L'histoire
Ils sont les adolescents résidant sur Elm Street : Nancy (Heather Langenkampf), Tina (Amanda Wyss), Glen (Johnny Depp) et quelques autres amis réalisent que, la nuit venue, le même homme griffu au visage brûlé (Robert Englund) vient les martyriser dans leurs rêves. Bien vite, c'est dans leur réalité qu'ils en portent les séquelles.
Analyse et critique
L’anecdote est connue des aficionados (le terme venant de la corrida on le préférera ici à « fans », quand bien même le genre en génère de coriaces) de Wes Craven : celui-ci, durant ses études de lettres, s’était exercé à consigner par écrit ses rêves, se réveillant au besoin pour les mémoriser, s’entraînant dès lors à agir consciemment sur leur déroulement. S’il y a une veine réaliste jusqu’au malaise chez Craven, il est un grand metteur en scène du subconscient, des visions de l’imaginaire, en particulier chez les adolescents et jeunes adultes, jusqu’à My Soul to Take, le moins estimé de ses plus beaux films. Deux autres éléments au moins sont à l’origine des autrement plus reconnues Griffes de la Nuit. Enfant, la vision nocturne d’un inconnu à sa fenêtre l’avait déraisonnablement effrayé. Enfin, des morts étranges avaient les années de vache maigre avant la production du film retenu son attention. « C’est durant cette traversée du désert qu’il se souvient d’une série d’articles publiée dans le Los Angeles Times à plusieurs mois d’intervalle dans les années 1970 et signalant la mort de trois hommes dans leur sommeil. Ce qui intrigue Craven dans cette affaire, outre le fait que le journal n’a jamais fait le rapprochement entre ces trois cas, c’est que les victimes ne se connaissent pas, ont de 19 à 57 ans, n’habitent pas dans la même région et n’ont rien en commun en dehors d’être des immigrés venus d’Asie du Sud-Est qui ont fui la guerre. Le journal raconte que chacun d’entre eux a vécu la même chose, à savoir faire un cauchemar épouvantable dont ils parlent à leurs familles, refuser d’aller se coucher de peur qu’il ne se répète, finir par s’endormir, et mourir dans leur sommeil en hurlant. Dans le cas le plus effrayant, les parents d’un jeune homme ont été réveillés en sursaut par ses cris, l’ont trouvé dans son lit en train de se débattre contre une présence invisible avant de rendre l’âme sous leurs yeux. À chaque fois, une autopsie est pratiquée. Elles concluent toutes à une mort naturelle, mais totalement inexplicable. Craven s’interroge : et si leur mort avait été causée par ces rêves ? Et si, en fait, ces victimes avaient partagé le même cauchemar ? C’est à partir de cette idée que Craven invente un boggeyman qui n’existe que dans les rêves de ses proies. » (1) Comme le rêve, le cinéma nous rend captifs.
À Elm Street, dans une suburb guère consciente d’à quel point elle est cossue, le monde du cauchemar, des terreurs juvéniles les plus viscérales, contamine un environnement dominé par le kitsch, les restes mercantiles d’une enfance consumériste (la direction artistique du film est particulièrement remarquable, contrastant le sens vestimentaire déjà très sûr de la jeune Nancy à un décorum où le mauvais goût guette à tous les coins de mur). Sans qu’il ait déjà opéré la cartoonisation qui s’accentuera de suite en suite de la franchise (en dépit de trois premières très recommandables et de la manière qu’aura Craven de remettre la terreur au milieu du village avec Freddy sort de la nuit), Krueger est déjà une sorte de joujou malfaisant ayant pris vie, de toon protéiforme détraqué. Le tueur d’enfants qui devait initialement être un pédophile incarne dans son propre dévergondage la corruption de l’innocence. Il émerge de ce monde aseptisé et contrefait pour opérer un retour du refoulé, consacrer paradoxalement un violent effet de réel dans ce territoire de la facticité petite-bourgeoise. Langue frétillante à l'extrémité du combiné, main émergeant d'un bain mousseux, c’est la pulsion qu’il consacre, ce que la libido a de plus débordante, compliquée, potentiellement dégradante, étouffante même, au moment de la puberté. C’est un chef-d’œuvre toujours aussi brûlant, infernal, alliant la précision de Carpenter à la fantaisie noirâtre de Buñuel (comme si Halloween avait rencontré L’Ange Exterminateur), une borne du cinéma fantastique des années 80, ayant à elle seule sauvé New Line Cinema et dont la liste de cinéastes remerciés établit une digne parenté : Sean Cunningham, Sam Raimi, Jack Sholder… Le film, de par sa sophistication formelle, l’excellence de son déroulé, ne peut pourtant que la toiser malgré lui. La manière dont on ne cesse d’y assister impuissant à la mort d’autrui (parce qu’elle se fait en soi, dans un délire inaccessible) porte son angoisse sur un plan métaphysique, existentiel, très singulier. Il y a là la mélancolie de qui se retrouve seul avec ses visions, ses envahissements de pensée, ses états hypnagogiques. Il est rare que le cinéma commercial (et qui s’avère faire commercialement mouche) puisse se permettre d’être aussi sensoriellement personnel, intimiste à bien des égards.
