L'histoire
Un jour, Lea vient annoncer à la police que trois jeunes gens, dont son petit ami Luis, planifient un braquage contre une station-service. Selon elle, les armes sont factices, et le danger n’est pas grands de la part de ces trois gars « gentils ». Mais les trois jeunes hommes sont équipés d’armes bien réels, et le casse tourne au drame. Laissant quatre cadavres sur leur route, « Le Blond », « Gio » et Luis entament une course folle et meurtrière.
Analyse et critique
Les Féroces marque une rencontre cinématographique. Celle de Fernando Di Leo, auteur majeur du polar italien et scénariste expérimenté à l’écriture, et de Romolo Guerrieri, cinéaste méconnu mais souvent convainquant, qui signe ici sa quatrième incursion dans le genre. Di Leo pioche pour ce récit dans une source qu’il connait bien, l’œuvre de Giorgio Scerbanenco, et plus précisément le recueil de nouvelles Milan Calibre 9, qu’il avait déjà utilisé, entre autres, pour son chef d’œuvre éponyme. En s’appuyant sur deux nouvelles, In pineta si uccide meglio et Bravi ragazzi bang bang, il construit un récit singulier, centré autour de trois figures juvéniles embarquées dans une balade sauvage et meurtrière sans qu’ils ne soient, a priori, ni affilié à une cause politique, ni impliqués dans une association criminelle. La police, qui tente de les appréhender, ne contribue pour sa part jamais ou presque à cette déferlante de violence. Une posture très inhabituelle dans le genre qui place les forces de l’ordre en retrait de la situation, comme un relai du regard du spectateur.
Tout commence naïvement dans Les Féroces. Nous apprenons qu’un groupe de jeunes va braquer une station-service, mais cela ressemble plus à une blague qu’à autre chose. Lea, la petite amie de Luis, l’un des trois membres de la bande, en averti la police en minimisant la menace. Ce seraient des « gentils », équipés de jouets en plastique. Sa déclaration est confirmée par les images du générique, qui nous montre trois jeunes joyeux, peut-être un peu excessifs, mais qui ne sont en aucun cas filmés comme des menaces. Guerrieri poursuit d’ailleurs sur ce ton avec leur cheminement vers le casse, qui ressemble plus à une plaisanterie de gamins qu’à l’assaut d’un groupe de criminels implacables. Et puis tout bascule, et pour quelques lires, les trois jeunes gens abattent quatre personnes. Guerrieri a filmé quelques minutes l’insouciance de la jeunesse avant de nous montrer que, si elle peut être libre, elle peut également être dangereuse et armée, comme le rappelle le titre original du film. Di Leo et Guerrieri font de ce point le sujet principal de leur film : comment ceux qui devraient être l’incarnation de l’espoir d’un avenir meilleur peuvent sombrer dans la pire des violences, et préfigurer un futur sombre pour l’Italie.
Jamais le film n’explicite le passé des trois jeunes gens, Luis, le « blond » et « Gio ». Nous savons tout juste qu’ils viennent tout trois de milieu aisés, et que leurs parents passent certainement plus de temps à gagner leur vie qu’à les éduquer, comme le souligne le commissaire dans le sermon qu’il leur tient après l’affaire de la station-service, dans une scène qui est l'occasion d'une courte apparition de Venantino Venantini, qui réjouit toujours les amateurs du cinéma français. Di Leo et Guerrieri refusent d’expliquer la dérive de ces trois hommes par leurs parcours individuels qui, pour ce que l’on en voit, est tout de même plutôt favorable. C’est donc l’environnement qui va compter. Nous entendons le discours anarchiste qui entoure ces jeunes gens combinés à un sentiment d’impunité bien imputé par leur visite chez un ami, qui tourne à l’orgie malsaine. Nous voyons aussi, dans tous les extérieurs, la crise économique qui frappe l’Italie. Le miracle économique est loin, il n’y en a aucune trace, et la population est prête à se battre pour un billet lancé par Gio, alors que la voiture de la bande traverse un marché, après un nouveau casse. Il y a bien sur l’éducation, ou l’absence d’éducation des parents, déjà évoquée, comme du système. Nous n’entendons jamais parler des études que devraient vraisemblablement mener, à leur âge et avec leurs moyens, les personnages qui nous sont présentés. Le système éducatif est absent de l’écran, et donc inexistant. Il y a aussi, bien sûr, la présence partout du crime organisé, celui des adultes, comme ceux qui vendent des faux papiers et à qui s’en prendront également les trois jeunes, une facette comme une autre de la société qu’ils attaquent.
