de l’archaïsme ou de l’aliénation des personnages), en ce qu’elle fait de la religiosité du personnage une vertu de modernité, voire d’insoumission : face aux valeurs traditionnelles incarnées par cette « Inquisition » informelle, sa foi est alors sa liberté.
Pour contrebalancer cette approche, et probablement éviter de prêter le flanc aux critiques (d’aucuns ne manqueront pas, quoi qu’il en soit, de trouver le film un peu "prêchi-prêcha"), le film décrit avec Harold Abrahams un tempérament bien différent, celui d’un combattant, d’un revanchard, qui lutte quotidiennement contre les préjugés liés à son statut de « sémite ». Il trouve dans le regard que les autres portent sur lui (ou qu’il perçoit comme portés sur lui) la source de la colère, de l’ébullition, indispensables à son activité de sprinter – voir la confession, sur la table de massage, à son ami Aubrey Monaghue, dont il jalouse l’ « apaisement ».
En sus de la nature avérée, documentée, de ce qui était avant tout une collaboration sportive, il est difficile de ne pas percevoir, dans le film, un commentaire politico-religieux sur l’amitié et la complicité qui naissent entre Harold Abrahams et son entraîneur Sam Mussabini, italien d’origine syrienne. Au moment où l’idée du film germait dans l’esprit de ses créateurs, courant 1979, était signé le premier traité de paix entre un pays arabe (en l’occurrence l’Egypte) et l’État d’Israël…
Revenons, désormais, sur la manière dont Les Chariots de feu met en scène les exploits d’Abrahams et de Liddell, à travers une imagerie qui confine, là aussi, sinon à une vraie religiosité, au moins à une forme de mythologie. La plus célèbre image du film, proposée dès ses premiers instants, voit ces hommes tout de blanc vêtus courir au ralenti sur une plage, suggérant une nuée d’êtres fantastiques se mouvant au son de la musique épique de Vangelis. Glorification de l’esprit de groupe, décomposition de l’anatomie de ces corps en mouvement, dilatation du temps : cette première séquence annonce le programme formel du film, et chaque séquence sportive obéira à des principes similaires visant à s’extraire du réalisme pour exalter l’extraordinaire de l’instant qui nous est montré.
La victoire d’Abrahams au 100 mètres est symptomatique : la course nous est dans un premier temps proposée de façon quasi-objective, en plan très large et en temps réel (probablement même un peu accélérée). Puis une fois le résultat acté, sans jamais avoir cherché à créer un quelconque suspense, elle va être revue, un grand nombre de fois et avec force ralentis, comme s’il était déjà temps d’ériger le monument à sa mémoire. Le film semble en quelque sorte considérer que la victoire importe moins que sa postérité, et que celle-ci passe par l’inscription forte et durable dans l’œil collectif des images qui vont en demeurer. Ce faisant, Les Chariots de feu pose les jalons de ce qui va, à terme, s’imposer comme le standard de la captation audiovisuelle sportive (en particulier télévisuelle), qui ne vise pas tant à la restitution directe de l’action qu’à sa démultiplication spatio-temporelle, dans la pluralité des points de vue comme dans l’abrogation de sa temporalité propre.
Cette volonté « édifiante » ne se retrouve pas qu’à l’image, et il est souvent moins riche, lorsqu’un film s’inspire de faits réels, d’observer la fidélité de la reconstitution que d’interroger les raisons – voire les intentions – pour lesquelles certains faits ont été transformés. À cet égard, on ne saluera forcément que trop vite le soin avec lequel les Jeux Olympiques de Paris 1924 ont ici été restitués, des détails liés aux accessoires (la spatule pour creuser les blocs de départ) au respect de la programmation (3), pour plutôt se concentrer à l’identification des trahisons les plus signifiantes.