Avec son fedora, son atroce tricot à rayures rouges-vertes, sa main gantée et son visage de grand brûlé, Fred Krueger tient dès sa première apparition de l’icône, de la légende (sciemment concoctée) de l’écran. Même le récit de ses origines par Tobe Hooper, dans le pilote de l’opportuniste série télé servant à traire jusqu’à la dernière goutte la vache à lait, ne saurait écorner son aura. C’est que le grotesque est inscrit dans l’ADN du personnage, de sa caractérisation, qu’il le rend d’autant plus menaçant, comme dans ces rêves anxieux dont le ridicule ne fait que redoubler la tension psychique. Charge sexuelle bien entendu, face à ses beaux jeunes premiers tous frais (seul Johnny Depp éclatera vraiment à l’écran), mais de classe également : Fred Krueger est ce prolo que les parents middle-bien-middle class, eux dont les parents avaient peut-être charbonné de leurs mains, dans un contrat social initial, ont jeté à la chaudière pour rétablir l’ordre et obtenir vengeance. C’est sur son sacrifice que se construit Elm Street, rue qu’il ne peut que revenir hanter, en filant mauvaise conscience aux rejetons d’un système inique dont ils héritent les avantages, le confort, la frivolité revendiquée. Né en 39, Craven est de ceux qui ont vu de leurs yeux les derniers restes de la Dépression, alors que ses conséquences directes les ont épargnés. La figure du pauvre n’aurait pu être pour lui qu’un mauvais rêve… appelée à gagner de plus en plus de consistance réelle au fur et à mesure de l’effritement des Trente Glorieuses. C’est aussi ce qui aide à bien vieillir (des brûlures en lieu et place de rides) ce film dévorant de l’intérieur l’entre-soi complaisant des eighties, sadisant sa jeunesse tout juste dorée.
Le méritait-elle ? Elle paye ici pour les fautes des parents : père absent, distrait par un travail qu’il effectue pourtant sur place, mère franchement portée sur la bouteille… Au sujet de celle d’un garçon en fuite, on fait remarquer qu’elle est elle-même à Vegas avec son nouveau compagnon. Il y a une sorte d’ineptie, d’irresponsabilité généralisée (jusque dans l’esprit de sérieux du patriarche) de la génération adulte, qui n’a trouvé pour occuper sa progéniture que le fait de lui jeter à la figure tous les produits qu’elle pouvait lui offrir pour elle-même s’acheter la paix. De ces distractions constantes résultent l’impossibilité pour les adolescents de s’unir (de rester concentrés, éveillés) face au mal qui les guette quand ils baissent la garde. Bien sûr, rayon constat, ou déploration, le serpent se mord la queue : Freddy est appelé à lui-même devenir un produit dérivé (c’est le sujet du retour futur de Craven à la franchise). Tel le petit Macaulay Culkin devant lui-même s’occuper des visiteurs indésirables, Nancy s’informe elle-même sur la fabrication de booty traps. On n’est jamais mieux servie que par soi-même, surtout quand il est si peu efficace de hurler face au voisinage. Merveilleuse sagesse adolescente que charrie le film : il est triste d’être incompris, mais il est beau, aussi, d’avoir sa vie intérieure, que les adultes ne sauront pas voler ou coopter. Certainement les adolescents terrifiés séquestrés dans la voiture rayée rouge-verte du final (en un écho fiévreux à l’hallucination finale de Carrie) vont-ils vers une mort effroyable, ils sont encore en chemin – a contrario de la mère insouciante emportée dans la petite fenêtre inscrite dans la porte de son foyer. Personne n’a vraiment une chance de s’en sortir, mais certains ont encore un peu de temps devant eux, aussi infime soit-il. Rarement, sinon chez Val Lewton, le cinéma d’horreur aura-t-il été si proche de l’élégie pour un temps révolu. Sentiment étrange que d'éprouver la nostalgie de ses propres effrois.
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Les Griffes de la nuit
Coffret 4K ULTRA HD/BLu-RAY
sortie le 6 novembre 2024
édition New Line