Jamais Guerrieri ne semble excuser ses personnages, dont il dénonce la violence aveugle dans des scènes d’actions marquantes jamais ludiques, toujours sèches, dures pour le spectateur. Mais il dénonce tout autant la société qui les a engendrés, dans un montage alterné entre des images de la société italienne et des trois hommes, notamment en début de films. Le blond, Gio et Luis deviennent finalement les trois visages d’une société intrinsèquement violente, et dont l’avenir - cette jeunesse - l’est profondément. Il y a d’une part le cerveau froid, le blond, celui qui commande la violence comme elle est commandée dans la société par les puissants, groupes d’influences politiques, économiques ou criminels. Il y a ensuite le fou, Gio, l’instrument de cette violence. Et enfin Luis, le suiveur, qui ne semble pas d’accord mais ne se rebelle pas face aux violences, même quand son amie Lea, embarquée par la bande contre son gré, est séparée de lui ou molestée. Il est le personnage que la caméra suit le plus, celui que le scénariste et le metteur en scène rapprochent le plus du spectateur. Luis, c’est la plus grande partie de la population, celle qui est en désaccord avec la situation mais ne la combat pas, et l’accompagne. On pourrait ajouter un quatrième comportement, celui de l’espoir, incarnée par Lea, qui se rebelle, et empêchera même un meurtre gratuit, ce qui fera dire au blond à l’intention de Luis : « la dernière fois que tu l’as baisée, tu lui as laissé tes couilles ». Si les personnages féminins ont rarement une existence importante dans le polar italien, étrangère au cercle infernal de la violence qu’ils décrivent, ici Di Leo et Guerrieri font incarné par une femme le seul espoir concret d’une opposition à une déchéance totale de la société.
Un rôle qui n’est bien évidemment pas tenu par la police, qui comme souvent dans le genre n’est pas une solution, mais qui ici ne participe pas non plus au processus. Dans Les Féroces, pas de vengeur qui va s’affranchir des règles pour ajouter sa violence à celle des criminels par lassitude de l’inaction des institutions. Ici, contrairement à l’expression consacrée dans de nombreux films, la police n’a pas les mains liées. Elle est perdue, ne sachant pas intercepter des jeunes dont le profil est inattendu pour eux, des enfants de familles aisées sans problème et sans antécédent. Un statut inhabituel qui appelait évidemment une figure de flic inhabituelle, justifiant l’excellent choix de Tomas Milian dans le rôle du commissaire, tiré à quatre épingles et loin de l’apparence de ses personnages de Er Monnezza ou de Cuchillo. L’acteur protée trouve ici un rôle plus proche de celui qu’il tient dans Bandits à Milan, film matrice du polar italien. Il incarne ici un flic sobre, portant parfois un avis réfléchi sur la situation comme lors de son discours aux parents des trois jeunes gens, mais surtout impuissant et dépassé, se demandant tout au long du film pourquoi nous en sommes arrivé là. Milian, vedette invitée sur l’insistance de Guerrieri mais finalement marquante, domine un casting de visages moins connus mais tous convaincants, dont émerge évidemment Eleonora Giorgi, figure incontournable du cinéma italien des années 70 et qui donne une force assez remarquable au personnages de Lea.
Romolo Guerrieri signe avec Les Féroces un polar intelligent et profond, qui ne cherche jamais à épater par ses scènes d’action et de violence mais plutôt à marquer profondément le spectateur, pour le faire regarder en face une situation terrible et un avenir peu radieux. En s’appuyant sur un remarquable scénario de Fernando Di Leo, il offre un film efficace et passionnant de bout en bout, qui s’inscrit parmi les meilleurs poliziotteschi.