La première, qui intervient fort tôt dans le film, concerne la course contre la cloche dans la cour du Trinity College de Cambridge, alias « The Great Court Run », défi ancien que le film a largement contribué à re-populariser. Le fait est qu’Harold Abrahams n’a jamais accompli ce défi – pas plus qu’Andrew Lindsay, le Lord avec qui il la court, incarné avec un charme canaille par Nigel Havers et qui s’avère être un personnage fictionnel entièrement créé pour le film. Le premier à avoir accompli cet exploit fut, en 1927 – donc après les Jeux de Paris – Lord David Burghley, Marquis d’Exeter, futur médaillé d’or sur 400 m haies aux Jeux d’Amsterdam 1928, et qui mena après sa vie d’athlète une carrière d’homme politique très conservateur. C’est d’ailleurs pour cette dernière raison que David Puttnam, de son côté proche du parti travailliste, prit la décision de réécrire l’histoire : d’une part, pour alimenter (facticement) la légende d’Harold Abrahams, et d’autre part pour effacer (en partie) Lord Burghley des tablettes…
Puisque Lord Andrew Lindsay n’a de son côté jamais existé, la noblesse du geste consistant à laisser sa place à Eric Liddell pour le 400 mètres est également une invention. Mais cette décision ne se contente pas de résoudre la séquence décisive de la confrontation entre Liddell et les autorités britanniques (au passage, Liddell était un Écossais fier de l’être, et les autorités qui lui sont ici opposées sont essentiellement anglaises), elle opère comme une « intervention divine » permettant au courir d’accomplir son destin. Car dans la réalité, Eric Liddell n’a pas appris en se rendant aux Jeux que les qualifications du 100 mètres se tiendraient un dimanche : les dates de la programmation des Jeux étaient connues depuis de longs mois, raison pour laquelle Liddell n’a jamais été officiellement inscrit à l’épreuve. Il le fut, toutefois, sur une autre course…
En effet, il est question dans Les Chariots de feu, très furtivement, de l’épreuve olympique du 200 mètres, à travers la déception (donc la volonté de revanche qui le mènera à la victoire sur 100 m) d’Harold Abrahams, mais aussi via une coupure de presse annonçant « le triomphe pour les Etats-Unis ». Dans le film, la course est montée en parallèle avec une oraison d’Eric Liddell dans un église. Cette prêche n’eut évidemment jamais lieu, dans la mesure où Liddell courut le 200 mètres, et y obtint même la médaille de bronze. Mais dans le projet mythologique de la fiction, le fait de montrer Liddell courir (et ne pas remporter) une autre course aurait considérablement amoindri son aura…
On le voit donc, Les Chariots de feu s’accorde des libertés avec la liberté historique afin de mieux concrétiser son projet cinématographique, quelque part entre la « success story » à l’américaine et le « feel-good movie » à l’anglaise : un film comme Rocky, la décennie précédente, est passé par là pour témoigner à quel point le fait que le déroulé d’un film soit cousu de fil blanc n’affecte pas nécessairement la réception du public (en tout cas du public anglo-saxon), tant que l’écriture des personnages et la mise en forme sont à la hauteur. Les Chariots de feu est ainsi un film qui réserve finalement peu de surprises (son schéma narratif paraît même aujourd’hui bien éprouvé), mais qui parvient tout de même, par son allant, à impressionner la rétine, à faire frissonner, voire à émouvoir. Parmi les éléments contribuant à la réussite du projet, et outre la fluidité des grands mouvements de caméra de Hugh Hudson au sein des scènes de foule (à Cambridge, sur le bateau, lors de la réception…), mentionnons la qualité d’une interprétation qui associe de convaincants débutants (Ben Cross, Ian Charleson, Nigel Havers ou même - très furtivement - Kenneth Branagh) à des figures chevronnées du cinéma ou du théâtre britannique (John Gielgud, Lindsay Anderson, Nigel Davenport, Patrick Magee…). Entre les deux âges, Ian Holm emporte le morceau dans le rôle de l’entraîneur Mussabini : le plan qui le voit, de dos, à sa fenêtre, découvrir la levée de l’Union Jack en même temps que retentit l’hymne britannique est parmi les plus remarquables du film. Notons également, dans le registre « feel-good », que le film n’est pas dénué d’humour, en particulier justement à travers le personnage bourru de Mussabini. Dans un autre registre, le gag des « pieds de porc », au restaurant, est particulièrement efficace, pour la drôlerie de la situation autant que pour tout ce qu’elle induit vis-à-vis de la judéité d’Abrahams.
Si on évoque le « souffle épique » du film, il serait malvenu de ne pas insister sur le rôle, dans la postérité des Chariots de feu, tenu par la partition d’Evangelos Odysseas Papathanassiou (alias Vangelis), qui allait connaître, consécutivement à la sortie et à l’accueil du film, un succès considérable. Lors des Jeux Olympiques de Londres, en 2012, chaque cérémonie protocolaire s’accompagnait du fameux thème, comme pour signifier que, trente ans après sa sortie, cette musique était en quelque sorte devenue métonymique du triomphe olympique en lui-même (4).
Les Chariots de feu fut présenté, en Sélection Officielle, au Festival de Cannes 1981, au terme duquel Ian Holm reçut un Prix d’Interprétation dans un second rôle. L’accueil critique fut assez mitigé : du côté français, on reprocha au film sa prévisibilité, son chauvinisme latent (5) et l’omniprésence des aspects religieux. Côté anglo-saxon, au contraire, le film fut extrêmement bien reçu, et l’influent critique Roger Ebert réunit un certain nombre de ses collègues pour remettre un exceptionnel « Prix de la Critique Américaine » qui n’eut jamais de successeur. L’année suivante, le film fut le grand vainqueur de la cérémonie des Oscars, rejoignant la courte liste des lauréats non-américaines de l’Oscar du Meilleur Film. Plus récemment, et en deux occasions (alors qu’il était vice-président en 2008, puis après son élection en 2020), le président américain Joe Biden a fait référence au film comme l’un de ses préférés, exaltant « la marque du vrai héroïsme, celui où la célébrité et la gloire passent après les principes » (6). Ces marqueurs ne sont pas si anodins, et témoignent d’une différence assez fondamentale dans la manière dont les cultures française et anglo-saxonne appréhendent ce type de récit. Quitte à simplifier à outrance, disons que le voyage offert par ces Chariots de feu est vraiment moins emballant quand on se tient à distance et qu’on les regarde passer, que quand on accepte sans réserves de monter à bord !
(1) Il incarnait notamment l’attachant professeur d’histoire, Mr. Farthing, dans Kes (1969) de Ken Loach
(2) Le titre fait évidemment référence au Livre des Rois et à la montée aux cieux du prophète Elie, mais il est en réalité issu d’un poème de William Blake (And did those feet in Ancient Time), qui fut mis en musique en 1916 par Hubert Hastings Parry dans son morceau Jerusalem, devenu un air patriotique majeur dans la culture britannique, et qu’on entend dans le film lors des funérailles d’Harold Abrahams
(3) On devine furtivement, avant la finale du 100 mètres, la tenue simultanée de la finale du saut en longueur. Bien que le fait ne soit pas relaté dans le film, on sait désormais qu’Harold Abrahams, inscrit par l’équipe britannique sur les deux épreuves, avait envoyé un courrier à l’organisation des Jeux dans lequel, se faisant passer pour un athlète étranger, il signalait la situation de cet athlète anglais (en l’occurrence lui-même) qui ne pouvait décemment se démultiplier. Un moyen de mettre la pression à ses propres officiels, qui à la suite de cette dénonciation embarrassante, le désinscrivirent de l’épreuve de saut pour qu’il puisse se consacrer pleinement à l’épreuve du sprint, celle dont il rêvait. L'anecdote raconte aussi ce qu'était la détermination d'Harold Abrahams.
(4) On ne risque pas d’oublier, non plus, la manière dont le génial Rowan Atkinson a incrusté la séquence de course sur la plage lors de la Cérémonie d’Ouverture dirigée par Danny Boyle…
(5) Le Parti Conservateur de Margaret Thatcher, alors Premier Ministre, tenta de récupérer politiquement le succès du film, au grand dam de David Puttnam
(6) https://www.theguardian.com/film/2021/jan/22/chariots-of-fire-joe-biden-favourite-film